Chronique du jour : A fonds perdus
Le libéralisme en question
Par Ammar Belhimer
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Quel
avenir pour l’ordre libéral à la lumière de la percée des nationalismes
et des populismes dans le monde capitaliste ?
Foreign Affairs tente de le dessiner sous la plume de deux observateurs
avisés, Jeff D. Colgan et Robert O. Keohane(*).
A leurs yeux, l’année 2016 marque un premier virage essentiel se
rapportant aux forces qui modèlent la politique étrangère, laquelle
découle, désormais, moins des relations entre Etats que de leurs
particularités internes.
L’expression la plus manifeste d’un tel tournant est illustrée par la
décision du Royaume-Uni de quitter l'UE, ou Brexit, et l'élection de
Donald Trump en tant que Président américain.
Les deux auteurs voient dans cette évolution la marque d’un «leader
populiste (qui) prétend représenter le peuple et cherche à affaiblir ou
à détruire des institutions telles que les législatures, les magistrats
et la presse et à rejeter les restrictions externes pour défendre la
souveraineté nationale.»
Il convient toutefois d’éviter la confusion entre populisme de gauche et
populisme de droite : le premier œuvre «à “immerger les riches” au nom
de l'égalité ; le second veut supprimer les contraintes sur la richesse
au nom de la croissance». Le charisme du leader et l’aversion aux
limites de la souveraineté et à des institutions puissantes sont les
deux principaux vecteurs de ce dernier.
«De telles institutions sont, bien sûr, des éléments clés de l'ordre
libéral: pensez aux Nations-Unies, à l'UE, à l'Organisation mondiale du
commerce (OMC) et à d'importantes alliances comme l'Otan. Grâce à eux,
l'ordre dirigé par Washington encourage la coopération multilatérale sur
des questions allant de la sécurité au commerce et aux changements
climatiques. Depuis 1945, l'ordre a aidé à préserver la paix entre les
grandes puissances et à décourager des pays comme l'Allemagne, le Japon,
l'Arabie Saoudite et la Corée du Sud d'acquérir des armes nucléaires.»
Cet aspect de la consolidation de la paix de l'ordre libéral a été «un
succès extraordinaire».
Le hic est que cet ordre est de plus en plus déconnecté des populations
qu’il gouverne : «Depuis le début des années 1980, les effets d'un
programme économique néolibéral ont érodé le contrat social qui avait
précédemment assuré un soutien politique crucial pour l'ordre.»
Le contrat social qui était au cœur de la démocratie libérale disposait,
formellement, que les personnes désavantagées par les forces du marché
ne pouvaient pas rester trop loin derrière, en préservant notamment
l’ascenseur social.
Les élites néolibérales ont violé ce contrat : «Entre 1974 et 2015, le
revenu médian réel des ménages américains sans diplôme d'études
secondaires a diminué de près de 20%. Ceux qui possèdent des diplômes
d'études secondaires, mais sans aucune formation universitaire, ont vu
leurs revenus chuter de 24%. Ceux qui ont un diplôme universitaire ont
vu leurs revenus et leurs richesses se développer ; parmi ces
Américains, le revenu médian réel des ménages a augmenté de 17%.»
Le fossé se creuse en termes de revenus, mais pas seulement. Il touche
des espaces jusque-là insoupçonnés : les territoires : «Les différents
groupes d'Américains vivent dans des mondes séparés. Les mieux lotis ne
vivent plus près des pauvres ou n’interagissent plus avec eux dans les
institutions publiques autant que d'habitude. Cette auto-ségrégation a
altéré un sentiment de solidarité de la vie civique américaine: même si
les technologies de la communication ont relié les gens comme jamais
auparavant, différentes classes sociales se sont séparées, devenant
presque étrangères les unes aux autres.»
La conséquence de telles cloisonnements a été de rendre incompatibles la
solidarité et la démocratie.
Une tare essentielle du système néolibérale a été également perdue de
vue : «Les élites économiques ont conçu des institutions internationales
pour servir leurs propres intérêts et créer des liens plus étroits entre
eux et les gouvernements. Les gens ordinaires ont été exclus. Le moment
est venu de reconnaître cette réalité et de pousser à des politiques qui
peuvent sauver l'ordre libéral avant qu'il ne soit trop tard.»
«Les élites ont profité de l'ordre libéral mondial, parfois par
inadvertance, parfois intentionnellement, pour s’accaparer des richesses
au cours des dernières décennies, et ils n'ont pas beaucoup partagé avec
les classes moyennes et inférieures.» Aussi, convient-il de ne pas
sous-estimer «la menace que ce changement politique pose à l'ordre
libéral».
La sous-estimation des dangers du populisme affecte y compris les
milieux de l’industrie et de la finance : « Les dirigeants d'entreprises
et les marchés boursiers, qui auraient pu servir de frein à la ferveur
populiste, ont plutôt récompensé des propositions pour des taxes plus
faibles sans aucune réduction des dépenses publiques. C'est une myopie
(…) Cette position rappelle la façon dont les aristocrates français du
dix-huitième siècle ont refusé de payer des taxes tout en se livrant à
de coûteuses aventures militaires étrangères. Ils s'enfuirent pendant de
nombreuses années, jusqu'à ce que la Révolution française mette fin à
leurs privilèges. Les élites d'aujourd'hui risquent de commettre la même
erreur.»
La révolte populiste se nourrit par ailleurs de «deux facteurs
contributifs découlant de l'ordre international» :
• Primo, une perte de solidarité nationale provoquée par la fin de la
guerre froide : «Au cours de ce conflit, la menace soviétique perçue
avait suscité un fort sentiment commun non seulement entre les alliés de
Washington, mais aussi au sein des institutions multilatérales. Les
psychologues sociaux ont démontré l'importance cruciale de “l'autre”
dans la formation de l'identité, tant pour les individus que pour les
nations (…) La chute de l'Union soviétique a enlevé l’“autre” de
l'imaginaire politique américaine et réduit ainsi la cohésion sociale
aux États-Unis. La fin de la Guerre froide a généré des difficultés
politiques particulières pour le Parti républicain, qui était depuis
longtemps un bastion de l'anticommunisme. Avec la disparition des
Soviets, les élites de Washington ont progressivement remplacé les
communistes. Le trumpisme est l'extension logique de ce développement.»
• Secundo, un mécontentement à l’endroit de l'ordre libéral associé à un
«dépassement multilatéral» : «L'interdépendance exige que les pays
réduisent leur autonomie afin que des institutions telles que l'ONU et
la Banque mondiale puissent faciliter la coopération et résoudre les
problèmes mutuels. Mais la tendance naturelle des institutions, de leurs
dirigeants et des bureaucraties qui accomplissent leur travail est
d'élargir leur autorité. L'effet cumulatif de telles expansions
d'autorité internationale consiste à limiter excessivement la
souveraineté et à donner aux gens le sentiment que des forces étrangères
contrôlent leur vie. Étant donné que ces institutions multilatérales
sont éloignées et antidémocratiques — malgré leur rhétorique inclusive —
le résultat est leur aliénation publique.»
Un conseil : «Comme l'a soutenu le psychologue social Jonathan Haidt,
les progressistes doivent apprendre à parler d'honneur, de fidélité et
d'ordre, en plus d'égalité et de droits.»
A. B.
(*) Jeff D. Colgan and Robert O. Keohane, The Liberal Order Is Rigged :
Fix It Now or Watch It Wither, Foreign Affairs, mai/juin 2017
https://www.foreignaffairs.com
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