Chronique du jour : Tendances
Les pierres de la rivière
Youcef Merahi
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Ne
restent dans la rivière que les pierres ! C’est une traduction
approximative, j’en conviens. Ce proverbe algérien marque la
détermination de quelqu’un qui affirme qu’en tout état de cause, il ne
restera que ce qui est bâti sur du solide. Sur le vrai. Sur le
foncièrement honnête. On aura beau «cacher le soleil avec un tamis», la
vérité remontera toujours à la surface. Ainsi, il est vain de mener une
politique de fuite en avant. J’ai pris l’habitude de penser que ce
proverbe est dépassé, bouffé par la duplicité ambiante, rongé par la
corruption ostentatoire, roulé dans la farine par les plus audacieux et
ne prenant plus en charge sa réalité propre. J’ai pris l’habitude de
penser qu’il n’y a plus de rivière, ni de sable, ni même de pierres. Il
n’y a qu’un trou béant. Un vide insondable. Un lit de rivière
définitivement sans consistance. C’est ce que je ressens quand je me
permets de jeter sur mon pays un coup d’œil de noyé. Décidément, je suis
un algéro-désespéré ! Je n’arrive pas à m’y faire. Je veux garder une
once d’espoir. Je veux croire qu’un Algérien, «niffé» jusqu’aux ongles,
se lèvera demain et tapera sur la table, pour dire «Stop !» Arrêtons les
frais ! L’Algérie va mal ! Alors, où est la rivière ? Où est le sable ?
Où sont les pierres de la rivière ? Les gouvernants se sont disqualifiés
eux-mêmes et ne peuvent prétendre à me répondre. Le Peuple (laissons la
majuscule à ce vocable !), lui, par contre, pourra un jour remettre ce
proverbe au goût du jour.
Le bas de laine algérien n’est plus ce qu’il était. Les gouvernants
l’ont enfin reconnu, au point où on a failli ne pas rémunérer les
fonctionnaires. Le bas de laine a fait appel à la planche à billets. Les
fonctionnaires ont été payés, c’est tant mieux ! Les retraités, aussi.
Bon ! Mais on a choisi une grosse, que dis-je une énorme ceinture, pour
serrer le bide du peuple. Oui, c’est comme ça ! Quand on ne sait pas
dépenser, il faut au moins savoir se serrer la ceinture, jusqu’aux étés
à venir. Alors, on a dit : «Plus d’importations ! Consommons local !»
Près de mille produits qui inondèrent le marché national furent mis
hors-la-loi. Ils ne rentreront plus. C’est fini. Basta. Kh’lass. Oulach.
Exception faite pour la banane ! J’en vois sur les étals de nos
commerçants. Près de mille produits d’un coup ! C’est là où on peut
constater que le bas de laine est véritablement vide. Et que nos
gouvernants ont bien fait de recourir au dinar planché, des fois que le
pétrole remontera la pente. Vous voyez que l’algéro-désespéré que je
suis se laisse aller à pomper un milligramme d’espoir. Personnellement,
je me suis dis : «Tant qu’à faire, consommons algérien. C’est du
patriotisme économique du pauvre. On ne crève pas la dalle, pardi. Hardi
les gars !» Sauf que, comme la main de l’étranger, le cabas pointe le
bout de son nez. De ses anses. De sa fermeture éclair. Désormais, tous
les cabas algériens sont suspects aux yeux de notre douane nationale.
Parce que le commerce du cabas va à l’encontre du patriotisme
économique. Le malheureux cabas, en plus des rayons X, se verra subir
une fouille au corps drastique. L’baq ma yezghed’ch ! S’il y a un
volontaire pour traduire, qu’il le fasse ; personnellement, je dégage ma
responsabilité. Que l’on sache néanmoins que les douanes nationales sont
mobilisées pour casser du cabas ! Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le
directeur général. Les douanes auront à l’œil (et le bon !) tout cabas
en provenance de l’étranger. Tolérance zéro ! Question à un dinar
«planché» : «Et si on utilisait des valises, pour une fois !»
La grève tape à nos portes. Les enseignants n’en finissent pas d’y
recourir. Pour un oui ou pour un non, allez, hop, on remise la craie, on
boucle le cartable, on est en grève. Je rassure mes amis, je ne suis pas
contre le principe de la grève. Du tout, alors. Mais trop de grève tue
la grève. Comme les impôts. A trop tirer la corde qu’elle finit par se
casser ! Ça suffit ! Ce n’est plus une année blanche qui se profile,
c’est une année noire. Pour tout dire, je voulais parler d’une autre
grève ; il y en a tellement, n’est-ce pas ? A Tizi, l’appel à la grève
générale des commerçants est lancé ! Aussi, ce mercredi, Tizi sera ville
morte. Ce n’est pas nouveau, me direz-vous. J’en conviens. Encore une
fois, je ne suis pas contre la grève. D’où qu’elle vienne ! Ce qui me
dérange, c’est ce recours facile, complaisant voire, à la grève. D’un
autre côté, ceci dénote une déliquescence des services publics. Les
commerçants dénoncent le montant de leurs cotisations. Qu’a-t-on fait
pour régler ce litige ? Je parle, ici, des pouvoirs publics. Ce que je
n’arrive pas toujours à comprendre, ce sont les motivations des
enseignants. Quant aux élèves, je ne sais plus quoi leur dire.
Aujourd’hui, il est question de La Casbah d’Alger. Depuis le temps qu’on
en parle, on n’est pas près de la rafistoler. La Casbah tombe en ruine,
ce n’est un secret pour personne. Surtout pour ceux qui y habitent
encore. Je reste persuadé qu’on aurait pu détruire totalement La Casbah
et la reconstruire à l’identique, s’il y avait un chouia de volonté
politique. C’est comme «cherbet», on ne la sort que pour le mois de
jeûne ; le reste du temps, on se soule à la gazouze. Puis, il n’y a pas
que La Casbah qui meurt de sa belle mort ; allez-y voir tous les ksour
d’Algérie. Et nos villages bouffés par le béton. Puis les ruines
romaines. Et autres. Qui s’en préoccupe ? Ah, oui, le raï va être
patrimoine mondial ! Oh la belle affaire ! Les cigales ne finiront pas
de chanter, c’est moi qui vous le dis. Quant aux fourmis, elles n’ont
plus le cœur à la tâche ; elles pensent d’abord à subsister, même pour
un dinar de corruption. Les plus riches d’entre nous s’offrent des
maisons ailleurs. Espagne. France. Portugal. Alors La Casbah, ce n’est
qu’un tas de ruines ! Alors, Aït el Kaïd n’est rien d’autre qu’un autre
tas de ruines ! L’AADL fait le reste, n’est-ce pas !
J’ai ouï-dire qu’une fatwa a été émise contre les harragas. Sérieux ?
Oui, au point où notre ministre des Affaires religieuses a réagi à
celle-ci ; attendez, la fatwa date de 2009. Car, disent-ils, la harga
est assimilée à un suicide. Le suicide est un péché. Donc, «harguer» est
péché. D’où la fatwa ! Je voudrais juste dire que ces jeunes ne me font
pas honte ; la honte, je la ressens parce que ces jeunes ne trouvent pas
la qualité de vie qu’ils espèrent. Ils la trouvent ailleurs,
principalement en Europe. Wallah, je n’ai aucune honte. Mais j’ai mal à
mon pays qui n’arrive pas à offrir à nos enfants le Smig, en qualité de
vie. Nos jeunes étouffent dans leur pays. Je les comprends. Il faut les
comprendre. Cette fatwa ne réglera rien. Ni tout ce qu’on pourra dire à
ces jeunes. Ce sera du baratin, ni plus ni moins. Hier, quelqu’un me
disait : «Mon fils a tenté la harga. Il a vécu sept longues années (le
temps d’une révolution !) au noir, en France. Il a réussi à décrocher
ses papiers. Il a été exploité, durant tout ce temps. Ça en valait la
peine. Maintenant, il est marié. Il a un travail stable. Il est heureux.
Il ne veut plus entendre parler de l’Algérie.» CQFD !
Revenons à notre rivière, veux-tu. Laquelle ? Il n’y a plus de rivière.
Ni sable. Ni pierres. Ne reste qu’un trou insondable. Un peu comme mon
désespoir. Je reste néanmoins persuadé qu’un cabas, rempli d’eau, de
sable et de pierres, rentré illégalement de l’étranger, ne réglera pas
nos problèmes. A bon entendeur…
Y. M.
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