Contribution : Algérie-France : la mémoire ressuscitée (2e partie et fin)
Par Mostefa Zeghlache
Contrairement à la France, où le débat mémoriel est avant tout un débat
de société avant d’être celui des seules institutions publiques ou
privées, en Algérie, ce débat est balisé par l’expression publique que
symbolise l’Etat, et lui seul.
Les autorités algériennes ont depuis toujours considéré que l’histoire
nationale dans sa version officielle est un domaine réservé qu’il
utilise à sa guise, notamment dans les relations internationales.
Ce qui incite certains observateurs à considérer que «selon les moments
et les réponses qu’il souhaite recevoir de l’Etat français, le pouvoir
algérien activait ou désactivait la revendication de repentance»(15). Ou
que Les autorités algériennes «soufflent le chaud et le froid. Tout
dépend du moment et de l’opportunité»(16).
Autrement dit, les autorités algériennes utiliseraient le «levier
mémoriel», notamment dans son aspect relatif à la repentance, comme un
moyen de négociation dans les rapports conjoncturels avec l’ancienne
puissance coloniale. Comme ce fut le cas notamment lors du procès du
tortionnaire Aussaresses, en 2003, de l’adoption de la loi française
n°2005-158 du 23 février 2005 «portant reconnaissance de la nation et
contribution nationale en faveur des Français rapatriés» et du projet —
avorté — à l’APN en février 2009 portant «criminalisation du
colonialisme français de 1830 à 1962».
S’agissant du procès retentissant du criminel de guerre et tortionnaire
Aussaresses, contre toute attente, il n’y a pas eu de plainte auprès de
la CPI ou de poursuites engagées par les autorités algériennes, comme si
le débat ne concernait pas notre pays. Ce silence avait été expliqué par
la volonté de ne pas embarrasser le président Chirac avec lequel les
relations étaient au beau fixe.
Pour rappel, la loi du 23 février 2005 glorifiait «l'œuvre accomplie par
la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en
Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés
antérieurement sous la souveraineté française» (article 1). Elle y
ajoutait que «les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du
Nord...» (article 4, alinéa 2)(17).
Son adoption avait créé un tollé général tant en France, sauf bien
entendu auprès des nostalgiques de l’«Algérie française», qu’au sein de
la société algérienne. Quant au parti du pouvoir, le FLN, il a publié un
communiqué le 7 juin 2005, dans lequel il «s’élève contre cette loi qui
consacre une vision rétrograde de l’Histoire», sans plus !
Considérant que cette loi créait plus de problèmes qu’elle ne pouvait en
résoudre, le président Chirac a instruit le 25 janvier 2006 son Premier
ministre, Dominique de Villepin, de demander au Conseil constitutionnel
de permettre la suppression, par décret, du 2e alinéa de l'article 4 de
la loi du 23 février 2005 et éviter un débat qui s’annonçait houleux au
Parlement. Ainsi, le 15 février 2006, le décret n°2006-160 a abrogé
l’alinéa en question.
L’adoption de cette loi a irrité les Algériens et eu pour conséquences
le report de la signature du traité d'amitié qui avait été négocié entre
les deux pays et, par la suite, la proposition en février 2009, par un
groupe de 130 députés dirigés par un député du FLN, d'un projet de loi
criminalisant la colonisation.
Les initiateurs du projet avaient déclaré leur intention «de créer des
tribunaux spéciaux pour juger les responsables de crimes coloniaux ou de
les poursuivre devant les tribunaux internationaux».
Le projet a d’abord fait l’objet d’un soutien officiel via le ministère
des Moudjahidine (anciens combattants) et des organisations affiliées
comme l’Organisation nationale des moudjahidine, ou celles des enfants
de chouhada (martyrs) et de moudjahidine, toutes proches du pouvoir. Une
fois la «tempête» passée, vingt mois plus tard, les autorités réagissent
par le biais du ministre de l’Intérieur qui, comble de l’ironie, déclare
que le projet de loi «ne repose pas sur un fondement juridique» !
Il y ajoute une sorte de prescription algérienne des crimes coloniaux en
annonçant que «le code pénal algérien est postérieur à la période
considérée», en référence à la période coloniale(18).
Pour sa part, se sentant sans doute nanti d’une vocation de «pédagogue»
plus que de politique, le ministre des Moudjahidine avait conclu que
même si le projet de loi n’est pas adopté, «la mémoire algérienne
n’oubliera jamais l’atrocité du colonialisme français qui a spolié les
richesses de l’Algérie et brisé les plus grands de ses symboles».
Quant au président de l’Assemblée populaire nationale de l’époque, il a
révélé qu’«au vu des intérêts en jeu, on ne pouvait s’offrir le luxe
d’ouvrir un autre front avec Paris»(19). La raison d’Etat avant tout !
Voilà qui a le mérite d’être clair. Les députés initiateurs du projet
auront fait contre mauvaise fortune bon cœur et dû se contenter de
l’illusion que leur avait procuré l’espoir – avorté — de mener à bien
leur initiative dans l’intérêt du pays. La repentance attendra.
Quant aux dirigeants ou candidats français, ils n’effectuent pas leurs
déplacements à Alger uniquement pour discuter d’histoire commune. La
prise en charge des questions politiques, économiques, sécuritaires,
culturelles… entre dans la logique de toute relation ordinaire d’Etat à
Etat. Mais, entre l’Algérie et la France, existe un facteur humain qui a
son importance dans les relations bilatérales. Nous avons constaté que
la communauté française d’origine algérienne ou binationale est devenue
un électorat que les politiques français tentent de séduire. Peut-on
dire la même chose s’agissant de ses relations avec le pouvoir algérien
?
En l’absence de statistiques fiables relatives à son importance
numérique et eu égard à sa mobilité et à son éparpillement à travers les
cinq continents, la communauté nationale établie à l’étranger est
évaluée entre 6 et 7 millions d’âmes dont 65 à 70% établies en France.
De ce chiffre, seuls près de 1,8 million sont immatriculés auprès des 18
consulats généraux et consulats en France.
Le nombre d’électeurs à l’étranger avoisine 1 million de votants. La
communauté est représentée à l’APN par 8 députés représentant 6
circonscriptions électorales réparties à travers le monde. Jusqu’au
remaniement ministériel de septembre 2013, un secrétaire d’Etat, avec
rang de ministre, était spécialement chargé, au sein du ministère des
Affaires étrangères, de notre communauté à l’étranger. Nonobstant son
poids numérique relatif dans le corps électoral national, notre
communauté est toujours convoitée par les partis qui considèrent que sa
composante humaine est appréciée pour les compétences managériales et
scientifiques qu’elle recèle et qui peuvent être utiles au pays, pourvu
que les pouvoirs publics fassent appel à elle. Mais cela ne semble pas
être le cas. Les faits sont là pour le corroborer.
En effet, outre que l’organisation des Assises nationales de la
communauté ait été abandonnée récemment, il y a eu aussi la suppression
du poste de secrétaire d’Etat chargé de la Communauté, la mise aux
oubliettes du Conseil consultatif de la communauté nationale à
l‘étranger créé en septembre 2009 par décret présidentiel n°9-297 et
l’introduction du fameux article 51 dans le cadre des amendements de la
Constitution, en février 2016. Un ensemble de mesures surprenantes que
contredit le discours officiel considérant cette communauté comme partie
intégrante du peuple algérien.
Parmi ces mesures, c’est la dernière en date qui symbolise le plus le
processus de victimisation dont est l’objet cette communauté.
L’amendement constitutionnel (article 51) a été sévèrement critiqué par
certains députés de l’émigration dont Mme Mechtalechta qui, parlant de
nos expatriés, considère que «dénigrer ouvertement leur patriotisme sous
prétexte de multi-nationalité est une offense à leur dignité et une
insulte à l’histoire. La nationalité exclusive n’a jamais été
l’inaltérable synonyme de défense de la patrie»(20). Doit-on alors
s’offusquer que le taux de participation de la communauté aux différents
scrutins nationaux soit le plus faible du corps électoral national ?
Rappelons que l’article 51 stipule que «la nationalité algérienne
exclusive est requise pour l’accès aux hautes responsabilités de l’Etat
et aux fonctions politiques». Comme d’habitude et malgré les critiques
de la classe politique, notamment l’opposition, de la société civile et
des députés et membres de notre communauté à l’étranger, l’APN a adopté,
le 28 novembre 2016, le projet de loi «fixant la liste des hautes
responsabilités de l’Etat et des fonctions politiques dont l’accès
requiert la nationalité algérienne exclusive»(21). Avec une telle APN,
pouvait-il en être autrement ? Aujourd’hui, l’image de l’émigré vivant
en marge de la société d’établissement est révolue. Le retour au pays
natal ou des parents est un mirage. L’émigré est devenu citoyen
électeur. Les hommes politiques du pays d’établissement, la France dans
ce cas, l’ont compris. Mais pas les dirigeants du pays d’origine.
L’amendement 51 ne règle aucun problème, mais risque d’en créer de
nouveaux dont le pays n’a nul besoin.
Le pays a plutôt besoin, en plus des footballeurs, des compétences de
haut niveau de cette communauté. Le pays a besoin d’un lobby qui puisse
influer sur la décision française dès que les intérêts de l’Algérie sont
en jeu. Or, malheureusement, on ne souhaite guère l’entendre ainsi au
gouvernement algérien. Les récentes décisions marginalisant notre
communauté, outre qu’elles créent la frustration, démobilisent son
potentiel créateur. L’ancien ministre, ambassadeur et consul général à
Paris, Meziane Chérif, s’insurge contre l’attitude du pouvoir et
s’interroge : «La communauté algérienne, prise dans son ensemble,
constitue une force avec laquelle il faut compter dans le pays
d’accueil. Alors pourquoi l’écarter dans son pays d’origine ?»(22)
Revenons à la visite d’Emmanuel Macron à Alger et ses différentes
lectures algériennes. Ni chef d’Etat ni chef de parti mais simple
candidat, Macron a été reçu avec les égards et le cérémonial dignes d’un
chef d’Etat… présomptif. Il a été reçu par le Premier ministre, celui
des Affaires étrangères qui l’a qualifié d’«ami», la ministre de
l’Education, le grand patron du Forum des chefs d’entreprise… Tapis
rouge, recueillement au monument des martyrs, couverture médiatique
officielle… Il n’a pas été reçu seulement par le chef de l’Etat (pour
raison de santé ?) comme l’avait été son prédécesseur candidat à la
primaire de droite, A. Juppé.
Pourquoi tant d’égards pour un simple candidat à la présidentielle ? Les
images du séjour ont surpris l’opinion publique algérienne. Les médias
privés et électroniques ont commenté et fait part de la déception des
citoyens algériens de l’attitude des autorités. Pour un journal
électronique algérien, Macron serait «le candidat par défaut d’Alger»,
ou «l’unique option du pouvoir algérien lors des prochaines
présidentielles»(23).
Est-ce nécessaire de lui réserver un tel cérémonial officiel ? Est-ce sa
déclaration qui a influencé l’attitude des officiels ?
Quoi qu’il en soit, concernant la qualification de la colonisation de
crime contre l’humanité par Macron, les autorités algériennes ont
minimisé l’évènement. En effet, l’autoproclamé «porte-parole» du
système, l’actuel directeur de cabinet à la Présidence et secrétaire
général d’un parti du pouvoir, le RND, a d’abord qualifié les propos de
Macron d’«électoralistes» avant de «décréter» dans un entretien à un
journal algérien(24) que «la priorité est de préserver notre mémoire
avant de réclamer des excuses du colonisateur d’hier».
Considérant le poids politique de l’intéressé au sein des rouages de
l’Etat, on est enclins à penser qu’il n’exprime pas ici un point de vue
personnel, ni celui de son parti, mais bien celui de l’Etat algérien.
C’est du moins ce qui concorde avec les propos du ministre des
Moudjahidine qui s’est limité à déclarer à l’occasion de la célébration
de la Journée du chahid (martyr), le 18 février à Khenchela, «que la
France doit assumer ses responsabilités envers l’Algérie et les dossiers
en suspens entre les deux pays»(25).
Pas question de repentance pour les crimes de la colonisation en
Algérie. Ce ne serait pas une priorité algérienne.
Fort heureusement, le porte-parole du RND ne semble pas être au diapason
avec son secrétaire général. Chihab estime, en effet, que la déclaration
de Macron constitue «une avancée sur le plan de la mémoire qui témoigne
du courage politique (de Macron)». Dans l’opposition, le parti Talai El
Houriet estime que les déclarations de Macron vont dans le sens des
revendications du parti. Un avis partagé par le FFS, le MSP et bien
d’autres.
Ces partis souhaitent que la France aille plus loin, vers la repentance
officielle. Même attitude au sein de la société civile, notamment les
historiens et la presse. Tous se félicitent de l’attitude de Macron et
s’interrogent sur la suite qu’il pourrait donner à ses déclarations,
s’il était élu président de la République.
La visite de Macron a permis, une fois encore, de constater le hiatus
qui persiste en Algérie entre le discours officiel tendant à la mainmise
de l’Etat sur la mémoire nationale et son interprétation au gré des
événements, d’une part, et la revendication de la société civile et
l’opposition politique d’«une histoire débarrassée d’un récit fantasmé
et falsificateur»(26), d’autre part. Ce hiatus ne peut être comblé
qu’«en donnant toute la liberté nécessaire aux chercheurs et aux
historiens, les mieux à même d’écrire» la mémoire en tant qu’état
d’esprit porté par tout un peuple qui en est le dépositaire.
Dans ce contexte, on est en droit de s’interroger : pourquoi les
autorités algériennes devraient-elles «prendre une option» qui paraît
hasardeuse dans un contexte électoral français plein d’incertitudes, que
les pronostics varient d’un jour à l’autre et sachant que le dernier mot
revient au peuple français, seule source de la souveraineté nationale ?
Alors, pourquoi Alger devrait accorder son «onction» à un candidat
plutôt qu’à un autre, même crédité d’un bon score électoral ? Cela reste
une affaire franco-française. Nous concernant, il s’agit de relations
souveraines d’Etat à Etat.
D’autant qu’en France, Etat de droit, la personnalité du Président n’est
pas décisive mais juste utile et nécessaire à la bonne marche des
institutions républicaines, contrairement à ce qui prévaut dans de
nombreux pays arabo-africains.
Ce qui devrait constituer la préoccupation permanente des autorités
algériennes ne serait-ce pas plutôt l’image que donne l’Algérie
d’elle-même en cette période d’incertitudes et de préoccupations quant à
son avenir ? Ces préoccupations et inquiétudes hantent le quotidien du
citoyen algérien et déteignent sur la vision de nos partenaires
étrangers.
En témoignent les différents rapports et articles de presse étrangers
critiques publiés récemment sur notre pays, dont le rapport
parlementaire français en date de janvier 2017(27) et celui d’Amnesty
International (rapport 2016-2017) publié le 22 février(28).La question
mémorielle entre l’Algérie et la France est le reflet d’un rapport de
force prévalant entre les deux pays et qui est actuellement nettement en
faveur de cette dernière. Nous avons constaté a quel point en France,
elle est devenue thème de débat public et pas seulement politique.
Dans ce pays, une partie de la société, notamment les intellectuels et
les jeunes, ne cache plus son soutien au devoir qui s’impose aux
autorités françaises de reconnaître les crimes commis au nom de l’Etat
français en Algérie et partout ailleurs, durant la période coloniale.
Par contre, en Algérie, le monopole mémoriel exercé par l’Etat confine
les débats de société dans un arrière plan dont ne peuvent émerger que
les intellectuels les plus engagés.
Ce rapport de force est aussi le reflet de la place qu’occupe désormais
notre pays dans l’échiquier des relations internationales. Il est bien
loin le temps où l’Algérie était «La Mecque» des mouvements de
libération nationale du monde entier.
Le temps où la voix de l’Algérie était écoutée et prise en considération
par tous les Etats du monde, y compris les plus puissants d’entre eux.
Ce rapport de force ne peut être rééquilibré sans un Etat démocratique,
une bonne gouvernance, le respect des libertés fondamentales du citoyen,
notamment la liberté d’expression, des élections libres, une économie
saine, diversifiée et performante... En un mot, un Etat de droit qui
serve et survive aux hommes.
Quel que soit l’«heureux élu» de la présidentielle française et sa
vision de la question mémorielle, les intérêts bien compris des deux
pays demeurent constants et s’inscrivent dans la dynamique des rapports
de force et de coopération permanente entre deux pays souverains,
nonobstant la qualité des hommes ou des femmes qui les dirigent ou les
dirigeront demain.
M. Z.
Web-graphie 2
15-
http://www.tsa-algerie.com/20170217/colonialisme-repentance-faut-remercier-macron/
16- http://www.toutdz.com/propos-de-macron-sur-la-colonisation-silence-officiel-gene/
17- http://www.voltairenet.org/ article17252.html -Thierry Meyssan
18-http://tempsreel.nouvelobs.com/
rue89/rue89-monde/20120314.RUE8514/les-moudjahidine-algeriens-veulent-criminaliser-le-colonialisme-francais.html
19- http://www.lecourrierdelatlas.com/
algerie-divisions-sur-la-criminalisation-du-colonialisme-francais--2262
Yacine Ouchikh
20- http://ldh-toulon.net/les-binationaux-sont-devenus-des.html
21- http://www.tsa-algerie.com/20160726/liste-postes-exigeant-nationalite-algerienne-exclusive-fixee/
22- http://www.tsa-algerie.com/ 20160119/communaute-algerienne-a-letranger-larticle-51-ou-le-deni-du-droit-du-sang/
23- http://www.tsa-algerie.com/20170214/emmanuel-macron-candidat-defaut-de-lalgerie/
24- http://www.elwatan.com/actualite/les-excuses-sont-importantes-mais-pas-une-priorite-22-02-2017-339791_109.php
25-
http://www.tsa-algerie.com/20170218/propos-de-macron-colonisation-de-timides-reactions-officielles-algerie/
26-http://www.elwatan.com/actualite/la-france-face-a-son-passe-colonial-18-02-2017-339469_109.php
27- http://www.tsa.com/20170120/rapport- officiel-salarme-de-letat-de-sante-de-bouteflika-de-mohamed-vi/
28- http://www.tsa-algerie.com/20170222/constat-severe-damnesty-international-lalgerie/
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