Culture : MES MEMOIRES DE AMAR OUANOUGHI
La sueur des hommes de bonne volonté
Ancien géomètre,
Amar Ouanoughi publie un ouvrage autobiographique écrit avec sobriété,
cependant riche d’informations factuelles et d’enseignements. Une sorte
de «topographie» mémorielle, pourrait-on dire.
Le levé de terrain a comme mots-clés : précision, rigueur, exactitude,
intégrité, travail noble. Dès l’introduction, le lecteur comprend qu’il
a affaire à un homme honnête doublé d’un bourreau de travail, à
quelqu’un qui a fréquenté l’école de la vie et dont le dernier métier
aura été l’écriture de ce livre édité à compte d’auteur.
à l’âge de 75 ans ! «En ma qualité de simple autodidacte outillé d’un
dictionnaire (Larousse), de mes archives personnelles, mais surtout
pourvu d’une mémoire d’éléphant toujours vivace malgré mes 75 ans,
malgré aussi la fatigue due à une longue carrière professionnelle et à
l’état chancelant de ma santé, j’ai pu rédiger moi-même mes
mémoires. Cette tâche m’a pris huit mois de travail acharné», explique
l’auteur. Amar Ouanoughi a été à rude école, celle de la pauvreté et de
la grandeur d’âme. Il fait partie de la génération qui a «vécu
péniblement la guerre de Libération nationale». Sa vie a toujours été un
dur et patient labeur. à partir des vertes années, «ma boulimie pour les
études s’est transformée en boulimie pour le travail», rappelle-t-il,
d’ailleurs, dans son récit. Rien d’étonnant donc à ce qu’un épisode
l’ait particulièrement marqué et révolté. C’était du temps où il était
subdivisionnaire de l’urbanisme, de la construction et de l’habitat (Such)
de la daïra de Bouzaréah (1993-1999). Dans ce livre, il revient à juste
raison sur la cabale qui avait été montée contre lui, le responsable
intègre, «par certains irresponsables qui jonchent l’administration de
notre pays» (introduction). Structure en cinq chapitres, le récit fait
se succéder les événements dans le temps. Le respect de l’ordre
chronologique permet de présenter un homme en qui se résument la vie, la
force morale, la passion du travail.
Amar Ouanoughi est né «le 8 septembre 1941 au village de Ouled-Rezzoug,
Draâ-Kebila, Sétif». Une année terrible : «Année de la
famine ; en langage populaire ‘‘sanat el bou’’. Année du bon
d’approvisionnement en produits alimentaires délivré par
l’administration coloniale au profit des indigènes en raison de la
Seconde Guerre mondiale (1939-1945), en plus de la sécheresse qui a sévi
à cette même époque».
Le petit Amar semble né sous une mauvaise étoile, car sevré du lait
maternel à la naissance («Ma mère perdit son frère mort tragiquement ;
ce choc provoquera la perte de mon allaitement»).
Tout en relatant la misère vécue durant l’enfance, l’auteur revient
aussi sur sa scolarité : «à 6 ans, j’ai été scolarisé à l’école de
Kordjana, village situé à environ 1 km du nôtre. L’école comprenait une
unique grande classe équipée de plusieurs rangées de tables, de bancs et
d’une estrade.» Le texte est émaillé de détails précis, de souvenirs
gardés intacts dans la mémoire. Par exemple, en plus de ses trois
enseignants algériens désignés nommément, le petit écolier avait pour
autre instituteur un certain M. Bayon, «un Breton français amateur de
grenouilles que nous pêchions à la rivière de Ouled-Rezzoug lors de nos
excursions». Dans le deuxième chapitre où il raconte son adolescence,
Amar Ouanoughi change complètement de lieux, de décors et de
personnages. Après le village, c’est maintenant la grande ville.
«Fin octobre de l’année 1955, je fus envoyé à Alger chez ma tante Kamir
pour poursuivre mes études» (terminées en cours moyen 2e année). La
tante habite un bidonville au Clos-Salembier (El-Madania) et elle
travaille comme «bonne (Fatma) chez des familles européennes».
à la fin de la même année, Amar Ouanoughi est inscrit dans une école
privée, en classe de fin d’études. Des études qu’il reprendra en cours
du soir, à l’indépendance, dans l’enseignement moyen puis secondaire.
En 1972, il est major de la promotion géomètres de chantier de l’Iteba
(Institut technique du bâtiment et des travaux publics). Bien avant
cela, en 1956, ce sont «les parents qui débarquent à Alger chez ma tante
Kamir qui nous casera dans une petite baraque de 9 m2 pour neuf
personnes». à l’époque, la famille n’arrêtait pas de déménager d’un
taudis à un autre, dans les bidonvilles.
à l’âge de 15 ans, l’adolescent commence à travailler pour aider son
père. Il est successivement porteur, livreur, vendeur-coursier...
En novembre 1958, il est recruté à la subdivision des VRD (voies et
réseaux divers). Cette structure «nouvellement créée était chargée du
suivi des travaux de réalisation du plan d’aménagement du plateau des
Annassers destiné à l’implantation de 120 000 logements au profit des
indigènes» (plan de Constantine). L’auteur donne beaucoup de détails sur
la subdivision des VRD, la SET (Société des études techniques) et sur
son propre travail. «En qualité d’agent auxiliaire, je devais assumer
les tâches de standardiste, responsable du chauffage en hiver et aide de
l’agent chargé de l’entretien», écrit-il. Remarqué pour son sérieux, le
jeune homme est ensuite affecté à la salle de dessin où, plus tard, on
lui confie «des dessins de plans d’exécutions plus le classement des
plans». Ce sont les prémices de la carrière qui allait s’ouvrir pour
lui... En parallèle, la famille déménage du taudis de Si Abderrahmane
(Clos-Salembier) pour s’installer dans une habitation au Ruisseau.
Pendant ce temps, «la guerre de Libération faisait rage». Amar Ouanoughi
décrit l’atmosphère qui régnait à la subdivision des VRD, où il était
«le plus excité des travailleurs algériens» et où il avait des prises de
bec avec le géomètre Louis Vialet, un ultra. Il raconte aussi les
manifestations du 11 Décembre 1960 et les risques encourus.
à la fin de l’année 1961, l’auteur rejoint le 68e Rale (Régiment
d’artillerie lourde et d’engins) à Trèves, en Allemagne, où il doit
effectuer son service militaire. Les accords d’Evian du 19 mars mettent
fin à sa carrière militaire (il devait suivre une formation pour devenir
sergent) et il est de retour à Alger le 1er juillet 1962. à la
subdivision des VRD, il retrouve Louis Vialet, «unique pied-noir
toujours en poste». Vialet lui propose de faire partie de sa brigade
topographique. La grande aventure commence : «J’ai tout de suite accepté
d’intégrer son équipe. Sous ses ordres, de 1963 à 1967 (date de son
départ en France), j’ai appris les rudiments de ce merveilleux métier.»
Dans le troisième chapitre consacré à sa vie post-indépendance, l’auteur
relate avec moult détails ses activités professionnelles et ce qu’a été
sa «participation à la reconstruction du pays». Il évoque également sa
vie d’homme arrivé à maturité : mariage en septembre 1965, construction
de sa propre maison à partir de l’année 1982 (il était alors chef de la
brigade topographique de la Duch d’Alger).
Le 4 décembre 1993, il est désigné Such de Bouzaréah. C’était l’époque
des DEC (délégations exécutive communales) et des communes souvent mal
gérées. Malgré les nombreuses réalisations à son actif et les projets
lancés (ou relancés) avec succès, le subdivisionnaire va vivre une
situation pénible à partir de mai 1995, une situation «caractérisée par
des pressions et des intimidations subies dans l’instruction des actes
d’urbanisme concernant la commune de Bouzaréah». Amar Ouanoughi raconte,
dans le détail, les «affaires» d’urbanisme et de foncier auxquelles il a
été confronté.
En voulant assumer pleinement ses prérogatives et faire honnêtement son
travail, il dérangeait certains intérêts locaux qui avaient des
ramifications au plus haut niveau de l’administration. Parce qu’il
refusait de «manger» avec eux tout en les empêchant de se sucrer à leur
guise... Résultat, on a tout fait pour ternir la réputation du Such et
pour mettre fin à ses fonctions.
Le GGA (Gouvernorat du grand-Alger), le wali délégué de Bouzaréah, les
directeurs de l’urbanisme et de la construction d’Alger, notamment, ont
agi de connivence dans ce sens. Les agissements d’une mafia.
Le quatrième chapitre évoque les activités professionnelles de l’auteur
après sa mise à la «retraite forcée» (fin de ses fonctions de SUCH le 14
juin 1999 ses adversaires ayant eu raison de lui), son pèlerinage aux
Lieux-Saints en 2006 et son autre construction à Ouled Rezzoug, le
village natal. Le récit s’achève par l’hospitalisation de Amar Ouanoughi
pour une opération cardiovasculaire.
Toujours aussi prolixe, il raconte son admission à l’EHS de Clairval
(Alger) le 26 décembre 2016, en décrivant par le menu détail tout ce
qu’il a vécu et observé durant son hospitalisation. Naturellement, le
plus petit détail est rapporté avec une précision de géomètre ! Divers
documents et photos en annexes (chapitre 5) complètent ce récit
autobiographique. A la fin, le lecteur en sait beaucoup plus sur le
métier de géomètre en Algérie et sur la technique du levé des cartes et
des plans de terrains (topographie). Il a surtout appris à découvrir un
homme pour qui «le travail opiniâtre vient à bout de tout» (Virgile).
Hocine Tamou
Amar Ouanoughi, Mes mémoires, Libre édition, Alger 2017, 162 pages.
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