Chronique du jour : LES CHOSES DE LA VIE
Voir la Sardaigne et… vivre
Par Maâmar Farah
[email protected]
Je
suis sous le choc. Pas ceux-là ! Pas ces garçons-là ! Je les vois encore
regroupés sous l’arbre qui a poussé trop vite devant notre immeuble à
Annaba. J’entends leur chahut quand ils se retrouvent la nuit d’été en
bande joyeuse. Dernièrement, l’un d’eux est venu à M’daourouch, dans une
superbe 207, pour nous rendre visite. Il a aimé le coin, son calme, la
pureté de son air et la clarté de son ciel. Il aimait vadrouiller à
travers son beau pays. Les autres sont du même acabit : une jeunesse qui
a grandi trop vite, à l’ombre de cette Algérie pervertie qui ne jure que
par l’euro, les affaires et les voyages… Une Algérie post-terrorisme qui
a enfanté une douleur plus intense que tout ce que nous avions connu
jusque-là : celle que ressentent tous ces jeunes marginalisés à qui l’on
n’a offert que l’islamisme ou la drogue quand les deux ne vont pas
ensemble !
Ces jeunes habitent des appartements à plusieurs milliards et des villas
bâties sur le site des anciens chalets de Geni Sider. Ils ne sont pas
pauvres. Au contraire, il ne leur manque rien, question besoins
élémentaires et on peut même dire que ce sont des privilégiés par
rapport à la grande masse qui végète dans les banlieues de la misère et
les villages lointains. Qu’est-ce qui les a poussés à s’embarquer dans
une barque de fortune pour la Sardaigne ?
Je n’ai jamais été d’accord avec ceux, nombreux, qui disent et écrivent
que les Algériens qui émigrent fuient la pauvreté. J’ai largement abordé
ce sujet dans plusieurs chroniques et même dans mon roman, édité en
2008, au titre significatif Le rêve sarde. J’y avais dépeint une bande
de jeunes qui vivent les péripéties tumultueuses d’une «harga» qui a
failli les emporter. J’y parle longuement de leurs conditions sociales
et précise qu’ils ne sont pas dans la même situation que ces Sahéliens
squelettiques qui traversent le désert et ses périls pour pouvoir
embarquer à partir des côtes algériennes ou marocaines (il n’y avait pas
encore de chaos libyen). Ces derniers vivent dans le dénuement total.
Ils ressemblent à nos premiers émigrés post-indépendance qui
s’inscrivaient sur les listes de l’émigration officielle pour gagner
leur vie sur les chantiers et peiner plusieurs heures par jour en vue de
glaner quelques centaines de Francs qu’ils envoyaient à leurs parents.
Les jeunes qui viennent du Niger ou du Mali fuient la famine et la soif
mais nos jeunes, habillés et chaussés de grandes marques, en bonne santé
et les poches bien remplies, ne partent pas là-bas pour travailler !
C’est une dure réalité à accepter, mais c’est la réalité. Une tranche
non négligeable, celle qui exerçait le même «métier» ici, y va pour
piquer les portables et autres objets de valeur dans les grands centres
urbains. Les autres, attirés par ce paradis miroité par le témoignage
des autres «harragas», cherchent un rêve qu’ils ont perdu ici.
De nombreux amis de ma génération apportent souvent leurs témoignages
dans la presse et sur les réseaux sociaux sur cette Algérie des années
70 et début 80 où tous les jeunes qui partaient, soit pour les études,
soit pour la détente dans le cadre des voyages de jeunesse «Nedjma»,
revenaient tous au bled sans exception. Nous avions souvent la
possibilité d’exercer notre métier dans des boîtes françaises ou autres
car l’on nous appréciait pour la qualité de notre formation et le niveau
de nos compétences, mais nous refusions les salaires captivants et la
vie facile dans des villes prestigieuses… Pourquoi le faisions-nous ?
Nous étions encore imprégnés d’un rêve et ce fut le moteur de nos
engagements patriotiques et la source de notre foi en ce pays. Nous
n’avions jamais douté de notre pays parce que, à ce moment-là, le projet
était clair, les hommes chargés de le réaliser, déterminés et tout nous
paraissait beau. Nous étions les meilleurs en Afrique et dans le monde
arabe. Et nous nous comparions au Sud de l’Europe…
Les jeunes d’aujourd’hui ne rêvent plus. Ce qui nous faisait rêver a
disparu. Quand ils se lèvent le matin et qu’ils savent que la nouvelle
journée va être une succession d’heures perdues entre le café et le mur
d’en face, quand ils n’entendent parler que de Tliba et de promotions
immobilières montées avec l’aide de services entièrement sous la coupe
de l’oligarchie, quand les élections ne les intéressent plus, quand le
personnel politique est composé de vieux gâteux, comment voulez-vous
qu’ils puissent bâtir des rêves sur cette terre ?
Nous avons grandi avec la magnifique musique d’ici et d’ailleurs, avec
le meilleur du cinéma, du théâtre, de la peinture, de la littérature.
Nous avons applaudi les plus grandes prouesses sportives. Nous avons
connu l’amour à l’âge de l’amour et la liberté de parcourir nos forêts
et nos dunes par tous les temps, nuit et jour. Nous n’avions pas de
barbus autour de nous pour nous empoisonner la vie, ni d’ordre moral
contraignant érigé comme une immense barrière entre nous et la vie de
jeune par des censeurs d’un autre âge dont les enfants se pavanent dans
le luxe et la débauche. Nous avions une conception saine des choses de
la vie et notre ambition était de pouvoir travailler pour un salaire
décent et bâtir doucement et tranquillement notre avenir. Le logement
était pourtant inaccessible ainsi que la bagnole ! Mais cela a rarement
assombri nos horizons et ce sont toutes ces réalités qui nous
empêchaient de penser à vivre en dehors de notre patrie. Ceux qui
partaient étaient les plus malheureux. On savait qu’ils vivaient
difficilement dans les foyers Sonacotra de triste mémoire et quand ils
revenaient au bled pour les vacances, ils nous disaient que leur désir
le plus ardent était de rentrer définitivement avec quelques économies
pour en finir avec la «ghorba». Réécoutez les vieilles chansons sur
l’exil. Elles racontent une existence de frustration permanente marquée
par le manque du pays natal… Qui pouvait deviner que les petits enfants
de ces émigrés de la première heure seraient un jour dans la situation
de privilégiés ?
Je termine avec cette histoire vraie qui dit, mieux que toutes les
thèses, enquêtes et études sociologiques, l’immense désespoir de nos
jeunes qui ne croient plus en leur pays et attendent la première
occasion pour se tailler. Un ami, en mission à Rome, a entendu parler
d’un café fréquenté par des Algériens. Il y fit une halte et y
rencontra, par hasard, un jeune de sa ville natale, Annaba. De fil en
aiguille, la confiance s’établit entre eux et le garçon avoua qu’il
séjournait clandestinement en Italie suite à une «harga» via la
Sardaigne. Mon ami fut surpris lorsque le jeune sorti un CD en le priant
de le remettre à sa maman à Annaba. Puis, ce fut ce long monologue qui
marquera à jamais le missionnaire : «C’est un CD audio, monsieur. J’y
explique à ma maman les raisons qui me poussent à rester encore ici. Je
pense que quand je réglerai mes papiers, j’irai la voir pour la sortir
de la vie difficile qu’elle a connue. Je suis un jeune «normal». Je n’ai
pas fait d’études supérieures, je suis chômeur, je végète comme tous les
gars de mon quartier. Après avoir rassemblé l’argent de la «harga», je
pris le chemin de la Sardaigne, puis de Rome. J’habite depuis des mois
dans des wagons désaffectés de la gare de chemin de fer. J’ai rencontré
une jeune fille, belle comme le jour. Quand elle me parla, je me suis
retourné, pensant qu’elle s’adressait à un autre. Non, c’était bien à
moi qu’elle causait. Elle vint jusqu’au wagon et prit l’habitude de me
rendre visite avec de la nourriture, des habits… Puis, les week-ends,
elle m’emmenait chez elle, en l’absence de ses parents qui partaient en
villégiature. Elle est riche et belle. La blonde que nous rêvions de
voir de près… Comment, et par miracle, cette beauté s’était-elle
intéressée à un minable comme moi ? Sale, affreux et méchant, — enfin
moins méchant maintenant —, je n’ai pas su attirer la plus moche des
Algériennes. Là-bas, pour approcher une fille, il faut avoir un bon
compte en banque et une bagnole. Qui allait s’intéresser à moi ?
Pouvais-je me marier ? Ici, j’ai découvert le paradis sur terre et je
sais que, malgré la réticence de ses parents, elle finira par se marier
avec moi et ce sera le début d’une nouvelle vie…»
M. F.
|