Culture : Lalla Zouleikha Oudaï, la mère des résistants de Kamel Bouchama
Pour dénoncer l’oubli, l’altération et l’imposture


Par le Dr Yacine Ould-Moussa(*)
«Et chaque fois que des hommes et des femmes redressent l’échine, ils peuvent aller où ils veulent, car personne ne peut monter sur votre dos tant que vous vous tenez droits.»
(Martin Luther King)
Kamel Bouchama, l’auteur fécond et généreux, ne nous surprend plus, puisqu’il avance toujours et nous présente assidûment ses meilleures productions. Ainsi, en cette moitié du deuxième semestre de l’année en cours, il sonne à notre porte avec deux importantes livraisons qui traduisent, s’il en faut, son engagement et sa détermination à ne pas s’arrêter d’écrire, comme s’il voulait rattraper ce temps qu’il considère l’avoir perdu dans «l’immoral et indécent champ politique au vu des résultats que nous vivons actuellement, selon ses propres expressions. Deux livraisons dans le domaine de l’Histoire, après son ouvrage, publié au cours de cette année, sur le mouvement ouvrier et syndical de 1884 à 1962. Aujourd’hui, c’est Lalla Zouleikha Oudaï, la mère des résistants(1) et le Mouloudia de Cherchell, école de patriotisme, creuset de martyrs qui viennent en priorité dans son calendrier.
Et là, d’aucuns parmi ceux qui ne connaissent pas cet auteur atypique, et plus prolifique que jamais, se demandent pourquoi deux ouvrages en même temps, et racontant deux thèmes pratiquement semblables, qui ont trait à la Révolution, dans Cherchell, sa ville natale, l’un concernant une moudjahida, l’autre une équipe de football. C’est pour cela, qu’à notre tour, nous lui avons posé la même question qui nous taraudait également. Sa réponse aussi claire que simple nous a été donnée sur-le-champ, sans hésitation, sans fioritures, avec cette dose de fierté et de conviction qui émane du politique qu’il fut et qu’il demeure, même s’il essaye de tempérer ses ardeurs dans ce domaine en s’abandonnant à l’écriture...
En effet, sa réponse est claire. Il s’agit de Cherchell d’abord qui — nous affirme-t-il — a beaucoup donné à la révolution de Novembre, et bien avant, du temps du mouvement nationaliste où de célèbres figures ont émergé en tant que précurseurs de la glorieuse lutte armée qui nous a permis de reconquérir notre souveraineté nationale.
Il s’agit ensuite, comme annoncé précédemment, de deux grands événements qui doivent être connus par la jeunesse de notre pays, cette jeunesse qui a besoin d’avoir des repères afin qu’elle puisse se ressourcer dans l’humus de ses grands-parents, les patriotes et combattants de la liberté. Et là, nous explique l’auteur, sans faux-fuyants, sans gêne, de même que sans complexe, qu’il était de son devoir de mettre en relief ces deux événements qui méritent d’être sus par les jeunes et les moins jeunes.
Il s’agit d’une moudjahida qui, de par sa personnalité, représentait un grand événement à elle seule. Cette combattante de la liberté, devenue le symbole du sacrifice, ne faisait pas dans la dentelle avec les forces de l’armée coloniales car, celle-ci, à l’image de Malika Gaïd, Meriem Bouattoura ou, avant ces deux moudjahidate, Fatma-Zohra Reggui, la martyre guelmoise du 17 mai 1945, est entrée dans l’Histoire par la grande porte. L’autre événement, un grand et unique dans les annales du sport dans notre pays, se résume à une équipe de football qui a été complètement décimée après que ses joueurs aient pris le chemin du maquis pour combattre l’oppression et l’avilissement du peuple algérien.
N’est-ce pas là de bons sujets qui méritent d’être connus, bien connus, parce qu’ils reflètent cette véritable colère doublée d’indignation de patriotes face à ceux qui s’arrogeaient le droit de soumettre notre peuple à leur dictature ? Oui, deux bons sujets qui expriment, par une terrible sentence — celle de la lutte armée qui a été menée avec audace, abnégation et dévouement — la mise en pratique de leur «réquisitoire» virulent contre la colonisation. Pour cela, et pour être concrets et utiles dans notre démarche, afin que les jeunes puissent s’imprégner de toutes les informations concernant la participation de leurs aïeuls à la libération de notre pays, penchons-nous, dans ce qui va suivre, sur l’ouvrage de l’auteur Kamel Bouchama qui en dit long sur la volonté, le sérieux et la mobilisation qu’a nécessité ce projet d’indépendance.
Là, on sent, en parcourant minutieusement son ouvrage sur Lalla Zouleikha Oudaï, la mère des résistants, que l’auteur veut absolument nous communiquer un message fort de sens et de portée, à travers lequel il use de toutes les ressources de l’éloquence pour dénoncer l’oubli, l’altération et l’imposture qui ont accompagné les acteurs de notre Révolution et leurs différents actes de vaillance. L’imposture, ce dernier terme, revient obstinément chez lui, pour dire clairement que certaines sœurs moudjahidate, disons plusieurs — comme leurs frères moudjahidine — n’ont pas eu ce qu’elles devaient avoir en termes de gratitude, au regard de ce qu’ont bénéficié d’autres, aux «gloires surfaites et, pis encore, imaginaires…».
Pourtant, ces oubliées ou purement «évincées» devaient être portées au pinacle de la reconnaissance, du respect et, pourquoi pas, de l’admiration, pour ce qu’elles ont donné à leur patrie et, avant tout, leurs vies..., pour la plupart d’entre elles. En tout cas, notre pays aurait dû les célébrer autrement et fortement au lieu de mettre son poids, tout son poids, sur quelques figures – emblématiques certainement – mais qui ne sont pas toute la révolution, ni même toute l’Algérie.
Lalla Zouleikha, quant à elle, une brave, que l’on peut comparer, à juste titre, à Lalla Fatma n’Soumer, pour ses actions déterminantes dans l’organisation du FLN et au maquis, dans les rangs de l’ALN, a laissé une réelle épopée, pas comme celles que l’on raconte dans les principaux textes de la littérature mythologique mésopotamienne ou gréco-romaine. Lalla Zouleikha Oudaï – que les jeunes le sachent – a laissé une épopée réelle et glorieuse, en effet, qui a traduit, tout au long de son combat, sa détermination et son courage face au colonialisme français.
Du courage ? Peut-on nous poser une telle question..., quand nous savons que l’héroïne de l’auteur, en réalité l’icône de notre pays, en avait à revendre, assurément ? Même capturée et attachée à un half-track, elle interpellait d’une voix ferme les pauvres citoyens des douars environnants qui ont été regroupés par l’armée coloniale pour assister au spectacle de présentation de cette «superbe proie qui venait d’être saisie».
Elle les interpellait après avoir craché au visage du capitaine qui dirigeait cette sauvage opération, en leur lançant en ces termes :
- «Mes frères, soyez témoins de la faiblesse de l’armée coloniale qui lance ses soldats armés jusqu’aux dents contre une femme. Ne vous affolez pas ! N’écoutez pas ces soudards qui sont là pour vous dominer ! Continuez votre combat jusqu’au jour où flottera notre drapeau national sur toutes les places de nos villes et villages et sur les frontons de leurs mairies et leurs écoles. Montez au maquis ! Libérez le pays ! Tahya El Djazaïr… Tahya El Djazaaaaïr !»
Oui, c’est cela le courage ! Et voici une autre réplique de Lalla Zouleikha qui n’a jamais essayé, par une quelconque feinte, de tirer son épingle du jeu ou sauver sa tête de l’échafaud. Ainsi, le jour de son exécution, elle lançait à ses bourreaux, alors qu’elle était menottée et torturée dans des conditions inhumaines :
- «Vous ne me faites pas peur ! Et d’abord, je ne suis pas une criminelle ! Les criminels, c’est vous ! Vous qui avez pris notre pays en otage, vous qui avez occulté notre Histoire, vous qui ignorez notre géographie et nos ancêtres, vous qui êtes en train de nous écraser aujourd’hui… Pour cela, je ne vous dirai rien du tout, car je sais à quoi je suis destinée… Vous allez me tuer, parce que vous êtes des sauvages et ainsi, pourquoi voulez-vous que je réponde à vos questions…, et que je donne les noms de mes compagnons? Non ! Je continuerai à vous cracher, en pleine figure ce que je pense de vous, de votre armée d’assassins, de vos méthodes de dissuasion, de vos intimidations ! En tout cas, cognez, faites-vous ce plaisir de me faire mal…, je serai pour vous, demain et toujours, l’œil de Caïn !»
Cependant, de cette épopée au «féminin», il ne reste que quelques bribes insignifiantes dans la mémoire des générations et des sociétés, sinon aucune. Conséquence, la femme est restée donc une orpheline de l’Histoire, la grande absente dans l’histoire, de l’Histoire, écrira Amar Belkhodja, en préfaçant cet ouvrage qui sort un peu de l’ordinaire. Ainsi, la plume au clair, dira-t-il encore, Kamel Bouchama a résolu de s’engager pour combler une partie de ce déficit qui désavantage la femme. Il est parti sur les traces de celle qui se trouvait loin d’échapper à son destin, parce qu’elle aura vécu dans un milieu familial qui déployait une activité intense dans le mouvement nationaliste.
Le destin d’«une moudjahida au tempérament de feu», selon le mot de Leïla Boukli (cité par l’auteur). Et ce tempérament, nous pouvons le découvrir et le comprendre dans toutes les pages de Lalla Zouleikha, la mère des résistants. Nous saurons à travers de nombreuses actions qu’elle ne pouvait le dissimuler et l’enfermer au chaud, dans son cœur, car il serait sorti malgré elle pour désigner une battante qui n’a jamais su, de son vivant, courber l’échine, en s’effaçant devant ses adversaires, sans contrepartie.
En effet, elle ne pouvait cacher son mépris et son désaveu à la politique colonialiste, puisqu’elle ne se voyait pas – dans le rôle d’une pleutre complaisante – en train de «tirer orgueil de la richesse et des honneurs..., parce qu’auquel cas elle aurait été obligée de tendre son échine aux calamités»(2).
Cette Cherchelloise, bien née, pétrie dans la glaise des Hadjoutes, une fougueuse tribu de la Mitidja, conduite dès 1830 par Abdelmalek Sahraoui, lançait à qui voulait l’entendre, bien avant son arrestation et son exécution par l’armée coloniale : «Même si on doit me brûler comme Jeanne d’Arc, je ne parlerai pas !» Ainsi, confortée dans ses convictions, elle donnera du fil à retordre au colonel Gérard Le Cointe, un sanguinaire hors pair, qui commandait le secteur militaire de Cherchell, écrivait farouk Zahi, dans son commentaire après avoir lu le manuscrit.
Mais comment une femme, colonisée qui plus est, peut-elle connaître Jeanne d’Arc la pucelle ? se demandait-il encore. Tout simplement, parce que son père avait compris que le salut ne pouvait venir que de la lumière du savoir pour illuminer les ténébreux sentiers de leur condition humaine imposée par le fait colonial.
Scolarisée, Zouleikha obtint avec brio son certificat d’études primaires, ce qui était en soi une prouesse en cette période pour une indigène. Sa connaissance de l’Histoire de France lui permit de tenir la dragée haute au sinistre commissaire Costes à qui elle tenait tête à chacune de leur rencontre. La directrice de l’école, femme de colon, passera un mauvais quart d’heure pour avoir tenté de défendre une institutrice raciste.
Et la contestation allait bon train avec Lalla Zouleikha autour de sujets épineux que d’autres n’osaient pas approcher. Ainsi, au lendemain du séisme d’Orléansville (El Asnam) du 9 septembre 1954, le sous-préfet de l’arrondissement subira le courroux de notre patriote en contrepartie du laxisme et la lenteur de la distribution des secours aux autochtones, d’ailleurs les plus touchés par le sinistre. De même qu’au déclenchement des hostilités, elle donne son aîné Lahbib comme gage à la glorieuse révolution naissante, lequel ne survivra pas à son terme.
Si El-Hadj, son époux, suivra les mêmes sentiers pour être exécuté lâchement par les soudards dont beaucoup d’entre eux furent des FFI pendant l’occupation allemande de la France.
Acculée par Costes et Le Cointe, Lalla Zouleikha qui militait dans le réseau clandestin a rejoint les unités combattantes pour mourir le 25 octobre 1957, sous la torture, après avoir été capturée au cours d’un imposant ratissage.
On ne peut tout dire, hélas, de cette combattante de la liberté dans cet article de présentation. L’auteur Kamel Bouchama l’a en effet sublimée dans son ouvrage, et il y a de quoi aller encore plus loin quand on aura lu les hauts faits de cette «moudjahida au tempérament de feu», pour reprendre une seconde fois l’idée de Leïla Boukli. Lalla Zouleikha pourrait être mieux connue par tous les Algériens, ainsi que par les patriotes d’ailleurs qui luttent encore pour leur liberté, quand l’Etat et ses institutions, dont le ministère des Moudjahidine, décideront de prendre en charge un sérieux travail d’information et de production concrète de moyens didactiques, pour mettre en valeur ces repères de notre lutte à travers le temps. Ainsi, Lalla Zouleikha Oudaï et d’autres vraies combattantes serviront comme patrimoine objectif qui instruira la nouvelle génération sur ce qu’ont été leurs aïeux, leurs parents, dans leur patriotisme et leur engagement pour la liberté.
Y. O. M.
* Professeur et maître de conférences à l’Université

1) Lalla Zouleikha Oudaï, la mère des résistants. Ed. Juba, 295 p. 2016.
2) Selon la conception du Livre de la voie et de la vertu, écrit en 600 av. J.-C. par Lao Tseu, le sage fondateur du «taoïsme».





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