Chronique du jour : Kiosque arabe
Photoshop, pour gommer l'autre
Par Ahmed Halli
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Tous
les supporters algériens du club espagnol, le FC Barcelone, connaissent
le blason de l'équipe de football, célèbre dans le monde entier, et qui
reprend grosso modo les armoiries de la cité catalane. Ce blason,
dessiné par un joueur du club en 1910, porte en haut et à gauche une
croix rouge sur fond blanc, la croix de Saint-Georges, le fameux
pourfendeur de dragons. Jusqu'à ce que la phobie de l'autre, de
l'étranger, du non-musulman, s'empare de ce pays, d'est en ouest et du
sud au nord, des jeunes et moins jeunes trouvaient normal de porter le
maillot du «Barça», frappé du célèbre écusson. Puis des sentinelles
postées sur les miradors de notre «mur de Berlin» ont scanné les
armoiries, comme ils scannent par atavisme les tenues recouvrant les
formes féminines. Consigne a donc été donnée aux contrefacteurs et
fabricants d'imitations homologuées par fatwas de bannir la croix de
Saint-Georges, qui heurte nos sentiments religieux. C'est ainsi que par
un simple coup de gomme magique, la croix(1) a été privée de sa barre
horizontale, et comme le vide aurait été trop béant, on a laissé
subsister la barre verticale. Il aurait été plus simple de supprimer le
blason en entier, mais comme le club est aussi une affaire juteuse pour
nos marchands du temple, ils ont eu recours à ce petit artifice,
générateur de grands bénéfices.
Avant que la censure politico-religieuse ne s'impose comme méthode de
gestion de la culture, avec ses fruits juteux par ailleurs, on avait eu
droit à des méthodes moins élaborées, pour ne pas dire ridicules. On se
souvient du sifflet de l'oncle Zébulon, ce chef de caravane, héros d'une
série western américaine, diffusée par la chaîne unique, et beaucoup
moins bien nantie qu'aujourd'hui. Dans cette série, les pionniers de la
conquête de l'Ouest interpellaient leur guide et chef par le
traditionnel diminutif, composé des trois premières lettres du prénom
suscité(2). Et comme dans chaque épisode, l'omniprésent guide était
souvent sollicité et hélé par le petit nom phonétiquement incorrect,
cela donnait des sifflements, source d'hilarité. Ainsi la morale était
sauve et les rieurs pouvaient remballer leurs critiques et leurs
protestations, sans essayer d'empêcher la caravane encore à sourire.
Seulement, ces petits actes de censure que l'on pouvait attribuer
indistinctement à la bêtise ou à l'ignorance sacrée sont devenus les
grains inamovibles d'un chapelet maléfique enserrant le monde
arabo-musulman. Avec le conflit syrien et en toile de fond la guerre
ouverte entre le wahhabisme saoudien et le chiisme des ayatollahs
iraniens, la xénophobie arabe a déployé ses ailes.
On sait que des ulémas d'Al-Azhar et des prêcheurs intégristes égyptiens
ou autres s'emploient sur les chaînes satellitaires à propager la haine
contre tous ceux qui ne sont pas musulmans. Ces anathèmes jamais
poursuivis et encore moins punis sont dirigés spécialement contre la
communauté chrétienne d'Égypte, régulièrement visée par des attentats.
La semaine dernière, une revue saoudienne Sayidati(3) a franchi un
nouveau palier dans la détestation et la négation de l'autre en
retouchant, sans l'en aviser, la photo d'une chanteuse libanaise. Nadjwa
Karam, une vedette de la chanson arabe, est maronite, comme l'indiquent
clairement les nombreuses photographies sur ses albums et dans les
journaux et revues. En dehors de ce signe distinctif, la chanteuse ne
fait pas de prosélytisme et s'abstient de s'appesantir sur ses
convictions religieuses dans un monde arabe, où seul l'Islam rigoriste a
droit de cité. En dehors de cela, les autres croyants, mécréants, ou
athées doivent raser les murs, marcher sans marteler le sol, et surtout
s'abstenir de montrer des signes visibles de leur foi. En vertu de ce
diktat, la revue Sayidati a publié une photo de la star sur laquelle la
croix qu'elle portait en pendentif a été purement et simplement effacée,
comme l'indique l'écrivaine Dalaa Moufti.
Le logiciel «Photoshop», prêtant la main si j'ose dire à une opération
de censure religieuse, cela n'était encore jamais arrivé, semble-t-il,
en dehors des «fakes» et autres «hoaxs», assaillant la toile. Devant les
protestations de l'intéressée, la revue a essayé de s'en tirer avec une
pirouette en prétendant qu'il s'agissait d'une initiative personnelle de
l'infographe de service. En attendant, la photo originale a bel et bien
été publiée sans le pendentif, comme le note Dalaa Moufti, qui se
demande si le magazine féminin ne nie pas sciemment l'existence des
Arabes non musulmans. «Ces Arabes sont de cette terre, ils ont contribué
à sa renaissance, à travers l'histoire, alors qui es-tu toi pour biffer
leur existence en appuyant simplement sur un bouton ?» lance-t-elle,
s'adressant plus à la direction de la revue qu'à son employé. L'auteure,
qui collabore aussi au journal électronique libanais Shaffaf, voit dans
cet incident l'effet de l'intolérance religieuse. Cette attitude et la
violence dont sont victimes les chrétiens dans le monde arabe,
auraient-elles provoqué un sentiment de repli chez ces derniers, poussé
jusqu'à la dissimulation ? s'interroge Dalaa Moufti. Et de rappeler une
célèbre caricature du regretté Nadl Al-Ali, parue dans le quotidien A-Qabas,
il y a quelques années. Dans ce dessin, un personnage interroge un autre
en ces termes : «Es-tu musulman ou chrétien, sunnite ou chiite, druze ou
alaouite, copte ou maronite ?» Et l'autre de répondre sèchement :
«Arabe, espèce de bourricot !» Dalaa Moufti rappelle encore l'exil
massif des chrétiens d'Orient, sous les effets des persécutions
diverses, telles que meurtres et destructions des églises. Elle se
demande si une autre génération d'Arabes n'a pas pris la relève des
bourreaux, en effaçant l'identité chrétienne, ne serait-ce que sur les
pages d'une revue.
A. H.
(1) On peut en dire autant pour le blason du Real Madrid, de Zidane, où
la petite croix presque invisible surmontant la couronne royale peut
être escamotée par un simple recadrage.
(2) Vous avez remarqué qu'en dépit de ma hardiesse légendaire, je n'ai
pas osé transcrire ce surnom affectueux, ce qui vous montre qu'on n'agit
pas toujours par respect des convenances face à une société sur le
qui-vive maladif.
(3) Sayidati est une revue féminine saoudienne, éditée d'abord à
Londres, avant de se transférer à Dubaï, elle se veut représentative des
aspirations de toutes les femmes arabes, mais intra-muros.
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