Actualités : Témoignage d'un syrien bloqué dans le désert marocain
:
«Sortez-nous de cet enfer»
Loin de tous regards, un groupe d’hommes se meurt.
Pour avoir osé prendre le risque de traverser des frontières à la
recherche d’autres membres de leur famille ayant comme elles fui cette
guerre impitoyable qui enflamme la Syrie, 28 personnes risquent chaque
jour le pire. Parmi elles, onze enfants. Pour la première fois, l’un des
membres de ce groupe, que nous avons pu joindre par téléphone hier,
apporte son témoignage sur le calvaire que ses compatriotes et lui
endurent depuis cinquante jours maintenant. Un témoignage bouleversant
qui appelle à une solution urgente avant que le pire ne survienne.
Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Une voix éraillée s’échappe avec
force du combiné téléphonique. Elle sonne déjà comme un cri de détresse.
«Peut-être la sonnerie de l’espoir…», hurle l’interlocuteur sans
attendre de savoir qui se trouve à l’autre bout du fil.
En apprenant que la presse sollicite son témoignage, sa joie décuple.
«Dieu vous garde, faites quelque chose pour que notre enfer prenne fin»,
lance-t-il avec cet accent syrien que la guerre a fait connaître à
travers le monde. «Mon nom est Bessam Raad, mais on me surnomme Abou
Zoheïr, je suis là depuis cinquante jours avec ma femme et mes deux
enfants, le plus jeune a cinq ans.» «Là» se situe à quelques kilomètres
à peine de la frontière algérienne.
Cette bande désertique qui fait jonction entre les Hauts-Plateaux et le
Sahara marocain le retient lui et tous les autres depuis près de deux
mois. «Personnellement, j’ai passé six mois en Algérie, mais je ne
pouvais pas y demeurer plus longtemps, ma famille se trouve en
Allemagne.
D’autres personnes arrivées en même temps que moi dans votre pays
voulaient continuer leur chemin pour rejoindre des proches établis au
Maroc. Mais la folie des hommes en a voulu autrement.»
Un beau jour, Abou Zoheïr et une quarantaine d’autres Syriens décident
de poursuivre leur route. Parmi le groupe, se trouvent trois femmes et
onze enfants. Le plus jeune a deux ans. Les hommes décident de se
déplacer ensemble pour livrer les enfants à des membres de la famille
qui les attendent dans plusieurs villes marocaines. L’opération se
transforme rapidement en naufrage dans le désert. «Nous avons traversé
le territoire algérien sans aucun problème, les Syriens y vivent en
paix, et sans ce besoin de rejoindre les miens, je m’y serais sans doute
établi. Nous avons traversé les frontières sans problème. Le passage
s’est fait par Béni-Ounif.» Les gardes-frontières vous ont-ils laissé
passer sans problème ? Abou Zoheïr répond : «Nous n’avons vu personne,
et personne ne nous a vus, le groupe a poursuivi sa route sans être
inquiété.» Quelques kilomètres plus loin, «les gardes marocains nous ont
interceptés et sommés de ne plus bouger. Ils ont amené des voitures et
nous ont forcés à y embarquer. Nous avions très peur, ils étaient durs
avec nous. Les femmes ont été obligées d’attacher leurs cheveux et de
les dissimuler sous des foulards. Nous n’avons pas compris de quoi il
s’agissait. On a juré nos grands dieux que nous n’étions pas des
terroristes. Faites-le savoir au monde entier, nous n’avons rien à voir
avec le terrorisme, mais on nous traite comme si cela était vrai. Après
avoir roulé un certain temps, les véhicules se sont arrêtés dans un
endroit complètement désert. Ils nous ont posé quelques questions, se
sont assurés de notre identité et nous ont abandonnés sur place.» Les
portes de l’enfer s’ouvrent devant ces réfugiés qui ont cru un jour
pouvoir échapper aux affres de la guerre qui déchire leur pays. «Des
soldats marocains sont venus vers nous et nous ont interdit d’aller plus
loin. Nous n’avions plus le droit d’avancer. Un énorme piège s’est
refermé sur des enfants, des femmes et des hommes à la recherche de
paix.»
Abandonnés sans vivres dans une zone connue pour la nature hostile qui
la caractérise, ils attirent vite la pitié des habitants de la ville la
plus proche. Des secours leur parviennent. Quotidiennement, ils sont
alimentés en eau potable et en nourriture. Les premiers moments
s’écoulent ainsi, mais les jours deviennent des semaines, et les
semaines des mois. Parmi ces réfugiés, certains arrivent miraculeusement
à prendre la fuite. «Des gens les ont aidés et ils ont pu ainsi
poursuivre leur chemin, raconte encore Abou Zoheïr. L’un d’entre nous
est déjà arrivé en Allemagne, il a beaucoup de chance ; Dieu, faites que
je puisse comme lui rejoindre ma famille là-bas.» C’était avant le
tapage déclenché par les autorités marocaines. Pour des raisons non
encore déterminées, le royaume a accusé l’Algérie d’avoir volontairement
laisser passer ce groupe de réfugiés syriens pour déstabiliser son
voisin. De quelle manière ? Les Marocains n’en disent rien, mais
convoquent l’ambassadeur d’Algérie à Rabat.
Le monde apprend ainsi avec effroi le drame de ces Syriens bloqués aux
frontières marocaines. Une femme enceinte nécessitant une césarienne
d’urgence est signalée. Des organisations humanitaires crient au
scandale et appellent l’Algérie et le Maroc à débloquer la situation.
Alger décide alors de porter secours aux concernés et annonce au HCR
(Haut Commissariat aux réfugiés) sa décision d’accepter le groupe et de
l’aider à effectuer des regroupements familiaux dans les pays étrangers
où se trouvent leurs familles. Contre toute attente, l’opération tourne
court. Une information non démentie, publiée il y a quelques jours par
El-Khabar, affirmait que les organisations humanitaires s’étant rendues
à Figuig pour acheminer les réfugiés vers l’Algérie ont été surprises de
découvrir que le lieu indiqué était vide.
Les autorités marocaines affirmaient, quant à elles, ne pas savoir où se
trouvait le groupe. «Personne n’est venu vers nous, indique, quant à
lui, Abou Zoheïr. On ne sait pas ce qui s’est passé. Des soldats
marocains sont venus, ils ont amené des tentes et se sont installés tout
autour du lieu où nous nous trouvons. Ils ne nous ont rien dit, sauf
qu’ils nous tireraient dessus au cas où l’un d’entre nous bougeait
d’ici.»
Fort, heureusement, nous apprend la même source, la femme enceinte a pu
être évacuée avant l’accélération des évènements. «On l’a fait fuir
grâce à la complicité des gens autour, elle est sauvée, Dieu merci. Mais
ceux qui sont restés sur place payent le prix des derniers évènements.
Ils ont interdit aux habitants de la ville de nous aider. Voilà huit
jours que plus personne ne vient nous voir. Nous avons vécu avec ce qui
nous restait comme aliments, mais, depuis trois jours, les réserves sont
vides. Nous n’avons plus une goutte d’eau. Il y a un fleuve salé à
Figuig, c’est là que nous nous abreuvons avec nos enfants. C’est
horrible de boire de l’eau salée, les enfants n’en peuvent plus.
Imaginez l’état de ce gosse de deux ans. Il fait une chaleur torride,
près de cinquante degrés et nous n’avons même pas où nous abriter. Ils
ont ramené des tentes neuves pour eux, mais laissent mourir de soif et
de chaleur des femmes et des enfants. C’est une honte.»
Son épouse Manal prend à son tour le combiné et raconte : «Sortez-nous
d’ici, sauvez-nous. Nous avons faim et soif. Nos yeux sont enflammés en
raison des vents forts et chauds qui se lèvent en fin de journée. Il ne
me reste que quelques dattes à donner à mes enfants ce soir, ensuite
plus rien. Nous allons mourir. Nous sommes épuisés.
Parmi nous, un homme souffre des reins, nous n’avons pas de quoi le
soulager. Regardez, il y a plein de scorpions autour de nous.» Sa petite
fille de cinq ans prend à son tour le téléphone. Aucune voix n’en sort.
Sa gorge est sèche, ses yeux brûlent. Sa mère éclate en sanglots…
A. C.
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