Contribution : Danger sur l’école de la république
L’urgence d’un statut de souveraineté


Par Ahmed Tessa, pédagogue
Coup de tonnerre dans la communauté musulmane de Belgique en cette première semaine d’octobre 2017. L’imam de la Grande Mosquée de Bruxelles est dans le collimateur des services de sécurité. Le ministre de l’Intérieur belge a décidé de lui retirer sa carte de séjour. Motif invoqué : l’imam, de nationalité égyptienne, d’obédience wahhabiste, serait coupable de délivrer des prêches virulents d’intolérance. Dans la foulée de cette opération de «nettoyage», six autres imams sont dans le viseur des autorités belges. Pour rappel, la Grande Mosquée de Bruxelles a été construite par le roi d’Arabie Saoudite en 1965 et est gérée — organisation et finances — totalement par le royaume saoudien pour un bail de 99 ans. Supposée être un lieu de culte où se transmet le message de paix et de tolérance prôné par le Saint Coran, elle est devenue au fil du temps une niche de radicalisme qui a «éduqué» des jeunes Belges d’origine maghrébine, pour la plupart, et ce, via les fameuses «halaqate» – que les Algériens connaissent bien. Elles sont animées par des prédicateurs payés rubis sur l’ongle – l’argent coulant à flots et «non déclaré au fisc», selon les dires d’un responsable de la mosquée au micro de la TV belge.
Autre coup dur pour les propagandistes du radicalisme idéologique. Il vient d’Afrique cette fois, toujours en ce mois d’octobre. Au Maroc, au Sénégal et au Mali. Des parents ont signalé un changement de comportement chez leurs enfants en opposition avec les habitudes familiales.
Ainsi une douzaine d’établissements scolaires de statut privé ont été fermés sur ordre des autorités.
Là encore, la formule/talisman de «l’enfant est une feuille blanche… sur laquelle on sème les graines de la haine de l’autre» a été le facteur déclencheur de cette riposte. Une formule qui a de tout temps été utilisée comme méthode pédagogique d’endoctrinement dans les espaces éducatifs de l’Eglise de jadis et, plus tard, dans les pays totalitaires.
Les établissements en question relèvent de la mouvance religieuse du prédicateur wahhabiste turc Fethullen Gullen. Ce sont des franchises que Gullen a cédées à de riches promoteurs autochtones. Ils dispensent le même enseignement basé sur le paradigme pédagogique de «l’enfant est une feuille blanche…».
Cet homme religieux (au sens politique du terme) a ouvert, en Turquie, des centaines d’établissements scolaires, universités et médias (journaux et télévisions) qui ont défrayé la chronique au grand dam de son ancien poulain, le président Erdogan. Ce dernier a fini — devant le danger imminent — par mettre sous scellés cet empire médiatico-éducatif.
Des établissements éducatifs et des médias de cet acabit existent-ils en Algérie ? Pas la peine de se «niqabiser» la face. Ils ont pignon sur rue. Sur les hauteurs d’Alger, ce sont des couples à la tenue vestimentaire ostentatoire, «labellisée halal» qui s’y affichent en groupes, pour frapper les esprits. Ils viennent récupérer ou déposer leurs enfants. Un phénomène a été constaté ces dernières années, l’afflux de jeunes couples nés en France et qui ont épousé l’idéologie wahhabiste. Il paraît, selon leur discours, que la terre de France est impie et qu’ils veulent vivre en terre d’Islam.
En réalité, ils sont en mission commandée sur une terre promise à… la wahhabisation. On les voit s’exhiber de façon bruyante sur des 4x4 aux abords de ce type d’établissements scolaires privés. Mieux, ils ont vite assimilé les codes et les comportements de leur secte : ne pas saluer les personnes qui ne sont pas de leur bord. Ne vous attendez pas à ce qu’ils vous rendent un «salamaailikoum» (un bonjour) ou leurs épouses gantées de noir vous serrer la main. Leurs enfants arborent fièrement – on les comprend les pauvres – qui le tchador, qui le qamis. Ces dernières années, des écoles dites coraniques — en réalité des écoles wahhabistes — ouvrent un peu partout en Algérie. Elles bénéficient de généreux donateurs et d’une publicité gratuite offerte par trois ou quatre TV, journaux, médias privés. Ces établissements viennent s’ajouter aux milliers de classes de préscolaire ouvertes dans les mosquées. En 2012, le ministère des Affaires religieuse avançait le chiffre de 4 000 classes. Leur nombre a dû doubler, sans compter celles ouvertes par des centaines d’associations pompeusement dénommées caritatives et de bienfaisance. Des questions brûlantes se posent : sur quel programme travaillent-elles ? Respectent-elles les normes pédagogiques exigées par la prise en charge de la petite enfance : espace vital, architecture, effectif par classe, mobilier, types d’activités basées sur le jeu, formation et profil des éducatrices ? Des questions que leurs partisans rejettent d’un revers de main : ils ne sont pas concernés. Et pour cause ! Leurs enfants ne figurent pas dans le lot de ces enfants sacrifiés sur l’autel de l’idéologie. Ce sont pour la plupart des enfants issus de familles pauvres, comme ceux qui sont accueillis par les zaouias du pays profond. De la chair à canon en devenir — comme les «indigènes» du temps de l’époque coloniale. Qui de ces journalistes ou de ces hommes politiques qui revendiquent ce type d’école, opposée à l’école officielle, pourra dire qu’il y a inscrit ses enfants ? Aucun !
Utilisent-elles (ces écoles et ces classes religieuses) les programmes du ministère de l’Education nationale ? Pas du tout ! Qu’on se souvienne de la levée de boucliers devant la collaboration initiée entre les deux ministères en 2015. Il s’agissait de garantir un socle commun de compétences et de connaissances aux élèves des écoles publiques et à ceux de ces écoles et classes dites religieuses. Sacrilège ! Les tam-tams de guerre ont sonné la charge avec tout ce que l’Algérie compte de zélés publicistes du wahhabisme pur et dur : des partis, des syndicats, des TV et des journaux. Une bordée d’insultes et d’accusations farfelues mais dangereuses ont accompagné leur hostilité à la «républicanisation» de ces écoles «dites religieuses» et ces classes «dites de préscolaire». A ce foisonnement de lieux-dits «d’instruction et d’éducation» douteuses viennent se greffer les endroits insalubres pour la plupart, où sont vendus les cours de soutien. Qui sait si ces enseignants/commerçants ne profitent pas de l’aubaine pour distiller de temps à autre des messages idéologiques tendancieux ? Ces «écoles» clandestines se chiffrent, au bas mot, en milliers, réparties dans les grandes et petites villes du pays. Ces commerçants du savoir encouragent les élèves à déserter les bancs de l’école officielle dès la fin du deuxième trimestre. On apprend qu’en plus des salles de classe ouvertes dans les mosquées, il y a des personnes qui ouvrent les portes de leurs maisons pour accueillir des enfants de pauvres et leur dispenser un enseignement «dit coranique». Allez savoir ce que les zélés encadreurs distillent comme idées à des esprits innocents et crédules. Il y a danger en la demeure devant le laxisme ambiant qui favorise la prolifération d’espaces dits éducatifs qui s’opposent à l’école publique jugée de «kafer» (mécréante). Et comme toujours le vocable «coranique» est employé pour cacher la véritable identité de leurs promoteurs, de vulgaires propagandistes de l’idéologie wahhabiste racontée à des enfants. Face à cette déferlante d’espaces concurrents, l’école publique algérienne – déjà mal en point – risque de disparaître en tant qu’école de la République. Comble du paradoxe pour une République démocratique et populaire ! Au fossé entre deux classes sociales viennent se greffer des apartheids éducatifs sur fond idéologique. Une guerre des écoles en somme !
Mais qu’en est-il des pays arabes ? Eux qui ont connu une période faste avec une civilisation musulmane tolérante et ouverte sur les autres. Une civilisation qui a brillé au firmament des sciences et de la philosophie grâce notamment aux savants de l’Andalousie. Et qui contribua à l’avènement de la Renaissance et aux siècles des Lumières, en Europe. Par une grimace de l’Histoire et un coup de force du politique, les démons du Moyen-Age européen y réapparaissent parfois avec férocité. Et comme dans les royaumes européens de jadis, gangrénés par le discours et les pratiques du catholicisme intégriste, c’est via les espaces éducatifs arabes que se propagera le virus du radicalisme. La formule magique de «l’enfant est une page blanche...» devient l’alpha et l’oméga des pédagogues officiels qui trouvent la liberté de semer les graines de l’endoctrinement idéologique à travers les programmes et les méthodes d’enseignement. L’Algérie n’a pas été en reste. Des générations d’enseignants ont appris cette formule/totem lors de leur formation initiale. Ils ont formé des millions d’élèves sur le moule castrateur d’une pédagogie noire qui étouffe les aspirations naturelles des enfants et adolescents. L’Algérie sera l’un des premiers laboratoires pour la propagation de ce virus idéologique : le wahhabisme. Et de nos jours encore, les propos que feu Mohamed Lamari, ancien chef d’état-major, avait tenus face caméra en 2004 valent leur pesant d’or : «Si l’intégrisme a été vaincu militairement, il est toujours présent à l’école, dans la mosquée et la télévision.» Il venait de citer trois espaces éducatifs institutionnels. C’est dire si l’éducation n’est pas une arme de destruction massive quand elle est gérée par le logiciel idéologique. Tout récemment, dans son rapport annuel (2017), l’organisation internationale Human Rights Watch épinglait l’Arabie Saoudite pour ses entorses aux droits de l’Homme. Comme grief important, le rapport signale que «les programmes d’enseignement (scolaires et universitaires) et les manuels scolaires du royaume font la part belle à l’intolérance religieuse à l’encontre des chiites, des soufis et des autres religions, le christianisme et le judaïsme». Cette réalité n’est pas nouvelle. L’intolérance religieuse est l’essence même de l’idéologie pensée et matérialisée par le wahhabisme depuis son avènement. A la naissance programmée du royaume en 1937, cette «nouvelle religion» a pris les contours d’une politique officielle avec un drapeau et des codes culturels qui, de nos jours, ont envahi les mondes arabe et asiatique.
Ces derniers temps, le vent commence à tourner. Sur les plateaux de certaines télévisions arabes, à l’exception des TV algériennes qui refusent de prononcer, pour le dénoncer, le mot wahhabisme – des experts arabes et musulmans, psychologues, sociologues prennent leur courage à deux mains. Ils pointent du doigt la wahhabisation des contenus des programmes et des manuels scolaires de presque tous les pays arabes.
Une pédagogie scolaire et une éducation identique à celle, portée à son paroxysme, par Daesh. La preuve nous est donnée par les témoignages des habitants des villes irakiennes et syriennes libérées.
Dans les établissements scolaires de ces villes occupées, les élèves ont reçu un enseignement puisé directement des idées wahhabistes – tant dans les contenus des programmes et des manuels que dans les pratiques des enseignants. N’a-t-on pas vu une enseignante algérienne poster une vidéo où elle prêche devant ses élèves le b.a.-ba du wahhabisme ? Et cet enseignant qui oblige ses élèves à faire leurs ablutions et à monter sur les tables pour prier ? Des exemples de ce genre sont légion, malheureusement.
Sur le plan sociétal, ces experts arabes soulignent l’excès de religiosité de leurs concitoyens ainsi que la mise sous tutelle de leurs consciences par les codes culturels du radicalisme/wahhabisme.
En 2016, le roi du maroc avait pris la mesure du danger en désignant une commission d’experts.
Cette dernière a eu pour mission le nettoyage des manuels scolaires de toute référence à l’intolérance et au radicalisme. Une belle initiative même si elle arrive tardivement. Sera-t-il suivi dans cette œuvre de dépollution par ses pairs arabes ? Un rapport de la CIA, publié en 2016, notait que des monarchies du Golfe avaient dégagé un budget de centaines de milliards de dollars pour répandre leur idéologie radicale. C’est dans la sphère éducative en priorité que cet argent sera injecté, un peu partout dans le monde.
D’abord dans les pays arabes, maghrébins, asiatiques avant d’aller à la conquête de l’Europe, du Canada et des États-Unis. Dans les pays ciblés se propagèrent comme des champignons des écoles, des librairies, des maisons d’édition, des instituts et des lieux de culte wahhabistes : des vecteurs appropriés pour préparer les cerveaux... avant leur lavage. Par tactique, ils ne qualifient pas ces espaces éducatifs de wahhabistes mais d’islamiques (école coranique, institut islamique, librairie islamique, etc.) – pour mieux attirer la clientèle et éloigner les doutes des autorités du pays d’accueil. En 2015, dans un reportage de la BBC, une journaliste anglaise d’origine pakistanaise s’était rendue au Pakistan pour s’enquérir des conditions de vie scolaire des élèves d’une école religieuse. Celle-ci est construite et encadrée par des associations caritatives, elles-mêmes financées généreusement par des parrains du Golfe. En interviewant des talibans ­— le nom donné aux élèves de ces écoles — et dont l’âge varie entre 6 et 12 ans, la journaliste a avoué avoir eu la chair de poule en recevant la même réponse. A l’unisson, ces enfants déclarèrent : «Notre rêve est de mourir en martyrs parce que si notre corps disparaît dans l’explosion, notre âme va au paradis où nous attendent tous les plaisirs du monde.» Voilà à quoi se résume l’éducation arme de destruction massive : inculquer aux talebs ou talibans (élèves) la haine de la vie terrestre et de toutes les personnes qui y souscrivent, fussent-elles leurs parents.
L’Algérie n’est pas vacciné contre cette épidémie idéologique. Loin s’en faut ! Nous sommes bien servis par un quadrillage d’espaces éducatifs wahhabistes de plus en plus dense dans les villes et dans le pays profond. L’école de la République, en plein redressement depuis 2015, est en train de perdre sa souveraineté sur le territoire national. Et ça ne fait que commencer. Et comme l’appétit vient en mangeant et que les financiers de ces écoles concurrentes ne sont jamais en crise de liquidités, il y a fort à parier qu’elle mettra la clé sous le paillasson, faute d’élèves à scolariser. Scénario-catastrophe ? Les signes avant-coureurs sont en marche.
Que faire ?
Dans notre précédente livraison nous avons mis en valeur le rôle décisif de l’Unesco pour imposer un cadre programmatique en vue d’ancrer la citoyenneté universelle dans tous les systèmes scolaires du monde et passer à la loupe les systèmes scolaires des pays radicalisés idéologiquement. Mais pour ce qui est de l’Algérie, l’urgence se trouve ailleurs.
Ni la volonté, ni le courage et ni la compétence des hommes et des femmes en charge du secteur de l’éducation ne pourront venir à bout de la nuisance des officines du wahhabisme.
Une seule solution pour les raisonner : octroyer un statut de souveraineté au ministère de l’Education nationale.
Au même titre que ceux de la Défense, la Justice et l’Intérieur. Ainsi, avec la stabilité et la sérénité retrouvées, le secteur pourra s’atteler à concrétiser les dispositions de la loi d’orientation de janvier 2008 et les pertinentes recommandations de la Conférence nationale d’évaluation de la réforme organisée en juillet 2015, sous le haut patronage du président de la République. Sans ce statut de souveraineté, l’école de la République deviendra une coquille vide, un fruit mûr que les apprentis-sorciers pourront cueillir le jour… où la société, déjà contaminée, les portera au pouvoir.
Alors on dira adieu au rêve des martyrs qui sont morts pour que leurs enfants et petits-enfants s’instruisent de sciences, de technologie et de belles- lettres. Des martyrs qui mourront par deux fois.
A. T.
[email protected]



Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2017/10/10/article.php?sid=218189&cid=41