Chronique du jour : Tendances
Au hasard des rencontres


Youcef Merahi
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Ce samedi, la librairie Multi-livres a organisé une rencontre, sous forme de vente-dédicace. Le romancier Mohamed Zegane devait signer son dernier-né, Le quart de siècle (Ed. Dalimen, 2017). Auteur de L’Altruiste, à la même maison d’édition, Zegane a fait le choix de rappeler une histoire vraie, d’une tranche de vie, de personnages réels, comme cela lui a été rapporté par un proche à lui. J’ai bien fait d’être présent, ce jour-là. Tout ce qui se rapporte à la mémoire m’interpelle ; car j’ai toujours su que la mémoire humaine est oublieuse, au point où la falsification est devenue pratiquement la norme. Aussi, ai-je prêté une oreille attentive à notre auteur, d’autant que le personnage en question relève d’un scénario de film. L’histoire se déroule du temps héroïque de la Révolution de 1954 ; du temps où le courage battait les maquis algériens. Au fait, ai-je lu L’Altruiste ? Je ne sais pas. Je ne m’en rappelle plus. Il me faut le reprendre, avancer loin dans le texte, pour m’en rappeler. J’ai laissé Mohamed Zegane finir son témoignage. Plus il parlait, plus je me disais qu’un film rendrait mieux la trame de cette histoire. Et par là de ce personnage qui rappelle les héros de notre révolution.
Le romancier s’installe. Je lui tends mon exemplaire pour une signature. Le quart de siècle ? Ça fait vingt-cinq ans. De quoi ? Ma lecture, une fois achevée, me dira l’itinéraire de Hum, cet enfant de la guerre qui quitte sa ville natale et se retrouve réfugié, pratiquement, dans une écurie. Je m’arrête là. J’y reviendrai certainement. Mohamed Zegane signe. Et répond à ceux qui, assis face à lui, interviennent qui pour se plaindre du manque de lectorat, qui pour responsabiliser l’école. Enfin, la discussion bat son plein, comme on dit. A bâtons rompus. Franchement. Sans protocole. L’auteur s’y prête volontiers. En sa qualité d’enseignant, il en connaît un bout. J’ai oublié de dire qu’un excellent thé est offert par la librairie Multi-livres. Un thé à la menthe qui fait délier les langues. Des rencontres, comme celles-ci, à la bonne franquette, j’en redemande. Il n’y avait plus l’écrivain d’un côté, docte et insaisissable, et de l’autre, des lecteurs ébahis. Ce fut comme une rencontre de bons potes, discutant de littérature. De langue. De romans. D’auteurs algériens. Les verres de thé, à la menthe et au citron, font la ronde. Et délient les langues. Comme il est question de la mise à nu d’un écrivain, homme public s’il en est. Et du regard extérieur. Mais au fait, quand est-ce que décide-t-on de prendre la plume et de tenter l’aventure de l’écriture ? Pourquoi écrit-on ? Comment écrire ? Pour qui ? Pour quoi ? Vaste chantier, n’est-ce pas ? A chacun sa réponse. Certains, plus précoces, s’affirment tôt. D’autres attendent une certaine maturité pour dire leurs mots. Mot-dire, pour faire de l’esprit. Je m’extrais, un moment, de la discussion et jette un regard alentour.
Sur les étals, nombre d’ouvrages attendent leur lecteur. Ici, le témoignage émouvant d’Ali Koudil (il me faut nécessairement revenir sur ce cri de douleur). Là, le dernier-né de Rachid Boudjedra. Juste à côté, L’enfant de l’œuf – roman d’Amin Zaoui – intrigue par son titre. De l’autre côté, l’excellent ouvrage d’Amar Akli Dris, très bien écrit, sur son parcours révolutionnaire. Salah Ouzrourou, un officier de l’ALN, autres mémoires maquisardes, y répond, pour dire toute l’horreur de la guerre, mais aussi l’héroïsme de cette jeunesse qui a répondu à l’appel de la patrie. Ces deux livres sont à lire absolument, afin de connaître le sacrifice de cette génération qui a arraché, de haute lutte, l’indépendance. Autres mémoires, autres perspectives, celles de Bélaïd Abdeslam, qui ont soulevé des mises au point assez radicales.
L’écriture est faite pour cela, justement. Créer le débat. Eviter l’inertie de l’esprit. Je m’en voudrais de ne pas citer le roman de Salah Guemriche, un poète des années soixante-dix, Un été sans juillet (Ed. Frantz Fanon, 2017) et l’ouvrage de Abdenour Si Hadj Saïd, Les irréductibles femmes de la guerre (Ed. Index, 2017). Et on me passe un énième verre de thé, que je sirote avec plaisir.
Je ne sais pas à quel moment il s’était assis avec nous. Il a d’abord prêté oreille, comme s’il jugeait de la qualité des dires des uns et des autres. Il prenait son thé calmement. Il avait l’air de connaître l’invité du jour, Mohamed Zegane. Me concernant, il m’appela par mon nom et me rappela qu’il me consacre, chaque mercredi, un moment pour lire mes chroniques. Ça fait toujours plaisir d’entendre pareille chose. Qu’on nous lise, c’est tout ce qu’on demande. Quant à plaire, c’est une autre histoire. Puis, on ne peut pas plaire à tout le monde. C’est ainsi ! «Vous connaissez tout le monde ; mais vous ne vous êtes pas présenté», lui dis-je. «Oh, je ne suis qu’un fellah», répondit-il, un sourire malicieux. La chevelure blanche, la barbe aussi, je savais qu’il ne faisait pas son âge. Il ne peut être que de ma génération. Pas plus ! Je prends le pari. «Je ne suis que Ramdane ; j’aime lire.» En effet, il acheta le roman de notre romancier. Qu’il enfouit rapidement dans la poche de son manteau. Au fil de la discussion, il s’avéra que Ramdane est un fin polyglotte. En plus du kabyle, il manie avec adresse le verbe et son sujet dans la langue de Verlaine. Mais quand il se mit à réciter Antar Banou Chadad, là je suis resté bouche bée. Puis quelle mémoire ! Il a bien caché son jeu, notre Ramdane. Et dans une envolée inattendue, il se mit à détourner le poème en hommage à Abla. Qui ne connaît pas les amours célèbres, mais impossibles, du poète et de sa muse ? A Ramdane d’investir, «A coups de pieds et à coups de poings» (Merci Abderrahmane Lounès !), le poème d’Antar, le tordre, le bousculer, l’emmailloter, le mettre à la sauce locale, lui donner une autre perspective poétique, l’instruire de dire les mots d’un autre et le vernir de l’humour algérien. Ainsi l’ode amoureuse se métamorphose en ode pour le lait et ses dérivés. La librairie Multi-livres trembla des rires homériques, une fois le détournement accompli. Sacré Ramdane !
Que reste-t-il de cet après-midi livresque ? Une débauche de thé. Une rencontre fertile. Des éclats de rire. Un achat de bouquins. Une rencontre avec un romancier… Mais, c’est tout cela ! Nécessairement, ce n’est pas une perte de temps. C’est au contraire un gain contre la mort. Contre le quotidien vorace. Contre l’éternel combat avec soi-même. Contre le rejet de l’autre. Contre la désertification des têtes. Et, surtout, contre le rétrécissement du champ (chant ?) culturel. A reproduire, absolument !
Y. M.



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