Culture : LES CONTREBANDIERS DE L’HISTOIRE DE RACHID BOUDJEDRA
Un diagnostic d’une franchise brutale


Hérétique en littérature, Rachid Boudjedra n’a jamais été porté aux nues par les gardiens du temple. Subversif, dérangeant, irrécupérable ! Et parce que c’est «lui», la colère iconoclaste qu’il laisse éclater dans son pamphlet a aussitôt provoqué une levée de boucliers, mais sans susciter un vrai débat.
Le pamphlet Les contrebandiers de l’Histoire a fait mouche. Le disque noir au centre de la cible a été atteint. Cette façon de dire, sur le compte de certains, des choses désobligeantes avec une franchise brutale, est-elle au-dessus de la vérité ? Rachid Boudjedra fait-il outrage à la raison, au bon sens par jalousie mesquine d’un égocentrique que le succès des autres a rendu aigri, méchant comme un âne rouge, comme un diable, comme la gale ? «Les écrivains ne se nourrissent pas de viandes ou de poulet, mais exclusivement d’éloges», disait Henri de Montherlant. 
Certes, la conduite pendulaire des stars iconiques (ici, la littérature) peut prêter à sourire, mais la conduite de l’auteur de L’escargot entêté dans cette occasion n’est pourtant pas la réputation de ses principes. Son coup de gueule n’est pas un coup de Jarnac. Bien au contraire, cette manière d’interpeller l’Histoire, de solliciter l’intelligence du lecteur tout en éveillant sa conscience est à son honneur. Il a fait court (moins de cent pages de texte), a écrit lisible pour être bien compris et retenu, privilégiant les mots simples et concrets. Le style a l’avantage de la clarté, de la fluidité et de l’enchaînement des idées. L’esprit satirique et le don de l’ironie ajoutent au confort de lecture.
Dans Les contrebandiers de l’Histoire, l’auteur ne laisse planer aucune ambiguïté sur ses motivations de pamphlétaire appelant à une saine réflexion, à un débat d’idées, à un esprit critique et à un indispensable inventaire de la production culturelle et artistique (littérature, cinéma, théâtre, peinture...) en lien avec l’histoire nationale de l’Algérie, notamment la production de ces dernières années.
 L’objectif est de porter sur les œuvres littéraires et autres un jugement lucide, serein. Comme un diagnostic qui détermine une maladie d’après ses symptômes, pour prescrire un traitement.
En l’occurrence, Rachid Boudjedra se propose de réaliser «une radiographie clinique» de nombre d’organes vérolés par les poncifs, par les positions partisanes et réductrices, par les individualismes égotistes et, surtout par le culte d’une modernité occidentale à laquelle on attribue, jusqu’au fétichisme, des pouvoirs surnaturels.
En cela, le pamphlet peut aider le lecteur à distinguer le voile (photographique, c’est-à-dire la partie anormalement obscure d’une épreuve, due à un excès de lumière) aussi nettement que possible, tout en gardant à l’esprit que l’interprétation univoque de l’auteur ne le dispense pas de sa propre lecture et de ses propres interprétations. Le style est brut, d’un réalisme brutal même. Rachid Boudjedra commence par dénoncer l’idéologie de l’enfumage, de la contrefaçon et de la falsification de l’Histoire, «une idéologie algérienne du déni, prônée par certains politicards et artistes algériens». Le propos, véhément, est un cri de révolte et d’indignation contre «une idéologie de harki» qui fraye son chemin, tranquille, grisée d’impunité. «Parfois même, cette vision des choses est accueillie par une réception jubilatoire de la part d’une certaine caste locale et de certains intellectuels qui n’ont jamais su couper le cordon ombilical avec ‘‘la mère-patrie’’ et qui ont, au contraire, développé une nostalgie pathétique vis-à-vis de cette histoire coloniale rafistolée et embaumée à satiété», relève l’auteur du pamphlet. Troubles paranoïdes découlant de «l’inconscient colonial» (Edward Saïd) et du «complexe du colonisé» (Frantz Fanon) ? Une chose est sûre, «une vision de psychopathes et de névropathes s’incrustait très lentement et très certainement dans la culture et la création algérienne» tout en «gommant la réalité historique intrinsèque». Certes, cette excroissance tumorale est observable dans tous les pays anciennement colonisés et ne concerne, au demeurant, «qu’une minorité déboussolée et égocentriste (mais très intéressée !)», mais cela ne dispense en rien de chercher à «rationaliser et expliquer ce comportement non seulement historiquement mais aussi psychologiquement, voire psychanalytiquement, car il reste quand même prégnant et fait mal aux sociétés où il a cours».
Cet étrange phénomène n’a pas échappé à l’observateur patient et minutieux qui, dès l’indépendance, voit déjà se manifester certaines «productions ‘‘artistiques’’ qui représentaient parfaitement bien cette vision coloniale et néocoloniale». à titre illustratif, l’auteur cite Le village des Asphodèles (roman de Ali Boumahdi, 1970) et Les folles années du twist (film de Mahmoud Zemmouri, 1982). Depuis, les lémures qui reviennent le tourmenter — «des articles de presse, des romans, des essais, des films et autres productions idéologiques qui tracent le même parcours du déni, du mensonge et de la fabrication» — se sont multipliés. Pour Rachid Boudjedra, il est maintenant urgent de prendre conscience d’une histoire nationale prise au piège dans un théâtre d’ombres, de marionnettes où les masques d’imposture et les artifices trompeurs dissimulent des louvoiements sournois. 
Aujourd’hui, il est donc temps de clarifier, expliquer et élucider les symptômes objectifs de tels «viols de conscience». Par exemple, en posant les premiers éléments d’une étude psychanalytique. «Il ne s’agit pas dans ce livre de condamner ou de punir. Il s’agit de dire. Seulement dire. De fouiller notre inconscient pour le dévoiler, et nous connaître. Il s’agit dès lors de réaliser une radiographie clinique», précise l’auteur.
La goutte d’eau qui fait déborder le vase, «ce fut la parution du livre Si Bouaziz Bengana, dernier roi des Ziban, de Ferial Furon, paru en 2015 dans une petite maison d’édition française, inconnue jusque-là, dans l’indifférence générale. Il n’eut aucun succès à sa sortie en France. Mais ce torchon a commencé sa vraie carrière lorsque son auteure fut invitée, un an après sa sortie, par l’Institut du Monde arabe, à Paris». 
à partir de là, l’arrière-petite-fille de Abdelaziz Bengana va faire la promotion de son livre et «rendre hommage, toute honte bue» à celui qui «surpassa ses féodaux d’ancêtres dans la collaboration la plus vile et la cruauté la plus perverse». Cécité des uns, duperie des autres ? «Le pire est qu’elle sera invitée par l’IMA à Paris d’abord, puis par le Centre culturel algérien dans la même ville. Puis par l’Algérie où elle donna une conférence à l’Institut français d’Alger. Elle fut, aussi, invitée à faire l’éloge de son aïeul dans une émission qui lui avait été consacrée par la chaîne de télévision publique Canal Algérie». En plus d’être interviewée par un journal algérien, Ferial Furon «rencontra aussi plusieurs députés et plusieurs hauts commis de l’Etat devant lesquels elle avança ce slogan : «Construisons un nouveau départ pour une réconciliation définitive !» C’en est trop pour Rachid Boudjedra ! Lui qui avait «choisi le silence comme mode de mépris sidéral», avant «cette affaire de glorification de la tribu Bengana», ne pouvait plus se taire. 
Trop c’est trop ! Révolté, dégoûté par les comportements émétiques qu’il voit autour de lui, l’intellectuel patriote laisse éclater sa colère longtemps réfrénée. Les errements opportunistes et mégalomaniaques des supplétifs d’un nouveau genre devaient être dénoncés avec vigueur, quitte à égratigner les dogmes de la liberté d’expression et de création littéraire. Ne pas tout mettre non plus sur le compte de l’exil, de la décennie noire pour expliquer la conduite paradoxale des faux-monnayeurs en histoire de l’Algérie. «J’expliquais beaucoup de choses inadmissibles et commises par ces intellectuels, par la période de l’intégrisme barbare et sauvage qui a dévasté le pays pendant une dizaine d’années et qui a vu partir vers l’exil une partie de l’élite algérienne qui, une fois réfugiée en France et en Europe, avait perdu complètement ses repères, ses convictions et ses principes. 

Désemparée ! Assommée !

Perdue ! Désagrégée. Psychopathe. Névrosée ! (...) Ces fuyards avaient honte de leur fuite et transformaient cet acte de lâcheté en acte de bravoure (...). J’avais des amis parmi ces personnes et je les voyais sombrer inéluctablement dans des drames de toutes sortes et glisser irrémédiablement vers une sorte de haine de soi et de haine du pays. Pour survivre, quelques-uns sont devenus des opportunistes invétérés et n’ont pas cessé de dénigrer l’Algérie en guerre contre l’intégrisme pour faire plaisir à leurs hôtes qui défendaient des théories revanchardes», rappelle l’auteur.
Période ô combien propice pour que, dans ce terreau noir, poussent et croissent «les ‘‘fabricateurs’’ de l’histoire algérienne, les harkis de la parole mensongère, les contrebandiers de la diffamation. Avec chez eux toujours ce sentiment irrationnel de la haine de soi et de la haine de tout ce qui est algérien». La transition est alors brutale, rapide : «Parmi les premiers ‘‘contrebandiers’’, Boualem Sansal, haut fonctionnaire algérien qui fréquenta d’une façon très assidue et très zélée les cabinets ministériels pendant ses trente-sept ans de fonction publique». Sa littérature ? «Il flottait dans les romans de Boualem Sansal cette ineffable nostalgie de la France coloniale, où on vivait si bien, et ce sentiment de manque d’un monde à jamais disparu.» Rachid Boudjedra confie avoir été «l’ami, un brin paternaliste ! de Boualem Sansal». Le divorce, c’était le «jour où il publia Le village de l’Allemand dont la thèse principale consistait à considérer l’Armée de libération nationale comme une armée nazie et dirigée par des officiers du IIIe Reich qui se seraient réfugiés en Algérie après la défaite de l’Allemagne en 1945». Pour l’auteur, le texte n’est qu’«un tissu de mensonges aberrant», une «quincaillerie historique» dénotant la volonté de faire allégeance aux revanchards de l’Algérie française et de complaire à Israël. Le retour d’ascenseur ne s’est pas fait attendre : «Evidemment, Le village de l’Allemand fut traduit en Israël, et Boualem Sansal invité dans ce pays qui le porta aux nues, au point que notre écrivain alla se recueillir sur le mur des lamentations ! Ce que les sionistes français et européens apprécièrent énormément, faisant de Boualem Sansal une icône de la grande littérature, une icône de la tolérance, une icône de l’humanisme, une icône... Et parmi eux, le quintette somptueux : Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, André Glucksmann, Pascal Bruckner et Eric Zemmour». Au passage, Rachid Boudjedra rappelle certaines vérités sur «la bande des cinq» tout en rétablissant la vérité historique sur les «nazis» de l’ALN. Il a, ensuite, la verve moins féroce à l’égard de Yasmina Khadra qui, avec son roman Ce que le jour doit à la nuit, a, lui aussi, «commis cette fable qui faisait l’éloge de la cohabitation heureuse et enchanteresse entre les Français d’Algérie et les ‘‘Français musulmans’’ d’Algérie». La galéjade a évidemment trouvé écho : «Ce qui est aberrant avec ce livre de Yasmina Khadra, c’est qu’il a été adapté au cinéma par un réalisateur pied-noir, et plutôt sioniste : Alexandre Arcady ; et produit, en partie, grâce à une subvention du ministère de la Culture. Ultime humiliation !»
A propos de cinéma, écrit l’auteur, «il y a actuellement une nouvelle génération de cinéastes qui vivent à l’étranger et qui réalisent des films de mauvaise qualité esthétique, souvent coproduits par l’Algérie et dont le but est de rabaisser notre pays, non seulement politiquement mais humainement et psychologiquement. Avec une volonté de le saper, de le punir, aussi, d’avoir obtenu son indépendance».
Dans le chapitre consacré à Wassyla Tamzali, Rachid Boudjedra dénonce le roman Une éducation algérienne (éditions Gallimard, 2007), qui est «un énorme déni de l’Histoire nationale (...). Un objet non pas de propagande mais de contrebande où on falsifie ce maelström qu’a été la guerre d’Algérie». Quant à la «contrebande intellectuelle», elle a son digne représentant à travers Kamel Daoud. «Commettre un livre comme Meursault, contre-enquête — en plein centenaire de la naissance de Camus ! — c’est trafiquer l’histoire. C’est pratiquer la contrebande intellectuelle. Ceci dit Kamel Daoud a le droit de faire la lecture de Camus qui lui convient. Ce qui m’a dérangé, c’est son comportement à la sortie de son livre, en France. Là il s’est comporté en larbin qu’on a vite récupéré», regrette Boudjedra. Celui qui avait déclaré : «La Palestine n’est pas mon problème» a été aussitôt parrainé par certains lobbies... Tout le monde sait l’ascension fulgurante qui s’ensuivit. L’occasion aussi, pour l’auteur, d’évoquer Sartre, Camus et leur position durant la guerre d’Algérie. Cette guerre «et la défaite coloniale qui en a été la conséquence ont enfanté le néocolonialisme (...) et son corollaire le complexe du colonisé». Nul doute, en effet, que «la manière dont l’Occident nous perçoit est entachée d’une très grande ambiguïté et ne peut donc échapper au soupçon colonial. Et cette ambiguïté se transmet de l’ancien colonisateur au nouveau colonisé d’une façon quasi physiologique. Ce qui rend nos intellectuels fragiles et instables, névrosés et mal dans leur pays et dans leur peau. Tous les exemples que nous avons développés depuis le début de ce brûlot ne sont que les illustrations parfois pathétiques du piège dans lequel se débattent ces contrebandiers de l’histoire». Il n’y a pas de hasard, de mérite, de désintéressement. Tout se paye, et les «prébendes françaises ne sont jamais gratuites». (Rachid Boudjedra évoque le cas de Salim Bachi, qui «avait été nommé (...) comme directeur du Centre culturel français de Cork, en Irlande du Sud»).
Il reste que «dénigrer l’Algérie est devenu une mode pour les intellectuels algériens installés en Europe. Et dénigrer, ce n’est pas critiquer ! (...) Mais il est clair que dans tous les cas, l’opportunisme est flagrant et il est la cause de toute cette contrebande de l’Histoire nationale, de toute cette falsification des données fondamentales. Toutes ces personnes dont j’ai parlé sont devenues les otages de la ‘‘quintette virtuose’’ obsédée par l’Algérie et par l’Islam».
Après cette «radiographie clinique», l’auteur pose une autre problématique : ce qui manque aux intellectuels et artistes algériens «pour être efficaces», c’est «l’enracinement dans la douleur, la nôtre et celle du peuple» ; c’est savoir «édifier notre propre concept vital, productif et rayonnant». Pour enfin prétendre à l’universalité. Pour ne plus donner à l’Occident «des complices. Ses pitres. Ses bonimenteurs pour salons mondains et surchauffés».
Hocine Tamou
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Rachid Boudjedra, Les contrebandiers de l’Histoire. Pamphlet. Editions Frantz Fanon 2017, 96 pages, 400 DA




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