Corruptions : Indépendances et gouvernance
L’Afrique n’est pas sortie de l’auberge !


On pourrait formuler l’hypothèse que des modes de colonisation et des expériences coloniales différents aient pu exercer une influence sur les modes de gouvernement post-coloniaux. Mais outre que la colonisation belge a été au moins aussi différente de la colonisation française que la colonisation anglaise, les colonisateurs ont eux-mêmes exercé des pratiques coloniales bien différentes selon les pays occupés : le Maroc n’a pas été colonisé de la même façon que l’Algérie, ni le Sénégal que la République centrafricaine.
La différence qu’on met traditionnellement en avant entre la colonisation anglaise indirecte et la colonisation française directe a elle-même été bien exagérée : elle ne correspond pas vraiment aux pratiques et en tout cas pas à des pratiques uniformes. De toute façon, il serait difficile d’en tirer des conséquences simples et immédiates concernant la corruption. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’au moment des indépendances, les ex-colonies anglaises semblaient avoir des élites mieux préparées à prendre en main les destinées de leur pays. Pourtant, dès les années 1960, le Nigeria se signale à l’attention par son niveau de corruption. C’est pourquoi toute généralisation semble impossible.
En tout état de cause, lorsqu’il y a eu des différences de corruption, elles se sont largement effacées en raison de la crise économique. La corruption a tendu à devenir à la fois systémique, c’est-à-dire une corruption qui constitue la règle plutôt que l’exception, et généralisée à l’ensemble du continent. Elle s’est même développée dans des régions jusque-là relativement épargnées comme l’Afrique australe, par exemple au Malawi et au Zimbabwe.
En deuxième lieu, face à une littérature relativement importante sur le thème de la corruption en Afrique, rares sont les études — à notre connaissance — qui s’appuient sur des enquêtes empiriquement fondées, alors qu’abondent les généralisations hâtives et les approches essentiellement normatives. Le recours récent à la technique du sondage d’opinion ou des enquêtes quantitatives extensives, s’il peut contribuer à mieux définir les grandes tendances du phénomène, ne permet pas une exploration plus fine des modes d’enchâssement social et culturel de la corruption (politique, administrative, voire privée) dans ses manifestations les plus quotidiennes.

Déliquescence et criminalisation des États
Enfin, il faut rappeler que, las des débats houleux qui opposent les tenants de l’«afropessimisme» aux chantres du renouveau de l’Afrique par la revanche de la société civile, nombre d’observateurs avertis préfèrent adopter un «pessimisme méthodologique». Face au constat de la banalisation de la corruption en Afrique, de la déliquescence et de la criminalisation des États, de la privatisation interne de leurs bureaucraties, il vaut mieux s’abstenir de se lancer trop tôt dans de nouvelles croisades pour la réforme de l’Etat, mais réfléchir, en s’appuyant sur des données empiriques issues du croisement d’observations, d’entretiens et d’analyses documentaires, sur les logiques et les mécanismes qui façonnent le fonctionnement au quotidien des Etats africains. Les tenants du statu quo recourent parfois à l’argument selon lequel la «bonne gouvernance» serait un bâton fabriqué dans les pays industrialisés pour «battre» les pays en développement et les pays en transition.
Ce raisonnement suppose que la «bonne gouvernance» est un concept du XXe siècle, mis au point par les pays industrialisés pour servir leurs propres besoins. Même une lecture en diagonale de l’histoire suffit pour s’apercevoir que cela est loin de la vérité. Tout au long des siècles, il y a eu des dirigeants éclairés qui ont cherché à instaurer et à maintenir des systèmes de gouvernement justes et honnêtes. Ceux-ci n’étaient pas confinés à l’Europe, mais répandus dans toutes les régions du globe. La dynastie chinoise des Chin (221 av. J.-C.), le second calife des musulmans Omar 1er (634-644), et le roi Charles XII de Suède (en 1713) ne sont que trois exemples de ces tentatives effectuées dans différentes cultures tout au long de l’histoire. Mais on voit aussi comment la corruption en Afrique ne correspond pas à des finalités uniquement économiques d’enrichissement individuel, mais qu’elle a aussi des fonctions politiques et sociales qu’on ne peut ignorer. Elle se greffe sur le sous-développement, tout en vidant de leur contenu les politiques dites de développement. On ne voit pas comment un quelconque développement peut voir le jour dans de telles conditions, non pas que le développement suppose nécessairement la disparition de la corruption — les expériences asiatiques et occidentales nous montrent le contraire —, mais que ce type particulier de corruption, à la fois systémique et patrimonial, ne peut qu’étouffer tout développement.
La grande corruption, nourrie pour la plus grande part par la corruption internationale, se trouve au cœur de la vie économique et politique de l’Afrique. Elle se greffe essentiellement sur les flux financiers liés aux échanges économiques internationaux : import-export, investissements lourds, ressources minières, aide internationale publique... La prise en considération de l’ensemble de ces paramètres montre à quel point la lutte contre la corruption paraît à la fois indispensable et particulièrement difficile en Afrique.
Djilali Hadjadj



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