Chronique du jour : A fonds perdus
«L’État carcéral»
Par Ammar Belhimer
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Les
Etats-Unis qui ne regroupent que 5% de la population du globe
enregistrent 25% de ses détenus, alors que dans certains de leurs Etats,
les dépenses pour l‘internement des enfants sont supérieures à celles
effectuées pour leur éducation.
Elizabeth Hinton, professeure adjointe d'histoire et d'études africaines
et afro-américaines à l'Université de Harvard, auteure de De la guerre
contre la pauvreté à la guerre sur le crime, paru chez Harvard
University Press en 2016, revient dans Dissent Magazine sur une réalité
amère de l’ordre néolibéral : «l’Etat carcéral»(*).
Au sens formel, elle y rassemble tous les acteurs de la justice pénale :
«Les agents d'application de la loi qui vont de la police veillant au
maintien de l’ordre dans les rues aux maréchaux de la cour, avocats, le
service de probation et de libération conditionnelle et, bien sûr, les
responsables correctionnels.»
Empruntant à Foucault l’idée qu’il se fait du carcéral, elle évoque «un
continuum carcéral», «un réseau carcéral» de supervision et de
surveillance. Une réalité qu’elle estime indissociable de l’histoire
politique globale des Etats-Unis, plus particulièrement des «nombreuses
communautés à faible revenu». Sous ce prisme, «les forces de police sont
avant tout la représentation de l'Etat dans la vie des pauvres gens de
couleur».
Plus largement, «l’Etat carcéral» est un concept qui va toujours comme
un gant à l’Etat américain actuel : «Les Etats-Unis sont le plus grand
incarcérateur dans le monde. Nous sommes 5% de la population mondiale,
mais nous détenons 25% des prisonniers du monde, et le taux
d'incarcération des hommes noirs est supérieur à celui de toute la
Russie. Il est hors de contrôle. Notre système carcéral est pas
uniquement inhumain.»
Cette réalité, bien amère, remonte à loin : «La vitesse à laquelle nous
punissons est enracinée dans l'héritage de l'esclavage aux Etats-Unis et
dans les Caraïbes.»
La répression carcérale est, par ailleurs, bien ancrée ; c’est une
«guerre perpétuelle» qui associe sans l’ombre d’une dissonance
démocrates et républicains.
Elizabeth Hinton disculpe ici l'administration Reagan à laquelle la
répression est habituellement associée pour la faire remonter à l'époque
des droits civiques avec Lyndon Johnson. Ce dernier avait rallié la
thèse des scientifiques sociaux les plus racistes, comme Daniel Patrick
Moynihan «qui soutient que la pauvreté noire est “une pathologie
culturelle”, le produit des modèles de comportement et non la résultante
de conditions socio-économiques inhumaines».
«Johnson lance la guerre sur la criminalité dans le cadre de sa Grande
Société, en tant que complément à la guerre contre la pauvreté. Il voit
ces interventions comme des réponses à un même problème.»
Ces interventions associent la carotte et le bâton : «Johnson initie des
programmes d'égalité des chances, de formation professionnelle», tout en
positionnant des policiers dans les rues pour réprimer «les symptômes de
la pauvreté qui se manifestent par le crime».
Hinton qui a, par ailleurs, visité les fichiers centraux de la Maison
Blanche de toutes les administrations depuis Kennedy décrit Reagan et
Nixon comme étant «très idéologiques».
«En 1970, Nixon commande au procureur général John Mitchell
l’élaboration d’un plan directeur à long terme, dix ans, pour les
services correctionnels américains. Nixon s’engage à dépenser 500
millions de dollars pour revitaliser le système fédéral et en faire un
modèle pour les Etats. La Commission commence à faire des projections de
la population carcérale en fonction de ce que représentera la population
des jeunes Noirs, la construction des prisons étant prévue en
conséquence.»
La population carcérale qui était légèrement supérieure à 200 000 en
1970 passera à environ un demi-million en 1980.
L’incarcération a prévalu sur le traitement du chômage, puisque à partir
de 1970, le gouvernement fédéral commence à accorder aux Etats 75% de
réduction pour la construction de prisons.
Une sorte de «présomption de culpabilité» à l’endroit de la communauté
noire s’installe au milieu des années soixante-dix. Plus grave encore,
la stratégie de la guerre contre le crime reposait sur la conviction
qu’il convenait de mettre en prison les auteurs de petits délits avant
qu’ils n’aillent plus loin et ne commettent de crimes.
Parallèlement, on sollicite les communautés pour la «plus grande
participation possible» dans la guerre contre la pauvreté, une idée de
l'Economic Opportunity Act qui soutient que les communautés sont plus à
même de répondre à leurs propres problèmes que les décideurs politiques
et que les subventions devraient être orientées directement vers des
organisations locales.
L'Economic Opportunity Act ne fera cependant pas long feu car les Etats
et les responsables locaux soutenaient qu’il accordait trop de pouvoirs
à des communautés marginalisées. Prenant prétexte du soulèvement de
Watts en août 1965, de nombreux décideurs font valoir que la guerre
contre la pauvreté par cette voie ne fonctionnait pas.
Il s’ensuit une «incarcération de masse (qui) ne peut pas être réduite à
une prolongation d'un régime racial, mais rattachée à quelque chose
d’historiquement distinct en ce qu'elle implique la criminalisation de
l'espace urbain et la criminalisation des programmes de protection
sociale, qui est très spécifique de la fin du XXe siècle et de
l'administration Johnson».
Si vous écriviez un chapitre de cette histoire jusqu'à 2016, quels en
seraient les principaux thèmes, a-t-il été demandé à Elizabeth Hinton ?
A ses yeux, l’incarcération de masse est profondément impliquée dans les
économies informelles qui envahissent les rues de nombreuses villes
américaines ; de même qu’elle résulte de l’action des agents
correctionnels et des forces de l’ordre.
L'incarcération est, par ailleurs, devenue une source d’évasion fiscale
pour les Etats, comme la Californie et la Géorgie, qui dépensent plus
d'argent à financer l'incarcération des enfants que leur éducation.
A. B.
(*) The Origins of the Carceral State, entretien avec Timothy Shenk,
Dissent Magazine, 30 août 2016.
https://www.dissentmagazine.org/blog/booked-origins-carceral-state-elizabeth-hinton
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