Contribution : Ascension et déclin des civilisations (1re partie)
Par Dr Mohamed Larbi Ould Khelifa
Culture et civilisation : concept et niveaux de connotations
Dans les écrits non spécialisés et dans les discours, les termes
«culture» et «civilisation» sont souvent assimilés, notamment lorsqu’il
s’agit de décrire le patrimoine ou d’en faire la comparaison par rapport
aux autres pays, aussi bien dans le passé qu’au jour d’aujourd’hui ; or,
le lexique et les concepts sont semblables à la monnaie ; leur valeur
est liée au contexte dans lequel ils sont utilisés, aux mutations que
connaît la société et aux incidences des évènements passés et des
charges que ces termes et concepts véhiculent au niveau de la mémoire
individuelle et de la mémoire collective.
L’usage fréquent de certains termes et concepts n’a pas pour seul effet
de les rendre communs dans la littérature écrite et orale, ainsi qu’au
niveau des médias audiovisuels. Il engendre également une ambiguïté et
une interférence au niveau des concepts lexicaux qui sont les clefs
essentielles dans tous les domaines du savoir relatif à l’homme, à la
nature, ainsi qu’aux relations qui les lient à travers la recherche
théorique et la recherche appliquée. C’est pour cela que l’entame de ces
études exige la définition des concepts lexicaux, ainsi que leurs
domaines de propagation, dans l’intellect et dans le monde réel.
De manière générale, les nombreux usages du concept de civilisation se
retrouvent à trois niveaux :
Premièrement : La signification répandue sur les individus et les
peuples civilisés par opposition aux non-civilisés, aux primitifs ou aux
sauvages ; il est clair que cette signification comporte un jugement de
valeur et s’appuie sur des normes posées par une seule partie, celle qui
se considère être la plus civilisée, tel que décrit dans les écrits de
Levy Brouhl sur la «mentalité primitive» ou dans des études de la
chercheuse en anthropologie culturelle, Ruth Benedict, sur les modes de
culture, ainsi que dans les recherches de Taylor sur les tribus des
Bochimans et Dinka au Soudan du Sud.
Deuxièmement : La seconde signification de la civilisation est liée aux
formes d’expression de la vie sociale chez toute nation. On retrouve
dans les formes d’expression, la croyance, les traditions et
l’organisation des relations au sein de la société et de ses
institutions symboliques ou celles qui exercent le pouvoir, ainsi que
les relations avec la nature. Ces formes sont considérées comme
phénomènes civilisationnels, c’est-à-dire que si elles se concrétisent
au sein d’institutions et de productions morales ou matérielles, elles
sont alors appelées accomplissements civilisationnels.
Troisièmement : Cette signification comprend les spécificités et les
caractères communs à un ou plusieurs groupes de peuplades, à une époque
donnée de leur histoire. Ces caractères distinctifs sont reconnaissables
lorsqu’ils sont comparés à d’autres peuplades ou groupes, au sens large
du terme «civilisation».
Néanmoins, il existe dans toutes les civilisations des branches proches
ou lointaines d'un tronc commun culturel «appelées sous-cultures» (le
terme «sous» n’est pas péjoratif, le terme branche en arabe est
d’ailleurs une appellation meilleure que son équivalent en langue
française (sous-culture) ou en langue anglaise (subculture) qui prête à
l'infériorité). Dans une même société et dans l’aire civilisationnelle
globale, on l’appelle la particularité locale ou nationale. Le
sociologue Levy Strauss a proposé une définition globale de la culture.
De son point de vue, la culture est un ensemble d’arrangements
symboliques, en premier lieu la langue, les règles d’organisation
familiale, les relations économiques, les arts, les sciences et la
religion.
Que nous considérions la seconde signification sociale ou la troisième
signification évolutive, il y a dans la connotation du terme
civilisation un sens qui va au-delà de la culture, ce que l’on appelle «bulding»
en
allemand, c'est-à-dire la somme de tous les cumuls culturels de la
civilisation. Le terme «bulding» unifie les deux termes dans l’ensemble
social et la perspective historique. Il y a lieu de dire que la culture
et la civilisation sont constamment un état de dépassement d’un présent
qui pourrait devenir passé ou avenir dont la valeur est estimée pour son
apport matériel et moral à la grandeur d’une nation et au bonheur de
l’humanité.
Le changement, la stagnation et les caractéristiques apparentes :
Quel que soit le domaine d’expansion des deux concepts précédents, un
objectif procédural peut les considérer comme le tronc commun d’une
référence multidimensionnelle, une spiritualité matérielle et
comportementale chez la majorité des groupes humains dans un champ
géographique donné. Cette référence exerce sur les individus et les
groupes une attractivité par laquelle se réalise l’appartenance propre à
la tribu ou au groupe dans sa plus large dimension (la patrie) et
l’appartenance générale dans sa dimension historique que partagent
plusieurs peuples : hindouistes, bouddhistes, musulmans, chrétiens
animistes ; de même pour la doctrine politique qui prévaut, tels que les
libéraux communistes ou encore la couleur de la peau, comme lorsqu’on
décrit une grande partie de l’Afrique comme étant noire et qu’on
distingue les Américains d’origine africaine en les qualifiant de Noirs
ou d’Américains de couleur, sans tenir compte des autres
caractéristiques de tout groupe d’habitants.
Il est clair que l’appartenance générale dans ses précédentes dimensions
ne signifie pas que les petits groupes ou même ceux plus larges sont en
état de stagnation et d’immuabilité. Au contraire, ils sont en état de
mutation permanente, une mutation qui peut s’accélérer et mener à des
formes de conflit au sein des élites et à l’inquiétude, à la
stupéfaction et à la crainte chez certaines franges de la société. Cela
entraîne ce que l’on appelle la «révolution sociale» et la
déstabilisation de l’échelle des valeurs. Cette accélération peut
connaître un ralentissement entre deux ou plusieurs générations, si le
noyau central demeure dans un état de constance relatif.
C’est-à-dire que les changements surviennent dans son environnement,
comme c’est le cas pour les croyances religieuses constantes et les
phénomènes qui les accompagnent et qui pourraient connaître des
changements en fonction du temps et de l’espace.
Il y a, remarque-t-on, une caractérisation très usitée parmi les gens
ordinaires et même par les apprenants non spécialisés en civilisation et
en philosophie de l’Histoire. Cette caractérisation consiste en la
sélection d’une qualification prédominante dans la civilisation d’une
nation ou d’une région entière, qualification dans laquelle sont réduits
tous les autres aspects civilisationnels ; ainsi, l’Europe de l’Ouest
est décrite comme étant la civilisation du «machinisme» ou la
civilisation de l’audiovisuel ou du divertissement. Quelle que soit la
qualification donnée à la civilisation d’une nation, elle est en
développement continu, elle subit des influences et a elle-même une
influence dont la célérité et l’intensité dépendent du temps et de
l’espace, ainsi que d’autres facteurs tels que les guerres, le commerce,
l’immigration et le colonialisme qui a conduit à la confiscation et au
gel d’une culture et la remplaçant par une autre, comme c’est le cas en
Amérique du Nord, en Australie et aux îles Caraïbes, par exemple. Il est
de notoriété publique que l’évolution et l’abondance des mass-médias,
notamment depuis les dernières décennies du siècle dernier, ont donné
lieu à une mondialisation culturelle et économique, ainsi qu’à une
modélisation qui a fait du mode de vie de certains pays dominants du
nord de la planète un modèle suprême, car il n’y a pas d’alternative qui
le surpasserait au plan culturel ; il est fondé sur une base
technologique qui n’a pas de vis-à-vis capable de le concurrencer, de se
libérer, ne serait-ce qu’un petit peu, de son savoir-faire ou de se
déployer en dehors des frontières. Le patrimoine exposé, à l’occasion
d’échanges culturels ou dans la publicité politique, consiste, le plus
souvent, en des industries et arts traditionnels de la vie à la campagne
et en la culture populaire spontanée (Falk ways). Tout ceci constitue
assurément une partie inestimable du patrimoine ancien et représente une
des étapes de l’évolution civilisationnelle. Cette description ne nie,
néanmoins, pas la beauté artistique des industries liées à la vie
quotidienne ou les vestiges de l’urbanisme.
Beaucoup de chercheurs universitaires se sont intéressés à la question
du changement social et ont tenté de trouver une réponse à deux
questions, à savoir : comment le changement survient-il ? Et pourquoi ?
En d’autres termes, quels sont les facteurs qui influent, en particulier
pour le cas de l’Algérie?
Parmi ces chercheurs, il y a Hdjila Rahali, de l’université Mohamed-Khider
de Biskra, qui a publié une étude en 2010. Cette chercheuse impute les
phénomènes du changement au déluge de la mondialisation qui vient de
l’étranger et qui façonne l’économie et, par conséquent, influe sur le
monde de l’emploi et l’organisation sociale tout entière ; elle impute
donc le changement culturel et ses référents de valeur à un seul facteur
exogène, à savoir les influences de la mondialisation. Cependant, le
changement social en Algérie est dû à d’autres facteurs qui ne sont pas
moins importants ; ces facteurs se sont étendus sur de longues périodes
dans le passé et se sont manifestés après la conquête coloniale.
Ils ont perduré jusqu’à aujourd’hui sous forme de la famille nucléaire,
de l’urbanisation, de l’émigration, des moyens de communication
audiovisuelle, de l’éducation, des filles en particulier, dans les
villes et dans les campagnes, de l’augmentation relative du revenu
personnel et des effets dangereux du malheur qu’a été le terrorisme dans
les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, terrorisme qui a ébranlé
la structure sociale et ses référents culturels, notamment les données
religieuses. Le chercheur Dahou Djerbal a publié, en janvier 2016, une
étude intitulée «Le changement des valeurs et des idéologies dans la
société algérienne», et ce, dans le cadre du dossier de l’espace
euromaghrébin : la société et la culture dans l’espace maghrébin. Le
chercheur a procédé à une étude analytique, historique, sociale et
politique des mutations que l’Etat et la société ont connues au
lendemain de l’indépendance, notamment l’élimination rapide du legs
colonial dans l’agriculture en particulier. En effet, il y a eu les
nationalisations accélérées des biens des colons, l’affranchissement des
paysans d’un régime inique qui ne leur permettait de percevoir en guise
de salaire que le cinquième de ce qu’eux-mêmes produisaient, le passage
des habitants des campagnes d’une situation de sous-prolétariat et
d’autarcie à une économie monétaire, l’exode rural et l’émergence d’une
force ouvrière qui a accompagné ces mutations, dans le cadre de
l’orientation socialiste de l’époque.
Le chercheur indique que l’échec du modèle de l’industrialisation
algérienne à la fin des années soixante-dix a divisé le monde du travail
en deux pôles ; le premier, adepte des règles et des valeurs du monde du
travail européen, héritées de la période pré-indépendance, et le second,
attaché aux méthodes et règles de travail définies durant la période
post-indépendance, telles qu’elles figurent dans ce que le chercheur
appelle le discours du parti-Etat et de l’Etat-nation.
Selon le chercheur, parmi les changements majeurs figurent la
multiplication des crises et l’émergence des mouvements culturels
identitaires, dans leurs relations avec le système d’enseignement basé
sur la méthode pavlovienne.
Cependant, le changement le plus important et le plus notable réside
dans l’accroissement relativement rapide du nombre de filles dans tous
les cycles d’enseignement : du primaire à l’université.
Les filles sont aujourd’hui plus nombreuses que les garçons dans chacun
de ces cycles ; de même qu’une grande partie de la société est passée de
la culture basée sur l’oralité à la culture écrite.
La réaction est venue du mouvement berbère, sous forme de protestations
contre les idéologies officielles résumées par l’imam Ibn Badis par son
célèbre triptyque : l’islam est notre religion, l’arabe est notre langue
et l’Algérie est notre patrie ; cette réaction a consisté en la
correction de l’histoire en s’intéressant à l’Algérie d’avant
l’avènement de l’islam, en réhabilitant tamazight et en appelant à une
République laïque. Nous consacrerons, dans une section de cette
réflexion, une analyse sur l’utilisation, par les experts du
colonialisme, de certaines de ces revendications légitimes.
Le séisme le plus dangereux qui a ébranlé l’Etat et la société est une
autre réaction, incarnée par une idéologie extrémiste au nom de l’islam.
Cette idéologie extrémiste avait touché le grand public, alors que le
discours culturel et ses slogans, évoqués par le chercheur, étaient
véhiculés par l’élite culturelle. Le discours et les slogans de
l’alternative islamiste étaient servis au petit peuple des quartiers
populaires et des campagnes qui souffraient de la pauvreté, du chômage
et de la marginalisation.
L’analyse approfondie du professeur Dahou Djerbal est essentiellement
basée sur des perspectives politiques et des concepts idéologiques tirés
d’une approche spécifique aux sociétés du tiers-monde et de la critique
qui ciblait le système socialiste, la centralisation de l’Etat et le
discours unique. Quant à la société et à l’Etat en Algérie et pour que
le diagnostic, la description et l’analyse soient proches de la réalité,
il est utile, voire nécessaire, de compter sur l’expérience historique
dans une société qui a vécu sans Etat, mais dont les institutions
traditionnelles sont, dans une grande mesure, restées efficaces. Cette
société est poussée dans ses derniers retranchements, n’ayant pas réussi
à moderniser ses institutions et ayant refusé la modernisation truquée
destinée à la soumettre et à l’annexer. En tout état de cause, dans le
domaine de la recherche sociale, toute approche sociale est sans nul
doute un ajout utile si elle venait à être affranchie de l’enfermement
idéologique.
Le fossé civilisationnel : constats et diagnostic
De larges couches de l’élite intellectuelle et dirigeante, en Algérie et
dans la plupart des pays du tiers monde, ont pris conscience de la
gravité des défis qu’impose le sous-développement hérité de la période
d’avant l'occupation et aggravé davantage par le colonialisme et des
difficultés à dépasser ce sous-développement, après l’indépendance, sans
la coopération du monde développé du nord de la planète. Ce constat a
fait que les appels à la préservation de l’authenticité, c'est-à-dire
appeler le passé à la rescousse, ont été moins nombreux et se sont
limités, parfois, au souvenir de la résistance qui a caractérisé le
mouvement de Libération nationale contre les résidus postcoloniaux. Ces
appels s’amenuisent encore plus et tendent même à disparaître chez la
troisième génération ou aspirent à un rang social, à une part de la
rente et à une participation aux cérémonies d’occasion.
Les controverses autour de l’identité et la course à la mise en relief
des spécificités et des différences au sein de chaque pays et entre des
pays voisins, notamment après l’échec de l’union civilisationnelle et
politique, basée sur un seul élément qui exclut les autres, tel que
l’appel à une nation musulmane, une et indivisible, allant de Jakarta à
Tanger ou bien à une nation arabe unifiée allant du Golfe à l’Océan, ont
toutes échoué dans cette région. Elles sont tombées dans l’oubli, ou ont
donné lieu à un résultat totalement opposé à celui recherché, ou ont
mené à l’extrémisme, par la reproduction du mode de vie d’il y a 14
siècles, en tentant de l’imposer aux autres par la force et la
contrainte. Tout cela nous montre des traits et des profils inquiétants
pour une région dont l’élite souffre de misère civilisationnelle, perdue
entre un passé qui ne reviendra jamais et un présent duquel elle est
absente.
D’autres franges de la société ont préféré se mettre au service d’autres
cultures, au lieu de dialoguer avec elles et d’en adopter les
connaissances après les avoir adaptées, comme ce fut le cas pour les
civilisations qui se sont succédé à travers l’histoire. En réalité, la
région subit, depuis fort longtemps, un émiettement et un
affaiblissement de l’intérieur, provoqué par les guerres intestines et
la destruction des vestiges du passé, notamment les symboles d’une
civilisation qui a réussi, à certaines périodes de son histoire, à
conjuguer le rayonnement spirituel, loin de la sorcellerie qui est
synonyme d’immobilisme et de sous-développement, et le rayonnement
rationnel novateur dans les différents domaines de la connaissance.
Par conséquent, nous pouvons résumer la situation civilisationnelle
d’une région dont les peuples sont répartis sur plusieurs continents,
par la question suivante : le passé civilisationnel de toute nation ou
d’une région géopolitique n’est-il pas représenté par les réalisations
du présent ? La réponse à cette question nécessite le recensement et
l’analyse d’un grand nombre de facteurs enchevêtrés dans leurs
dimensions historiques anciennes et nouvelles, des facteurs internes
relatifs à l’état de la société et aux responsabilités des élites dans
les différentes fonctions, des raisons de la faiblesse, du
sous-développement et des luttes permanentes au sein de la région, et
l’interventionnisme et de l’ingérence des grandes puissances qui veulent
asseoir leur hégémonie et leur domination sur les ressources des parties
les plus faibles et les soumettre par tous les moyens.
Tout cela a eu lieu avant et après l’adoption des chartes onusiennes qui
prônent la paix, la coopération et le respect des droits et des libertés
des individus et des peuples. En fait, ces chartes ressemblent beaucoup
plus à des calmants et mettent en relief le fossé énorme qui sépare les
pays qui sont à la traîne et ceux qui sont dans le peloton de tête. Il y
a des exceptions, à l’instar de certains pays de l’Asie du Sud-Est qui
ont réduit cet écart civilisationnel, comme le Japon et ceux qu’on
appelle les Tigres émergents, ainsi que la Chine qui aspire à se joindre
au groupe de tête, sans pour autant renier une civilisation vieille de
cinq mille ans qui revient au goût du temps.
Le monde musulman et arabe a, depuis longtemps, connu plusieurs
diagnostics de sa situation civilisationnelle, par des approches
différentes. La première a été l’histoire encyclopédique d’El Messaoudi,
intitulée «Les prairies d’or», qui jette la lumière sur le début de
l’effondrement et de la faiblesse du Califat, à la fin du IIIe siecle de
l’Hégire (XIIe siècle). El Messaoudi est soutenu par Chemsddine Meqdassi,
dans son ouvrage, Les perles ; il écrit dans un passage très important,
ce qui suit : «Elle (Baghdad, capitale du Califat) était la préférée des
musulmans, une capitale suprême et même au-delà de ce que nous pouvons
décrire, jusqu’à ce que le Califat faiblisse, ce qui l’a ébranlée ;
quant à la ville, elle n’est que ruine, elle régresse chaque jour
davantage, conséquence de la corruption rampante, de l’ignorance, de la
dépravation et de l’injustice du sultan.»
Nous n’allons pas voir trop loin dans le diagnostic récent que l’on
retrouve, par exemple, chez les mouvements réformateurs, chez Mohamed
Abdou en Égypte, chez l’imam Ibn Badis et de son compagnon cheikh El
Ibrahimi et leurs collègues, chez Malek Bennabi et son école de pensée
qui parlent des conditions de la Nahda (renaissance), et que l’on
retrouve également dans les pays du Levant, en Inde et au Pakistan.
Depuis ces dernières décennies, de nombreuses recherches se sont
focalisées sur le modernisme, notamment depuis les années soixante-dix
du siècle dernier. Parmi ces recherches, celle de Tayeb Tizini,
intitulée «Du patrimoine à la révolution», 1978, celle de Ali Ahmad Saïd
(Adonis) : Le fixe et le mouvant, en trois volumes, 1974-1978, celle de
Mohammed Al Djabiri : Du discours arabe contemporain, 1982, mais
également celle du chercheur Américain, M. Hudson, sur L’avenir arabe,
publiée dans une revue spécialisée dans les questions critiques (Critical
Issues), 1979, les lectures du renouveau du chercheur Mohammed Arkoun,
dans son étude sur les aspects de la conscience islamique, du chercheur
Abdou Sleiman qui a défini la problématique civilisationnelle dans La
crise dans l’esprit islamique et l’étude de l’Américain d’origine
palestinienne, Edouard Saïd, intitulée «Culture et impérialisme».
La civilisation : tourner autour du plafond
Ces recherches ont apporté de nombreux éclairages sur la réalité
civilisationnelle du monde arabo-musulman et bon nombre d’entre elles
ont mis l’accent sur la question de la modernité, pour laquelle nous
faisons les deux observations suivantes :
1. L’accumulation des créations dans les sciences, les arts et la
littérature dans le monde arabo-musulman a enrichi le patrimoine
civilisationnel de l’humanité, que ce soit reconnu ou pas. Cette
accumulation a été décrite, en toute objectivité, par Adam Mitts,
professeur à l’université de Bâle (Suisse), dans son étude intitulée «La
civilisation de l’islam» ; l’itinéraire des civilisations est
ininterrompu, selon une continuité historique axée sur l’être humain et
son environnement naturel et social. En effet, les civilisations peuvent
cohabiter et converger, tout comme elles peuvent connaître des
divergences entre leurs différentes composantes ou avec d’autres
civilisations voisines, comme c’est le cas en Méditerranée, ou d’autres
civilisations très éloignées, comme pour l’Europe (Grande-Bretagne,
Portugal, Espagne, France) et d’autres continents lointains tels que
l’Amérique du Nord, l’Amérique latine et l’Australie. Les empires
européens émergents avaient traversé l’Atlantique et le Pacifique pour
en exterminer les populations autochtones, éradiquer leurs cultures,
piller leurs matières premières et matériaux précieux (or notamment),
asservir les peuples et les déplacer de force vers le nouveau monde
(Amérique). Les chercheurs N. Pansel et P. Blancher ont présenté une
très intéressante étude intitulée : «Zoos humains, XIXe-XXe siècles»,
Paris 2002, dans lesquels les Noirs étaient enfermés dans des cages et
exposés sur les places de Paris comme des animaux sauvages. Quant à la
civilisation islamique à laquelle plusieurs peuples ont contribué tout
au long de plusieurs siècles, elle est d’une très grande richesse et
d’une très grande diversité dans son contexte historique. Cependant,
elle est actuellement dans une phase transitoire du mouvement continu de
l’histoire et de ce fait, elle n’est pas en position de force en matière
de réflexion et de créativité humaine. Elle a besoin d’être refondée, en
commençant d’abord par une analyse critique de sa situation actuelle,
loin de toute ostentation ou d’autoflagellation, une critique destinée à
l’enrichir et à accélérer son dynamisme, à la lumière des acquis
scientifiques et technologiques, pour accéder au cercle du savoir et de
la connaissance et de leurs applications sur l’être humain et sur la
nature. Cette tâche nécessite des générations hors du commun, poussées
par une volonté inébranlable et guidées par des dirigeants pour lesquels
rien n’est impossible ; pas celles qui ne cessent de répéter des slogans
tant martelés, tels que le progressisme, le modernisme, le retour à
l’islam et au salafisme – les pieux ancêtres qui n’étaient pas tous
pieux –, des slogans qui se sont transformés dans certains discours en
des duels verbaux insensés.
2. Aux yeux d’un nombre important d’élites intellectuelles et de
gouvernants, le summum actuel de la civilisation et du progrès est celui
atteint par la civilisation occidentale (européenne et américaine), de
par son aspect matériel et créatif. A partir de ce constat, le reste du
monde, y compris le monde arabo-musulman, se retrouve classé à
différents niveaux de l’échelle ascendante ou déclinante, par rapport à
ce summum civilisationnel qui ne s’est pas réalisé de manière fortuite ;
c’est, au contraire, l’aboutissement d’une série de progrès dans le
temps et dans l’espace. C’est pour cette raison que toute étude ou
recherche sur une quelconque branche du savoir nécessite une
introduction sur son épistémologie à l’instar de l’histoire des
mathématiques, de la physique, de l’astrologie, des arts, de la
littérature, des religions ou de la politique. Cependant, la
contribution de la civilisation islamique est souvent ignorée pour de
nombreuses raisons, telles que le manque d’informations, le complexe de
supériorité ou l’impact du conflit historique entre l’Orient et
l’Occident qui pousse à sous-estimer l’Autre.
A titre explicatif, le monde musulman a connu deux expériences qui
démontrent la nature de sa relation politico-civilisationnelle avec
l’Occident, la première est celle de l’ataturkisme, qui a adopté des
concepts le rapprochant de l’Occident et notamment des Etats-Unis. Ainsi,
les préceptes de l’islam et les rapports antérieurs d’Istanbul avec la
région arabo-musulmane – avant l’effondrement de l’empire ottoman –
étaient devenus, aux yeux de cette doctrine, la cause principale de son
retard et de ses défaites face à l’alliance occidentale, sans compter le
sentiment de trahison et de collusion de la part des provinces ottomanes
qui ont conspiré avec les puissances anglaise et française au
Moyen-Orient (Sykes-Picot). Toutefois, après des décennies d’ataturkisme,
la Turquie renoue avec son passé de califat ottoman, pour des raisons
politiques et des visées géopolitiques pragmatiques, dans le cadre de
l’OTAN et de sa relation spécifique avec Israël. Cette relation est une
des conditions de son admission et de son rapprochement avec l’Occident.
Aujourd’hui, la Turquie est membre du groupe des vingt et l’alliance
occidentale critique à voix basse le conflit avec les Kurdes et
l’incarcération ou l’exclusion de plus de 30 000 citoyens, civils et
militaires (juillet 2016), dont 2000 enseignants universitaires ; en
effet, les intérêts prennent le dessus sur les droits de l’Homme.
La deuxième expérience est celle de la Révolution islamique en Iran ; le
shahinshah ou le Roi des rois a imposé la culture et le mode de vie à
l’européenne, tout en stigmatisant les traditions et le patrimoine
culturel postislamique, considéré comme symbole de sous-développement.
Le Shah et son entourage ont œuvré à la glorification du patrimoine et
de l’histoire de l’Iran, à l’époque de l’empire sassanide. De même qu’il
a demandé de purifier la langue persane des termes arabes, de renforcer
les relations avec les Etats-Unis et Israël et d’étendre son hégémonie
sur le Golfe et le détroit d’Ormuz. Cependant, cette puissance et cette
modernité de façade n’ont pas pu résister face au déluge du khomeynisme
qui a envahi la société iranienne révoltée par le gaspillage et la
violation publique des traditions. Cette victoire écrasante de la
révolution iranienne a été acquise grâce aussi à la présence d’un
immense réseau de cellules infiltrées dans la société chiite (les
husseiniyets) ainsi que les écoles du chiisme, appelées al-hawzate, en
Irak et à Qom, près de Téhéran. Ainsi, tous les traits de modernité
introduits par le Shah ont été éradiqués de l’Etat et de la société et
l’Iran est devenue ce qu’il est aujourd’hui.
M. L. O. K.
(A suivre)
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