Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Profession : «livreur de pizza»


Par Ammar Belhimer
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Le capitalisme créerait des emplois fictifs juste pour le plaisir de nous voir travailler. Telle est la conclusion d’une réflexion fort intéressante sur le travail dans le contexte actuel du capital financier(*) signée de David Graeber, professeur d'anthropologie à la London School of Economics dont nous avons présenté ici son ouvrage de référence sur l’histoire de la dette. Keynes dont les convictions sont étroitement associées aux travaux de Schumpeter sur le rôle de l’innovation dans la reproduction élargie du capital prédisait, dès 1930, que la technologie aura suffisamment avancé à la fin du siècle écoulé que des pays comme la Grande- Bretagne ou les Etats-Unis atteindraient une semaine de travail de 15 heures. Contre toute logique, les prouesses technologiques sont toutefois phagocytées par la quête de nouvelles façons de nous faire travailler plus : «Des pans entiers du monde du travail, notamment en Europe et en Amérique du Nord, passent leur vie professionnelle à accomplir des tâches dont ils réalisent au plus profond d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas vraiment besoin d’effectuer.» Graeber relève le profond préjudice moral et spirituel qui en résulte et le silence général observé devant un tel désastre. Le rêve de Keynes ne s’est pas réalisé en raison de notre propension massive à consommer : «Entre moins d'heures de travail ou plus de jouets et de plaisirs, nous avons collectivement fait le second choix.» Dans «l’infinie variété des nouveaux emplois et industries créés depuis les années 1920, très peu sont étrangers à la production et à la distribution de Sushi, IPhones, ou baskets de fantaisie». Entre le début et la fin du siècle écoulé, le profil de l’emploi s’est totalement transformé : «Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs employés dans l'industrie et le secteur agricole s’est effondré de façon spectaculaire. Dans le même temps, les métiers de gestion, de bureau, des ventes et des services ont triplé, passant d’un quart à trois quarts de l'emploi total.» Parallèlement au processus de création de nouvelles industries, comme les services ou le télémarketing financiers, et à l'expansion sans précédent de nouveaux profils de formation comme le droit des sociétés, l'administration scolaire et de la santé, les ressources humaines et les relations publiques, il s’est formé toute une «armée des industries auxiliaires» que Graeber propose d'appeler «emplois de conneries», à l’image des livreurs de pizza à domicile. Il croit aussi déceler une sorte de plaisir sadique à créer des emplois «juste pour le plaisir de nous regarder tous travailler». C’est là que réside précisément le mystère du capitalisme actuel, avec des entreprises à but lucratif qui déboursent de l'argent pour payer des travailleurs dont elles n’ont – d’une certaine façon – pas vraiment besoin. Pourquoi alors s’entêter à rallonger le temps de travail et à le sous-payer ? «La réponse est clairement non économique : elle est morale et politique. La classe dirigeante a compris qu'une population heureuse et productive avec du temps libre est un danger mortel». L’enfer qui en résulte est celui «d'individus qui passent la majeure partie de leur temps de travail sur une tâche qu'ils n'aiment pas et pour l’exécution de laquelle ils ne sont pas particulièrement bons». L’auteur de la réflexion s’attend à ce que des voix critiques viennent contester son point de vue sur la définition même des dépenses sociales inutiles tant il est vrai qu’il ne peut y avoir aucun paramètre de mesure objective de la valeur sociale. «Il n'y a pas longtemps, je suis rentré en contact avec un ami d'école que je n'avais pas revu depuis l’âge de 12 ans. Je suis étonné de découvrir que dans l'intervalle, il était devenu d'abord un poète, membre d’un groupe de rock indien. (…) Il était évidemment brillant, innovant et son travail a incontestablement illuminé et amélioré la vie des gens partout dans le monde. Pourtant, après quelques albums infructueux, il avait perdu son contrat et, en proie à des dettes et à la charge d’une fille nouveau-née, il a fini, comme il dit, par «prendre le choix par défaut d’une direction moins populaire… l’école du droit». Aujourd’hui, il est avocat d'affaires travaillant dans une entreprise de premier ordre à New York. Il était le premier à admettre que son travail était totalement dénué de sens». «Il y a beaucoup de questions qu'on pourrait poser ici au sujet de notre société qui semble générer une demande extrêmement limitée de poètes-musiciens de talent, mais une demande apparemment infinie pour les spécialistes du droit des sociétés. Réponse : si 1% de la population contrôle l’essentiel de la richesse disponible, ce que nous appelons «le marché» reflète ce que ce 1%, et non quelqu’un d’autre, pense utile ou important. Nombre d’activités sont ainsi inutiles mais il ne viendra pas à l’idée de leurs exécutants de le dire, ce qui crée en eux «un sentiment de rage profonde et de ressentiment». Pendant ce temps, les travailleurs productifs réels sont sans cesse pressés et exploités. «Le reste est divisé entre une strate terrorisée de chômeurs universellement vilipendés et une strate plus grande de gens essentiellement payés à ne rien faire, dans des positions destinées à faire identifier les perspectives et les sensibilités de la classe dirigeante (gestionnaires, administrateurs, etc.) – et en particulier ses avatars financiers – mais, en même temps, à favoriser un ressentiment frémissant contre quiconque accomplit un travail à valeur sociale claire et indéniable.» Là réside «la seule explication de la raison pour laquelle, en dépit de nos capacités technologiques, nous ne faisons toujours pas trois à quatre heures de travail seulement.»
A. B.
(*) David Graeber, On the phenomenon of bullshit jobs, http://strikemag. org/bullshit-jobs/





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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2016/10/18/article.php?sid=203503&cid=8