Chronique du jour : Lettre de province
De Benhamouda à Sidi Saïd ou le syndicalisme et sa caricature
Par Boubakeur Hamidechi
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une cérémonie du souvenir d’un excès de solennité cache à l’évidence un
certain malaise semblable à de la mauvaise conscience qui veut que l’on
s’excuse de n’avoir pas été à la hauteur de l’héritage laissé par le
défunt. Mais seront-ils dans ce même état d’esprit, fait de gênes
cachées, ceux qui parmi les actuels dirigeants de l’UGTA officieront ce
28 janvier au 20e anniversaire de l’assassinat d’Abdelhak Benhamouda ?
On peut l’imaginer tant il est vrai qu’après deux interminables
décennies totalement altérées par le travestissement de la réalité
syndicale il leur sera pénible de faire amende honorable publiquement
même s’ils ressentent la nécessité de s’en expliquer a posteriori afin
de justifier certaines impostures, forcément impardonnables. En fin de
compte, qui parmi ses dirigeants les plus en vue peut encore se
prévaloir de n’avoir que rarement dérogé à l’éthique élémentaire du
syndicalisme ? Tout au long de ces vingt années marquées par l’absence
de Benhamouda, n’avait-on pas constaté souvent que les positionnements
de l’UGTA étaient moins dictés par le vertueux pragmatisme, si
nécessaire à toute bonne négociation, que par de suspectes connivences
avec l’appareil de l’Etat ? Or, comment évoquer la situation actuelle du
syndicat historique si ce n’est en rappelant non seulement les
scandaleuses compromissions avec le monde des affaires de certains
cadres syndicaux mais également l’insupportable détérioration de son
autonomie de décision et son alignement sans condition sur la politique
des gouvernements ? C’est donc, en revisitant cette UGTA ne captant une
certaine visibilité que grâce à la bienveillance du pouvoir, que l’on
mesure l’écart qui sépare la rectitude morale du défunt de la souplesse
de l’échine de ses successeurs.
Loin de tout lyrisme autorisant le recours aux superlatifs, le défunt
incarnait par contre l’Algérien ordinaire aux qualités intrinsèques que
sont la fierté de l’héritage national et le patriotisme de tous les
instants. Ni Zaïm fasciné par sa propre image ni donc doctrinaire
dogmatique et imperméable aux remous affectant la société, il possédait
un solide bon sens qui attira l’attention de la plupart de ses
interlocuteurs. L’un d’entre eux, en l’occurrence Mohamed Salah Mentouri,
témoignera sur cet aspect lors de la cérémonie de souvenir qui eut lieu
pour les dix années de sa mort (2007). « J’ai été frappé par son solide
bon sens, écrivait-il, qui le dispensait d’argumentaires laborieux plus
ou moins risqués. Au cours d’une réunion gouvernement – secrétariat
national de l’UGTA concernant la délicate question de la privatisation,
il a eu, dans son style dépouillé, concis et non moins percutant cette
réplique : «Si une entreprise est déficitaire, qui voudra l’acheter ? Si
elle est bénéficiaire pourquoi la vendre ?» C’est à ce genre de
préceptes ne supportant guère la subordination aux idéologies et aux
doctrines établies que s’était nourrie sa notoriété et que s’affirma en
lui une personnalité farouchement convaincue de la justesse de tout
combat syndical. Vingt années plus tard, même les mises en garde qu’il
adressa, en son temps, aux gouvernements de l’époque se vérifièrent
toutes en termes de clochardisation odieuse de la société. Autant
admettre qu’il fut un acteur politique «incommode» selon la grille de
lecture du système mais également un militant vigilant jusqu’à fustiger
la capitulation de l’Etat face à l’islamisme politique. Ce fut donc ce
syndicaliste de rupture que l’on trucida dès l’instant où il devint
clairement une menace pour les intérêts politiques de tous bords.
Aussi bien sur le plan revendicatif que dans le domaine des réformes, le
syndicalisme algérien lui était redevable de son émancipation. Celle qui
lui a valu une nouvelle estime dès le moment où l’UGTA cessa d’être un
sous-traitant politique en décidant de s’impliquer directement dans le
combat républicain. Car estimait-il, la résolution des questions
sociales ne saurait aboutir alors que le pays vit sous un Etat de
non-droit là où le bon vouloir des réseaux du pouvoir rend aléatoire la
moindre négociation. D’ailleurs, il préconisera dès 1994 que le monde du
travail cessera d’être assujetti aux politiques menées par les
gouvernements sans qu’au préalable ceux-là consultent les syndicats et
recueillent leurs approbations avant d’aller vers le Parlement pour la
ratification. De ce point de vue, Benhamouda était vite apparu comme le
rénovateur du travail syndical et même l’initiateur d’une parité inédite
avec les autres centres de décision.
Laminant, à partir de 1990 (date de sa première élection) le pesant
hégémonisme du pouvoir politique en commençant par solder la
satellisation de l’UGTA de la galaxie du FLN, il parvint rapidement à
l’imposer comme partenaire dans toutes les négociations pas seulement
comme une organisation-alibi. Ce détestable statut de «faire-valoir»
vers lequel elle fut ramenée une fois de plus par Sidi Saïd et consorts
au cours du premier mandat de Bouteflika.
C’est ainsi que l’instituteur de Constantine, très tôt rompu aux
revendications et aux compromis au sein de la FTEC, sut, pour lui-même
d’abord, opérer la rupture qui l’affranchissait de toute la culture qui
fut la sienne du temps où il était militant du FLN et syndicaliste d’une
organisation de masse. Une reconversion subtile qui déterminera le
restant de sa carrière. En effet, lors de son élection au milieu des
années troubles (1990), ceux qui lui firent la courte échelle lors de
son ascension vers le secrétariat général pensaient, à tort d’ailleurs,
qu’il allait garantir la prégnance du FLN au sein de l’UGTA. Surpris,
ils découvriront alors que l’homme avait déjà pris la mesure des
changements dans le pays et n’était plus disposé à laisser l’action
syndicale se pétrifier dans le cadre d’un parti politique sorti exsangue
de la révolte d’Octobre 1988. Ainsi à l’épreuve des évènements qui
s’accélérèrent au cours des premières années de sa désignation et dans
un contexte quasi-insurrectionnel, il comprit vite que la vocation
étriquée d’un syndicalisme uniquement concerné par la défense des
intérêts de classe n’avait plus de sens s’il ne s’impliquait pas dans
les luttes politiques majeures. Après avoir mesuré finement les limites
conjoncturelles d’un syndicalisme de la revendication au moment où il
n’y avait plus d’usines ni de salariés, il en vint à la conclusion
radicale d’investir l’organisation dans les enjeux politiques et de
pouvoir afin de mieux retourner par la suite à sa vocation première.
Or, cette option l’amènera dès 1995 à envisager publiquement une
alternative partisane neuve autour de laquelle se cristalliseraient
alors les forces sociales ne se reconnaissant ni dans le faux
novembrisme de l’ex-parti unique, ni dans les officines islamistes dont
il se disait qu’elles étaient «fréquentables». C’est ainsi qu’à cette
époque, l’on avait pu écrire que le personnage nourrissait des ambitions
politiques. Or, il n’en n’est rien même si le RND actuel revendique de
nos jours sa paternité. En fait, Benhamouda souhaitait reprendre
simplement le projet de Boudiaf. Celui d’un «rassemblement républicain»
afin de faire pièce à la fois à la nébuleuse de l’islamisme et du même
coup combattre les lobbies de l’affairisme et les «cabinets noirs» qui
confisquent l’appareil d’Etat. Courageusement, il voulait aller au cœur
du jeu politique pour mieux revenir à son sacerdoce syndicaliste.
Etait-il allé trop loin ? On ne le saura jamais … hélas !
B. H.
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