Chronique du jour : A fonds perdus
La menace wahhabite
Par Ammar Belhimer
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Baptiste
Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica, proche de l’ancien
ministre Chevènement, revient cette semaine sur le livre de Pierre
Conesa, Dr Saoud et M. Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie
Saoudite, paru l’an dernier chez l’éditeur parisien Robert Laffont(*).
Il y analyse en profondeur la politique étrangère du royaume d’Arabie
Saoudite, laquelle tient à une recette d’apparence simple mais d’une
nocivité telle qu’elle n’a pas fini de déchiqueter le monde musulman :
la propagation planétaire du «salafisme-wahhabisme», afin de préserver
le règne de la maison des Saoud, sur fond de rivalités régionales
exacerbées, menaçant de déboucher sur une «guerre de religions» au sein
même du monde musulman.
Elaborée au début des années 1960 pour damer le pion aux jeunes Etats
arabes nationalistes, pan-arabistes et socialisants, elle a abouti à la
construction d’un «système idéologique totalitaire» dans lequel
l’Occident trouvera, pendant des décennies, «la barrière parfaite contre
le socialisme» dans nos contrées.
L’ouvrage propose une approche du régime saoudien à la lumière de trois
éléments principaux :
- son rôle dans la propagation d’un islam fondamentaliste, le wahhabisme
;
- le retour de l’Iran sur la scène régionale et internationale ;
- et les difficultés internes liées à la crise du prix du pétrole.
Le fait nouveau au cours des années 2000 est que «la gestion de la
diplomatie religieuse saoudienne [évolue] finalement pour répondre à des
défis de stabilité intérieure plutôt que sous la pression
internationale».
«L’industrie idéologique» du royaume est une mixture soviéto-américaine
: c’est «un hybride du système américain par la multiplicité des
mécanismes et l’étroite coopération entre actions publique et privée,
mais aussi du système soviétique par son idéologie totalitaire à la fois
révolutionnaire et conservatrice, portée par un corps de commissaires
politiques idéologiquement formés», les oulémas wahhabites.
La stratégie diplomatique, mise en place avec l’aide des Frères
musulmans réfugiés venus d’Égypte de Nasser, où ils étaient persécutés,
reposera sur deux piliers : la Ligue islamique mondiale (LIM) et
l’Organisation de la Conférence islamique (OCI).
Créée en pleine «guerre froide arabe», comme miroir de la Ligue arabe
mise en place par Nasser en 1956, la LIM est une Organisation non
gouvernementale (ONG) reconnue par l’ONU. Son objectif : le soutien et
la propagation de l’idéologie wahhabite camouflée derrière l’Islam.
Présente dans 120 pays, elle contrôle «50 grands lieux de culte en
Europe, dont la mosquée de Mantes-la-Jolie» et joue aussi un rôle
consulaire dans les pays où Riyad n’a pas d’ambassade, se substituant
parfois à la diplomatie officielle. Sa force de frappe tient à un budget
exceptionnel de 5 milliards de dollars par an, «chiffre qui grimpe à 7
milliards de dollars en moyenne annuelle en intégrant les dons royaux
directs ou les contributions privées, ce qui correspond aux importations
saoudiennes d’armement».
L’OCI (devenue Organisation de la coopération islamique en 2011) est une
structure permanente interétatique créée en septembre 1969 – elle compte
aujourd’hui 57 Etats membres et dispose d’une délégation permanente à
l’ONU.
Seule «organisation interétatique confessionnelle», elle a pour fer de
lance la Banque islamique de développement, et pour couverture «la
sauvegarde des Lieux-Saints de l’islam et le soutien de la cause
palestinienne dans le conflit israélo-palestinien». Ce soutien a
cependant, et depuis longtemps, laissé place à un rapprochement
israélo-saoudien pour contrer leurs ennemis communs (l’Iran, la Syrie et
le Hezbollah), avec à la clef l’engagement de Riyad à «encourager tous
les pays arabes à normaliser leurs relations diplomatiques avec Israël»
sur la base d’une proposition de paix, présentée en 2016, expurgée du
droit au retour dans leurs foyers pour des milliers de réfugiés
palestiniens, avec la poursuite de l’occupation du plateau du Golan.
L’État saoudien et les Emirats ont, par ailleurs, signé des contrats de
plusieurs centaines de millions de dollars avec Tel-Aviv pour lui
«fournir un soutien financier à l’économie israélienne».
Riyad attend de l’Etat sioniste qu’il adoube son hégémonie religieuse
par opposition à la Turquie, à l’ère néo-ottomane d’Erdogan, le Qatar,
le Pakistan et l’Iran.
De toutes ces rivalités, c’est la puissance chiite régionale,
«incontournable dans la crise syrienne et la lutte contre Daesh», qui
menace le plus le royaume : «Les grands équilibres régionaux (ou les
grands déséquilibres) ne peuvent plus être gérés sans l’Iran. Riyad a de
bonnes raisons de s’inquiéter de la normalisation des relations,
difficile mais en cours, entre Washington et Téhéran après la signature
de l’accord sur le nucléaire. En effet, celui-ci reconnaît à la
République islamique le statut de ‘’pays du seuil’’».
Il s’ensuit un axe majeur de la politique saoudienne «ghettoïser la
population musulmane partout où cela est possible autour de la
conception wahhabite-salafiste de l’Islam tout en tentant de contrer une
hypothétique influence chiite».
Dans une récente étude publiée dans la revue Politique étrangère de
l’Institut français des relations internationales (Ifri) Pierre Conesa
s’appesantit sur la relation algéro-saoudienne : «Si les États
occidentaux ne se montrent guère critiques à l’égard de l’Arabie
Saoudite, les condamnations à l’encontre de l’aventurisme saoudien se
multiplient, en revanche, dans les pays arabes et musulmans. Alger a
refusé de rallier la coalition antiterroriste constituée par Riyad,
considérant que la propagation du salafisme était largement responsable
des dix années noires de la guerre civile. Les dirigeants algériens ont
également émis de sérieuses réserves sur la décision de la Ligue arabe
de classer le Hezbollah libanais comme ‘’groupe terroriste’’, ainsi que
sur la condamnation de Téhéran par l’Organisation de la coopération
islamique (OCI). Ils s’opposent à l’option saoudienne du changement de
régime en Syrie, et ne veulent pas envoyer de troupes au Yémen. Le
royaume saoudien, qui ne fait pas dans le détail, a déclenché une
violente campagne médiatique contre l’Algérie, qualifiée de ‘’traître’’
ou ‘’d’agent perse’’. Il a décidé de punir Alger de son non-alignement
en affichant son soutien au Maroc dans le conflit du Sahara occidental,
et en annonçant des projets d’investissement dans les territoires
sahraouis»(**).
Les wahhabites en veulent à notre pays de ne pas avoir partagé avec
l’alliance arabe qu’ils dirigent au Yémen le meurtre et la mutilation de
683 enfants, selon un rapport publié par l’ONU jeudi dernier. Ils lui en
veulent d’avoir refusé de s’associer à une expédition multinationale de
mercenaires contre la Syrie.
Le dernier mot sur la relation entre l’Algérie et le wahhabisme revient
au président de l’association des Oulémas, Abdelhamid Ibn Badis, qui
écrit en mars 1935 : «Si les nadjdiens, les wahhabites, se réclament du
cheikh Ibn Abd al-Wahhab parce qu’il fut le premier réformateur de leur
pays, nous ne nous réclamons point de lui parce que nous n’avons pas été
ses disciples ; nous n’avons pas pratiqué son œuvre. Notre respect pour
la vérité et pour nous-mêmes nous interdit de nier ce qui nous lie à
quoi que ce soit, ou de nous réclamer faussement de quelqu’un.» La messe
est dite : à chacun ses référents.
A. B.
(*) Baptiste Petitjean, La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite :
une «industrie idéologique».
http://www.fondation-res-publica.org/La-diplomatie-religieuse-de-l-Arabie-saoudite-une-industrie-ideologique_a1046.html
(**) Pierre Conesa, Arabie Saoudite : faux ami ou vrai ennemi ?,
Politique étrangère 2017/3 (Automne), p. 61-69.
http://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2017-3-page-61.htm
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