Contribution : Serait-il impossible de vivre debout ?(1)

Par Mohamed Djaafar
Colonel à la retraite, auteur [email protected]

Comment ne pas s’inviter dans le débat qui s’anime à l’initiative de M. Boukrouh qui, faut-il le souligner, ne s’est jamais lassé d’écrire, de sensibiliser, de s’indigner ? Comment rester à l’écart quand on voit les chacals sortir leurs crocs, quand on vit les mêmes humiliations que la plupart des Algériens, quand on assiste, impuissant et indigné, au délitement d’un système moribond devenu mortel pour l’avenir du pays, quand on voit, la rage au ventre, des dirigeants, qui se savent déjà condamnés par l’Histoire, déterminés à entraîner le pays entier dans leur chute?
Les Algériens les connaissent trop bien et ont dressé leurs bilans depuis fort longtemps. Ils n’ont guère besoin d’un nouveau constat, de quelqu’un qui vienne leur raconter, une fois de plus, comment et pourquoi on en est arrivé là.
Pour le commun des mortels, pour l’homme de la rue, pour le cadre moyen comme pour le haut fonctionnaire, pour le taxieur ou le coiffeur, la situation est claire, nette et précise, le constat limpide, inutile de se saper le moral à ressasser toutes les inepties qui ont jalonné tant de mandatures stériles. Il suffit de savoir qu’en quelques années, nous avons effectué un voyage sidéral sur le chemin de la désagrégation. Nous avons tourné le dos au progrès et à la modernité pour entamer une longue marche vers le néant et l’obscurantisme sous l’œil suffisant des beggarine, ces bien nommés, des charlatans et des majordomes qui se sont fixés comme but ultime l’abrutissement du citoyen pour permettre son asservissement ou, pour reprendre un concept indémodable, parachever sa colonisabilité.
Nous voguons allègrement vers l’anéantissement, sans volonté d’être, sans désir d’exister par nous-mêmes, amoureux de raccourcis et de fuites en avant, nous nous nourrissons de faux-fuyants et de fausses gloires, accrochés à un passé moyenâgeux sublimé et irréel qui n’est pas le nôtre.
Nous sommes tous responsables de cette déliquescence généralisée, clament les voix compétentes. Mais alors que dire de toutes ces Algériennes et de tous ces Algériens qui se sont battus et qui luttent inlassablement pour un Etat de droit, pour une société plus juste, qui rappellent chaque jour que Dieu fait à nos augustes décideurs qu’on ne peut pas édifier une nation avec la mauvaise foi, la corruption et le mensonge.
S’il ne fait aucun doute que chacun de nous s’est trouvé à un moment ou à un autre de son parcours devant une situation qui a interpellé, parfois violemment, sa conscience, la responsabilité collective demeure une notion à la fois vague et complexe mais où chacun finit par se retrouver seul face à ses actes. Et chaque acteur demeure comptable devant la loi et l’Histoire.
En éludant l’implication individuelle souvent déterminante, en occultant les prédispositions des uns et des autres et leurs capacités à faire et à dire, la notion de responsabilité collective fait fi de l’adage populaire qui nous enseigne avec justesse que c’est au niveau de la tête que la canne est tordue. N’est-ce pas là une métaphore que l’Histoire a souvent confirmée ? Le responsable politique comme le père de famille, tels des phares au milieu de flots déchaînés, ont toujours indiqué la voie à suivre.
La moindre torsion au sommet provoque toujours un phénomène à croissance exponentielle vers la base. Et ce ne sont certainement pas mes amis matheux qui me contrediront. S’il fallait être plus explicite, plus terre à terre, l’on dirait simplement que le mauvais exemple a cette faculté extraordinaire de se propager à l’infini, de se multiplier et de se répandre comme une traînée de poudre, comme cette maladie innommable, Dieu nous en préserve tous.
C’est dans cette optique qu’on nous a toujours appris, dans la prime enfance comme dans les grandes écoles, que tout individu, à quelque niveau qu’il puisse être, a une obligation d’exemplarité et d’éducation. Donner l’exemple, être irréprochable ou, à tout le moins, essayer de l’être dans la vie de tous les jours, dans la rue comme à la maison, transmettre inlassablement ces valeurs, voilà déjà un grand défi.
Quant à prétendre commander aux hommes, gérer le bien public, présider aux destinées d’une nation, le programme est d’une tout autre ampleur et d’une grandeur telle qu’il ne peut s’accommoder d’ambitions étroites, de petits destins, d’intrigues et de calculs égoïstes.
Quand on sait encore le nombre d’opportunistes, de robots et de courtisans, pour paraphraser notre vénéré Ferhat Abbas que des aventuriers ont réduit au silence, quand on sait le nombre vertigineux de chiyatine qui infestent les arcanes du pouvoir, on reste sans voix devant l’immense gâchis.
Les chiyatine, braves gens, et j’en connais un bout, ne font pas seulement dans le chichi. Ils font commerce de leur servilité dans les couloirs de la République comme les grues sur les trottoirs, mais savent être plus féroces que les maîtres dont ils s’enorgueillissent d’être les domestiques… en attendant de leur planter une dague entre les épaules.
Que faire alors sinon s’en éloigner le plus loin possible, prendre ses distances, couper le cordon ombilical, amputer le membre gangréné pour sauver ce qui peut l’être, c’est-à-dire sa dignité ? Mais voilà qu’ils viennent de franchir un nouveau palier dans l’indécence en tentant d’intimider les honnêtes gens pour les faire taire. Se croient-ils tout permis ? S’imaginent-ils éternellement dans l’impunité ? Mais il est vrai qu’ils ne connaissent pas La Pasionaría et ne peuvent pas savoir que les femmes et les hommes bien nés ne vivent pas à genoux.
Ainsi donc, et pour reprendre une expression chère à Antonio Gramschi, ce vaillant prisonnier que des fascistes répugnants ont voulu réduire au silence sans jamais parvenir à lui voler la faculté de penser, pour reprendre sa citation en l’adaptant à notre présent douloureux, la République algérienne traficotée en 1963 se meurt ; la nouvelle République tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.
Que faire, alors ? s’interroge le citoyen, angoissé. On continue de se regarder en chiens de faïence, de se jeter des inchallah, des hamdoulillah et autres peaux de bananes, de regarder les beggarine se gratter le bas-ventre et souiller les palais de la République, de compter les sacs- poubelles regorgeant de billets de banque en espérant que le Bon Dieu daigne se tourner dans notre direction et décréter enfin une ère de bonne gouvernance pour cette pauvre Algérie et son peuple malmené par ceux qui sont censés faire son bonheur ?
Le peuple des millions de chouhada, depuis les épopées héroïques du XIXe siècle aux martyrs de la décennie noire en passant par les glorieux chouhada anonymes de mai 1945, le peuple de Abane Ramdane et de Ben M’hidi, étouffés tous les deux parce qu’ils ne respiraient que par et pour la patrie, ce peuple manquerait-il à ce point de ressources pour se laisser intimider par la force brutale, pour accepter l’avilissement par chiyatine interposés, pour rester à l’écart du progrès et de la démocratie, en marge de l’humanité ?
Les desseins diaboliques ne manquent pas qui ambitionnent de faire taire définitivement ce peuple qui a mené l’une des plus grandes guerres de libération du XXe siècle, en muselant ses élites, en leur imposant des camisoles de force, pour, au final, le dépouiller de ses richesses et de sa dignité.
Toutes les tentatives pacifiques d’émancipation de la société algérienne depuis un demi-siècle se sont heurtées à l’opposition bête et méchante de décideurs planqués dans l’anonymat des cabinets noirs.
Depuis 55 ans, ils dénient aux Algériens le droit de s’émanciper, de s’organiser, de se doter de partis et de peser sur la vie politique de leur pays, de leur village, de leur quartier. Décrétant sottement qu’il n’existe pas d’opposition en Algérie, ils se sont attelés à persécuter les hommes libres.
Existe-t-il, dites-moi, un Etat viable, un pays respectable sans opposants, sans contre-pouvoir, sans opposition, sans liberté d’expression ?
N’y voyez-vous pas quelques similitudes avec les desseins néocolonialistes ? Avons-nous été recolonisés à notre insu ? Sommes-nous réellement indépendants ? L’avons-nous jamais été ? Serions-nous sous l’empire d’une volonté étrangère, celle de l’ancienne puissance coloniale par exemple ? Si tel devait être le cas, chers amis, c’est à Paris qu’il faudra adresser vos requêtes.
L’entreprise de recolonisation des Algériens a commencé un certain 31 juillet 1963 lorsque des aventuriers ont fait adopter la première Constitution algérienne dans un cinéma. Ils ont réduit au silence les patriotes et donné la parole aux charlatans.
Mais ils iront encore plus loin, beaucoup plus loin, sans se rendre compte qu’ils étaient en train de se recoloniser eux-mêmes pour reprendre une expression chère à notre divine Taos Amrouche que les sbires de Boumediene ont empêchée de chanter dans sa langue maternelle au Festival culturel panafricain.
Ne sont-ce pas là quelques émanations du fameux code de l’indigénat que la IVe République française a pourtant abrogé voilà plus de 70 ans ? Prenez garde, camarades, les nostalgiques de ce monstre juridique sont légion dans les méandres du pouvoir.
N’ont-ils pas instauré l’autorisation de sortie du territoire national, disposition mémorable figurant en bonne position dans ce code esclavagiste ? Et qu’on ne vienne pas me dire que c’était une mesure conjoncturelle, dictée par ceci ou par cela ou, comme l’ont écrit certains sans rougir, qu’il suffisait d’avoir ses «entrées» pour l’obtenir ! Quel cynisme ! Et quelle dignité !
Mais alors, qu’est-ce qu’il y a lieu de faire ?
Il se trouve qu’on ne peut pas aller de l’avant en faisant table rase du passé. On évoluerait les yeux bandés, on avancerait «en arrière» comme l’a si joliment rapporté la sagesse populaire, on irait au gré des vents, sans perspective.
Au mieux, on ferait du sur-place. Nous devons nous inspirer du passé pour éviter les écueils qui nous ont menés à la faillite.
Nous avons tout essayé, la ruse et la tentation, la peur et la corruption, l’islamisme et la haine, nous avons exclu, parfois de manière dramatique, les adversaires, nous les avons assassinés, emprisonnés, exilés, bannis de leur pays, nous avons fait taire les philosophes pour donner la parole aux charlatans, vénéré l’injustice et la violence, poussé le citoyen au mensonge et à la mauvaise foi, à la délation et à la trahison, nous avons empêché la société de s’organiser, combattu toute forme d’opposition, fabriqué des chiyatine et des beggarine par paquets, comme des mouches, pour, au final, aboutir à une déconfiture totale, lamentable, honteuse. Nous sommes devenus la risée de l’étranger et nous voulons aujourd’hui tous fuir le pays de nos ancêtres pour vivre loin des interdits.
En un mot, nous avons fait preuve d’un défaut d’intelligence manifeste. Nous avons géré nos affaires, toutes nos affaires, des plus importantes au plus insignifiantes, en recourant à la zkara, à la hogra, à l’égoïsme, à la méchanceté, à l’incivisme, à la jalousie, au mieux à l’émotion mais jamais à l’intelligence et à la raison et à la lucidité qui en découlent.
Livré à lui-même dans un univers maffieux, sans repères, sans phare pour l’orienter vers ce qui est beau et sain, sans intelligence, l’Algérien est en train de devenir un zombi, invivable et infréquentable, un personnage stressé et mal éduqué que des islamistes sans foi ni loi s’activent à abrutir davantage pour en faire un valet corvéable à merci.
Faisons une pause, arrêtons-nous pour réfléchir et prenons exemple sur les nations civilisées, optons pour l’intelligence dans le traitement de nos différends, gérons ce pays en bon père de famille, essayons de vivre chez nous en bonne intelligence. Le pouvoir, le koursi, même roulant, est éphémère, tout le monde le sait et clame que personne n’est éternel ni indispensable. Ayons alors le courage et l’intelligence d’organiser ce pouvoir en revenant aux fondamentaux.
Une période de transition pacifique avec un exécutif provisoire est plus que jamais nécessaire, elle est même urgente. A l’ombre d’une transition bienfaisante, prenons le temps de réfléchir à l’avenir de nos enfants en désignant une assemblée constituante qui reprendra son travail là où les petits conquistadors l’ont interrompu en 1963. On lui donnera pour tâche de définir un projet de société et établir un «contrat social» algéro-algérien qui tienne compte de toutes nos particularités, notamment régionales et linguistiques.
Nous n’avons pas de patrie de rechange, nous sommes contraints de supporter nos différences pour vivre en paix sous le soleil d’Algérie.
Le temps presse car la menace est réelle. Nous risquons l’implosion si nous ne jetons pas rapidement les bases d’une Algérie plurielle, multilingue, multiconfessionnelle, multiculturelle. Une Algérie décentralisée aussi pour contenir les velléités séparatistes. Prenons garde, Daech n’est pas bien loin et la Catalogne, à un jet de pierre de nos côtes.
L’Histoire regorge d’exemples de ces régimes totalitaires qui ont fini dans le chaos. Le rejet de l’autre, l’exclusion, la marginalisation, la persécution des patriotes et des opposants aboutissent immanquablement à la radicalisation des positions. Ceux qui croient encore aux vertus de la force se trompent lourdement et font le jeu de l’ennemi. Car les pires scénarios nous guettent et le malheur de nos frères syriens n’est pas une vue de l’esprit. L’intelligence ici, augustes dirigeants, n’est pas de verser dans l’intimidation de vos concitoyens.
L’intelligence est dans le débat serein et responsable, dans la capacité d’écoute et de compréhension, dans l’esprit de tolérance et d’acceptation de l’autre, dans la prévention et la protection du pays et des populations ; en un mot, dans la bonne gouvernance.
Le pays est dans la tourmente, vous êtes les premiers à le savoir. Nous vivons sous le règne de l’anarchie et de l’intrigue. Nous devons vite inverser ce courant funeste, mettre de l’ordre, allumer le phare salutaire qui fait si cruellement défaut. Que les beggarine, les hommes d’affaires véreux, les voleurs et les corrompus qui se sont érigés en faiseurs de lois et de rois fassent preuve d’un minimum d’intelligence et posent les bonnes questions dans le secret de leur conscience. A quoi vous serviraient ces sommes vertigineuses, ces appartements à Paris et ailleurs, ces hôtels en Espagne et sous d’autres cieux acquis à coups de milliards volés au peuple ? Qu’avez-vous besoin de toutes ces richesses si vous devez ensuite vivre barricadés dans le luxe avec, à vos portes, la misère, la désolation et la révolte ? Et vous les islamistes, islamisants et autres esprits fermés, vous avez un besoin pressant d’intelligence pour comprendre enfin que Dieu n’a pas besoin d’être sauvé, Lui le Créateur de la vie et de l’univers et qu’au final, personne n’accédera à Son Paradis selon la longueur de sa barbichette. Croyez-vous sérieusement y devancer ceux qui vous soignent quand vous souffrez, qui vous nourrissent quand vous avez faim, qui vous protègent quand vous êtes persécutés, ceux qui travaillent à vous rendre la vie agréable sur terre ? De grâce, ayez un moment de clairvoyance, comprenez que vous n’avez pas le monopole de la religion, laissez la foi là où Dieu lui-même l’a placée, c’est-à-dire dans vos cœurs, elle est tellement précieuse, ne la laissez pas se corrompre, maintenez-la loin du champ politique et regardez autour de vous : même les intégristes du Khalidj ont compris qu’extrémisme, salafisme et islamisme riment avec dévastation et ruine et s’apprêtent à se réformer en profondeur. Les autorités de transition qui sauveront l’Algérie des mauvais gestionnaires veilleront encore à mettre l’école algérienne à l’abri des commerçants de la foi et des faux dévots qui terrorisent nos enfants et les castrent, ne leur laissant d’autre perspective que celle de comptabiliser les hassanette pour expier les péchés qu’ils n’ont pas encore commis. Pauvres enfants !
Pour ma part, je rêve d’une république authentiquement algérienne, méditerranéenne, maghrébine et africaine avant d’être arabe ou orientale, une république où les religions, toutes les religions, resteront au chaud dans le cœur des fidèles et dans l’ambiance feutrée des lieux de culte, une république sans valetaille, une république sans RND, une république...
J’entends déjà les murmures au loin : vision utopique, naïve, idéaliste, théorique... Est-il devenu impossible de vivre debout dans notre chère Algérie ?
M. D.
1) Jacques Brel dans Vivre debout.




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