Contribution : La vaccination, une obligation institutionnelle et citoyenne
Par Farouk Zahi
«L’ignorant peut s’infliger des torts que son propre ennemi n’osera
pas.»
(sentence arabe)
L’immunisation des populations contre les maladies infectieuses et dont
certaines, hautement contagieuses, pouvaient entraîner la mort ou le
handicap à vie a été l’arme absolue entre les mains des gouvernants du
XXe siècle. Elle demeure la seule parade à l’infestation du corps humain
par des myriades de micro-organismes connus ou à découvrir, et dont la
dangerosité défie tout arsenal thérapeutique.
Les chercheurs s’échineront encore quelque temps, pour pouvoir éradiquer
le paludisme, le VIH/sida ou même les cancers, fléaux toujours
préoccupants de ce 3e millénaire. Les travaux et les découvertes
d’Edward Jenner(1) et de Louis Pasteur demeureront, en matière
vaccinale, ces avancées scientifiques que l’humanité inscrira sur le
fronton des victoires remportées sur la maladie et la Faucheuse.
Les guerres et les conflits armés ont marqué durablement l’imaginaire
humain par leurs cortèges morbides, le plus souvent mortifères, causés
par de grandes pandémies. On rattache, inconsciemment, le typhus et la
fièvre typhoïde à la Grande Guerre et à la Seconde Guerre mondiale.
Ces maladies emportaient plus souvent les gens vulnérabilisés par la
disette, l’absence d’hygiène et les bouleversements de tous ordres du
tissu social, dut-il être archaïque. Au lendemain de la guerre
d’indépendance, notre pays ne dérogeait pas à la règle. Il fallait tout
entreprendre. La mortalité infanto-juvénile atteignait des cimes
inimaginables. L’espérance de vie moyenne dans la population ne
dépassait guère les 60 ans, dans les conditions les plus favorables. La
seule et unique vaccination de l’ère coloniale se résumait à la
scarification antivariolique ; et ce n’était, certainement pas, par
souci philanthropique qu’elle était pratiquée sur les indigènes, mais
par mesure de protection de la colonie européenne.
La transmission interhumaine du virus de la variole était fulgurante.
Déclarée éradiquée depuis 1978 par l’Organisation mondiale de la santé
(OMS), sa réémergence n’est pas à écarter. La tuberculose, ce spectre du
dénuement social, jetait de pleines cohortes dans l’errance des
sanatoriums ou carrément dans l’antichambre de fin de vie. Des familles
entières, stigmatisées et ostracisées, subissaient, sans recours, les
affres de la contamination. On parlait alors de «mesdour» (pulmonaire)
ou «m’touchi» (touché). Les foyers extra-pulmonaires, méconnus par
«Monsieur Tout-le-Monde», passaient presque discrètement évitant ainsi
la «vindicte» populaire. Il n’y avait que les initiés qui subodoraient
l’atteinte tuberculeuse d’autres organes.
Et ce n’est que vers la fin des années soixante (1968-1969) que le pays,
encore désargenté, s’inscrivait résolument dans l’âpre lutte
antituberculeuse. Il y aura lieu ici de saluer ces femmes et ces hommes
qui ont fait de ce combat un ordre religieux : Mme Boulahbal(2), Mme Aït
Khaled, MM. Chaulet, Larbaoui, Abderrahim, Mokhtari, Lazib et bien
d’autres sont arrivés avec presque rien, mais avec beaucoup de foi, à
hisser le standard national à un modèle internationalement reconnu. La
couvée, formée à l’ombre de ces géants, n’a pas démérité, elle continue
la lutte avec, cependant, les adversités propres à chaque apôtre.
Contrairement à certains de leurs confrères, qui ont opté pour le
confort matériel libéral, ils font de cette lutte un objectif sacerdotal
pour lequel ils n’auront que la reconnaissance de leurs congénères.
La première campagne au BCG est lancée dès l’année mil neuf cent
soixante-huit (1968) par la vaccination indiscriminée qui visait les
cohortes de 0 à 20 ans.
Adossée législativement au décret exécutif 69/88 du 19 juin 1969, elle
est rendue obligatoire à la naissance. En plus du vaccin
antituberculeux, ce texte exécutif concernait concomitamment : la
diphtérie, le tétanos, la coqueluche, la poliomyélite (DTCP) et la
variole. Cette dernière sera supprimée du calendrier vaccinal par le
décret 85/282 rendant obligatoire la vaccination antirougeoleuse.
La rougeole, autre maladie virale hautement contagieuse, emportait par
ses complications, principalement respiratoires, de pleins contingents
de la petite enfance. Selon le Pr J.-P. Grangaud, les populations des
autarcies oasiennes des ksours du Tidikelt et du Gourara,
traditionnellemnt indemnes de cette affection virale, la subissaient
paraoxalement à l’âge adulte. Le désenclavement par les voies d’accès
modernes a vite fait d’introduire le virus dans un milieu jusque-là
vierge. Introduite en 1978, la vaccination antirougeoleuse ne devint
effective et généralisée que suite à son caractère rendu obligatoire par
le décret précité. Aussi, au regard de sa longue pratique, les
appréhensions vis-à-vis du vaccin ne sont pas fondées et ne peuvent en
aucun cas constituer un motif de rejet.
L’Organisation onusienne chargée de la santé (OMS) recommande vivement
cette immunistion et quel que soit le statut vaccinal de l’enfant des
deux paliers de l’enseignement fondamental.
Cette première campagne vaccinale, véritable épopée, connut ses heures
de gloire et ses moments de dépit. La population, encore suspicieuse sur
les intentions des pouvoirs publics, n’adhérait pas spontanément à ce
geste simple, mais combien précieux dans la préservation de l’état de
santé. La campagne vaccinale a eu le mérite de débusquer des multitudes
d’enfants en marge des registres d’état civil en zones enclavées de
montagne, steppiques ou présahariennes. Le geste vaccinal et
l’inscription à l’état civil «s’épaulèrent» pour appréhender ces
cohortes marginalisées par la précarité sociale de l’éloignement ou de
la transhumance. Les collectivités locales jouèrent le jeu des services
de santé balbutiants en leur fournissant les listes approximatives des
nouveaux-nés par douar, fraction ou agglomération.
C’est ainsi que les équipes vaccinatrices découvraient que ces listes
étaient en deçà de la réalité du terrain. Le nombre d’actes dépassait de
loin celui des cibles, ce qui faisait sourire plus d’un. Les moyens de
locomotion et les vivres étaient généralement à la charge de ces mêmes
collectivités locales.
Ces populations, jadis marginalisées par le fait colonial et qui se
voyaient soudain faire l’objet d’attention particulière de la part du
jeune Etat, n’en demeuraient pas moins circonspectes. Les services de
l’Etat colonial qu’ils avaient connus jadis venaient généralement pour
les rançonner par l’imposition ou la conscription. Les comportements de
culture agropastorale façonnés par les besoins vitaux de subsistance
surprenaient l’esprit citadin par des réparties telles que : «Nous avons
pensé que vous êtes venus traiter le cheptel !» Les agents sanitaires
formés sur le tas constituant l’équipe mobile d’action sanitaire de
masse (EMDASM) étaient encadrés par des adjoints techniques de la santé
de l’ancien collège ou de jeunes adjoints médicaux frais émoulus des
premières promotions post-indépendance.
La vaccination au bacille de Calmette et Guérin (BCG)(3), tel est son
nom, est un vaccin lyophilisé (déshydraté à basse température sous vide
pour une meilleure conservation) en flacons de 100 doses. Ce
conditionnement tenait compte du caractère massif de la vaccination et
de la modestie des moyens financiers engagés. Le Fonds international de
sauvegarde de l’enfance (Unicef) s’impliquait dans cette campagne par
des apports substantiels en moyens roulants et matériels de vaccination.
Le geste vaccinal d’apparence anodine posait, cependant, de sérieux
problèmes de technicité si celle-ci n’était pas bien maîtrisée. La
seringue graduée munie d’un piston métallique était de petite contenance
(1 millilitre), soit l’équivalent de 10 doses et extrêmement fragile.
Le dixième de millilitre devait être injecté dans l’épaisseur de la
couche supérieure de la peau de l’avant-bras gauche, chose peu aisée
même pour des mains expertes, particulièrement pour les nourrissons et
la petite enfance. Le produit techniquement bien injecté donnait une
bulle intradermique de forme lenticulaire.
La mauvaise vaccination aboutissait à des incidents plus ou moins
fâcheux que le médecin, quand il existait, prenait thérapeutiquement en
charge. Ces pionniers que l’on ne doit pas cesser de sublimer ont lutté
contre plusieurs fléaux à la fois. L’obscurantisme charlatanesque encore
prégnant dans une société désalphabétisée et acculturée par le déni
d’équité et le non-droit, la malnutrition, terreau idéal de la maladie,
et le dénuement sociosanitaire chronique, furent les principales pierres
d’achoppement qui se mirent au travers des intentions généreuses du
promoteur de santé. Les quelques médecins installés dans le secteur
libéral embryonnaire faisaient les gorges chaudes en matière
d’efficience de la démarche imprimée à l’acte sanitaire délégué. On
déniait au paramédical une quelconque compétence en matière vaccinale,
la considérant comme un geste purement médical. Faute de généraux, il
fallait quand même mener la lutte avec les troufions qui étaient sous la
main. La conjoncture n’offrait pas beaucoup de choix.
Cette vision idyllique a dû persister jusqu’aux années quatre-vingt,
quand le Pr Mohamed Guerinick, éminent réanimateur, chef de service des
UMC au CHU Mustapha, passait outre les états d’âme des uns et des
autres, en confiant l’administration du sérum antiscorpionique aux
agents paramédicaux en l’absence de couverture médicale permanente. Et
c’est ainsi qu’un des objecteurs s’entendit répliquer : «Quand vous
dites que vous n’autorisez pas l’infirmier à injecter du sérum à un
patient victime d’une envenimation scorpionique… moi je vous dirai : le
scorpion, lui, n’a pas sollicité votre permission pour faire son œuvre…
alors de grâce, évitez-nous ces envolées lyriques !»
Le cœur vaillant, on lançait dès la fin de l’année 1972 la première
campagne de lutte contre la poliomyélite. Les résultats de la précédente
campagne nationale de vaccination encourageaient les promoteurs à aller
de l’avant. Les premiers épidémiologistes, conduits par Malika Ladjali,
ont décidé de venir à bout du virus sauvage de la poliomyélite qui
faisait, bon an mal an, près de 1 000 cas de séquelles handicapantes
irreversibles. La petite enfance faisait les frais de cette maladie
invalidante. Il est rare de nos jours, voire exceptionnel de voir un
enfant déambulant avec un appareillage métallique. Le rouleau
compresseur de cette campagne devait débouter hors du milieu naturel, le
virus sauvage de la maladie. On allait utiliser pour la première fois un
vaccin oral à germes vivants atténués. L’enfant vacciné par ce virus va
constituer, selon la truculente expression du Pr A. Soukhal : «Une
petite usine de fabrication de virus vaccinal qui, évacué dans la
nature, va débouter le virus sauvage dont la virulence a alimenté la
maladie jusqu’ici.» Si le problème de technicité ne se posait pas
beaucoup, le spectre d’une chaîne de froid défaillante était bien là et
la répétition du geste à quatre reprises n’était, assurément pas, une
tâche aisée. La défection des usagers pouvait faire capoter l’opération
à tout moment. Il ne fallait surtout pas rater le coche. Cette belle
aventure, lancée par le défunt Pr Omar Boudjellab, ministre de la Santé,
et M. Abdelaziz Bouteflika, ministre des Affaires étrangères d’alors,
renseignait, si besoin était, sur la volonté politique affichée. Il est
revenu à tous deux l’honneur historique de déposer, chacun dans la
bouche d’un enfant, deux gouttes de produit vaccinal à travers un petit
morceau de sucre.
Abdelkrim Soukhal, cité plus haut, affirme que lors de cette campagne,
la société civile qui ne se définissait pas encore par ce vocable, on
parlait volontiers de djemâa villageoise, de fraction ou de tribu, s’est
investie dans cette opération que peu de pays, de même niveau
socioéconomique que le nôtre, pouvaient mener à quelques années à peine
du recouvrement de leur souveraineté nationale. L’acte de
sensibilisation, mené par la section d’éducation sanitaire de l’Institut
national de santé publique (INSP), dirigé par Dr A. Benadouda, était
porté par le spot sanitaire radiophonique et télévisuel.
C’est ainsi que «Mamiche» devenait un personnage central dans
l’éducation des ménages à l’acte de santé. Les anciens se rappellent
encore du couplet : «Talt echhour tatiîm louel…T’nach n’chhar el iaâda.»
Si la campagne du BCG n’est passée qu’une seule fois et en une dose
unique, l’antipoliomyélitique, campagne à cheval sur deux ans (1973-74),
comportait 4 phases, les 3 premières à 1 mois d’intervalle l’une de
l’autre et un rappel de consolidation, 1 an après. Elle concernait
l’enfance âgée de 3 mois révolus à l’âge préscolaire (5 ans). La
deuxième campagne de consolidation entreprise en 1985 était faite sous
le mandat de M. Djamal Houhou, ministre de la Santé et de la Population.
Elle était inaugurée par le défunt Chadli Bendjedid lors de
l’inauguration de l’hopital de Hassi Bahbah dans la wilaya de Djelfa.
Présentées sur un document filmé à l’Assemblée générale des Nations
unies, ces performances en matière de droit à la santé (un des droits
humains fondamentaux) firent ovationner notre pays pendant plusieurs
minutes. Ceci pour l’histoire et ça n’a rien d’un panégyrique.
On impliquait pour la première fois le personnel des secteurs sanitaires
naissants. Les équipes mobiles opérant à partir des wilayas cédaient
graduellement leurs prérogatives aux nouveaux Bureaux de prévention qui
se créaient à travers le territoire national.
On intégrait ainsi aux soins dispensés dans le réseau national l’acte
vaccinal.
Acte majeur de soins de santé de base s’il en fut, il fera partie des
gestes quotidiens de toute structure de santé de proximité. Deux dates
majeures marqueront cette saga dont peuvent en être fiers les pionniers
: la mise en œuvre, dès 1977, du Plan élargi des vaccinations (PEV) et
la mise en place du Système national de surveillance épidémiologique en
1979 qui mettait dès lors la sécurité sanitaire de la population sous
contrôle.
Le calendrier vaccinal, débuté par l’antique BCG, ne concerne,
actuellement, pas moins de huit pathologies.
Cette volonté de couvrir une frange encore vulnérable de la population
scolarisée n’est point une opération conjoncturelle sous-tendue par un
quelconque motif politique, mais la recommandation d’un panel de
scientifiques au diapason avec ce qui se fait de mieux de par le monde.
Qu’est-il observé aujourd’hui, près d’un demi-siècle après, de la
première campagne de vaccination de masse lancée par le département
chargé de la santé ?
Il est regrettable qu’avec plus de moyens de communication, plus de
formation à travers le Net et les réseaux sociaux, des équipes médicales
sont empêchées violemment d’accomplir l’une des missions les plus nobles
et les plus généreuses en direction de l’enfance : la sauvegarde de sa
santé.
Il nous souvient, jadis, que quand des localités ou des franges de
population étaient occultées par une prestation sanitaire, elles le
ressentaient comme un déni d’équité. Une société qui en arrive à
«tabasser» son médecin ou son instituteur est appelée à s’automultiler
jusqu’à disparaître.
F. Z.
(1) Edward Jenner (1749-1823). Médecin britannique. Il réalisa la
première vaccination en découvrant que l’inoculation de l’exsudat des
lésions de la vaccine de la vache conférait l’immunité contre la
variole.
(2) Mme le Pr Boulahbal fut distinguée par l’OMS pour ses travaux de
laboratoire sur la tuberculose.
(3) Albert Calmette (1863-1933). Médecin et bactériologiste français. Il
a découvert avec Guérin le vaccin antituberculeux. Camille Guérin
(1872-1961). Vétérinaire et microbiologiste français, chef de service à
l’Institut Pasteur de Lille. (Source : le petit Larousse).
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