Chronique du jour : LES CHOSES DE LA VIE
Kaddour ou la vie d’un bienheureux


Par Maâmar FARAH
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Comment raconter, en quelques mots, ces années lumière traversées par le météore Kaddour ? Comment calmer l’ardeur des passions qui se bousculent aux portes des souvenirs, pour en tirer quelques images parmi les plus typiques de cette existence vouée à la mer et à l’amitié ! Mon Dieu, déjà les souvenirs ! Là-bas, tourné vers le mur, Tayeb, l’ami fidèle, cache ses larmes au moment où le cri aigu et désespéré de la sœur accompagne le corps jusqu’à la porte, brisant le silence de cette paisible rue du Koudiat, quartier mythique de la ville de Constantine… Et, tout près de moi, Saïd pleure en silence. Les autres amis aussi… et s’ils cachent leurs émotions derrière de grosses lunettes de soleil, l’expression fermée de leurs visages montre qu’ils sont extrêmement peinés par la perte cruelle de Kaddour dont on achemine le corps vers la mosquée toute proche, à deux pas du monument de la Pyramide. Le cimetière est également tout près. Aucune difficulté à marcher dans les rues mitoyennes du domicile mortuaire. Rien, la difficulté n’a jamais existé avec Kaddour. Dans la vie et, aussi, dans la mort… Trois jours avant sa disparition, je lui rendais visite à l’hôpital central de Constantine. Admis au service Samu, il avait terriblement maigri mais demeurait égal à lui-même, avec le même mental de fer qu’on lui connaissait. Il s’était calé au milieu du lit, me montrant la grosse poche remplie d’un produit blanchâtre qui l’alimentait : «C’est ma bouffe !» Des quotidiens traînaient sur la table de nuit. C’était son lien avec le monde dans ces moments de terrible isolement au cœur de la maladie qui allait l’emporter. Son mobile était posé à côté de lui et il répondait à tous les appels. Il me demanda des nouvelles de tous les amis, de la famille et me parla, encore et encore, de ce couscous et du «h’mis» (salade de piments, oignons et tomates grillés et accompagnés d’huile d’olive) qu’il avait dégustés chez moi. «C’est resté incrusté ici !» ajouta-t-il en se frottant le front avec l’index, manière de dire que ce moment de partage et de plaisir gastronomique restera vivace dans sa mémoire. Saïd, qui m’accompagnait, le taquina, lui disait qu’il allait sortir bientôt. Je lui promis un couscous bien meilleur encore et une salade plus succulente… Pourtant, au fond de nous-mêmes, nous savions que ses jours étaient comptés ! Il parlait, blaguait, évoquait des souvenirs qui défilent aujourd’hui devant mes yeux alourdis et voilés par les larmes. Je savais, nous savions, que la mauvaise nouvelle n’allait pas tarder à venir, pour nous plonger dans cette infinie tristesse qui marque la disparition des gens les plus gais, ces troubadours de la vie qui sèment le bonheur et l’amitié au gré des rencontres. Vendredi soir, je l’appelais. Il parlait difficilement… A quelques heures de sa mort, au moment où n’importe qui se serait détourné du téléphone, il me répondit, d’une voix étouffée et déjà lointaine, comme une voix d’outre-tombe : «Mon frère, je ne peux pas parler. Je t’appellerai demain.» Vendredi, le téléphone de Kaddour sonna mais c’était son frère, sanglotant, qui était au bout du fil… J’avais connu Kaddour un soir d’été quand, sur la route de la Corniche, les échappées ponctuées de délicieuses haltes, nous mettaient en contact avec une pléiade d’Algériens debout, fiers de leur algérianité, et dont le nombre diminue malheureusement au fil des années, à tel point que l’on se demande où ils sont passés ! Dans ce no man’s land de la médiocrité et de l’obscurantisme que sont devenues nos villes, on ne rencontre plus ces personnes «normales » qui faisaient tourner le grand manège de la vie, poussé par le vent de l’amour et de la tolérance. Kadour, les cheveux en bataille, une petite paire de lunettes sur le nez ; costumé, cravaté, entamait un vieil air du malouf constantinois. Les années 90, avec toute leur horreur, gardait intact ce puissant catalyseur qui semble avoir quitté nos terres : l’espoir. On savait que la lutte serait longue, ardue et qu’un nombre important de camarades et de patriotes allaient tomber mais, au fond de nous-mêmes, nous ne doutions pas que la victoire de la République serait la seule issue de la bataille. On se disait qu’on allait mieux vivre… C’est-à-dire vivre dans la modernité, dans notre siècle ; vivre en tant qu’Algériens car la lutte concernait aussi notre manière de penser, de nous habiller, de nous alimenter, nos habitudes, nos us et coutumes. Kaddour ne tenait pas de grands discours, mais sa manière de vivre, de multiplier les contacts entre les progressistes, les intellectuels de toutes les tendances et de toutes les régions, participait de cette quête d’union et de fraternelles rencontres vouées aux plaisirs de la table et aux débats. Je l’avais donc rencontré près de la mer qui était toute sa vie. Dès qu’il quittait Annaba pour sa Constantine natale, un sentiment de tristesse l’étouffait parce qu’il lui semblait que vivre loin de la mer était synonyme de mort. Il aimait aussi Skikda où l’attendaient des amis fidèles pour des virées inoubliables vers les mêmes rivages bleus ; ou encore Béjaïa et ses magnifiques plages… Kaddour chantait et sa voix montait dans la nuit tranquille de Toche particulièrement étoilée ce soir-là. Il était devenu mon ami, mon frère à jamais, parce que, cette nuit, une étoile avait scellé notre pacte ! A la mort, à la vie ! «Ila El Fana !», comme il se plaisait à répéter en arpentant le sable fin de la plage lorsque nous allions de la rive gauche à la rive droite dans un interminable ballet qui nous menait vers de nouvelles rencontres, de nouveaux visages éclairés par la lumière de l’amour et du partage, de nouveaux poèmes, de nouvelles fêtes… Kaddour chantait et la mer semblait heureuse ! Je me demande d’ailleurs si cette mer, particulièrement triste aujourd’hui, trouvera un jour pareil compagnon, un amoureux aussi fidèle, aussi affectueux… Kaddour était un artiste de la vie. Célibataire jusqu’à sa mort, il a traîné sa joie de vivre au cœur des réunions amicales qu’il avait le don de provoquer à partir d’un rien. Soldat de l’amour, il abhorrait la haine et les gens venimeux et s’il lui arrivait de s’emporter contre les hypocrisies qui jalonnent notre quotidien, il s’empressait aussitôt d’effacer les malentendus en abattant son atout : la grande magnanimité de son cœur vagabond… Il a vécu pleinement une vie qui n’a jamais été empestée par l’odeur de l’argent, ni empoisonnée par le sordide climat des affaires. Petit retraité, il avait de l’allant et une forte présence qui trompaient souvent ceux qui le rencontraient pour la première fois : l’habit faisant le moine, on le prenait pour un grand responsable. Lui s’en foutait des promotions et des protocoles. Fonctionnaire à la préfecture de Constantine après l’indépendance, il aurait pu terminer très fort s’il avait pris la peine de grimper les échelons de l’administration. Mais il avait autre chose à faire qu’à courber l’échine pour gagner les nominations ! Adieu Kaddour ! Tu n’avais pas d’enfants mais tu laisses beaucoup d’orphelins : ces chômeurs, ces femmes de ménage, ces serveurs et serveuses, ces gardiens de parking, que tu aidais et que tu menais toi-même aux différents services hospitaliers de Constantine et d’Annaba où tu sollicitais tes dizaines d’amis professeurs et spécialistes qui ne te refusaient jamais rien. De son lit de mort et un jour avant le grand départ, il appela l’un de nos amis chefs de service dans une clinique spécialisée de Constantine qui pensa qu’il le sollicitait pour lui-même. Non, tout en luttant avec la mort, il appelait pour un pauvre malheureux perdu dans des dédales de la santé publique… Ainsi était notre ami Kaddour ! J’irai à la mer que tu aimais tant pour y larguer une rose qui te dira, dans ce monde plus juste où tu es, que la vie n’aura plus le même goût et que la plage sera triste sans ton sourire. Le plus dur est que ta bonhommie n’habillera plus les midis somnolants de cet étrange automne aux couleurs d’un interminable été indien. Un long moment d’immense chagrin !
M. F.





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