Chronique du jour : Kiosque arabe
On peut tirer sur Boukhari, mais...
Par Ahmed Halli
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Cette
fois-ci, la chasse à Boukhari semble bel et bien lancée, et des
traqueurs émérites, pour ne pas dire des chasseurs de primes, affluent
de partout avant que ne retentisse l'hallali. Qui aurait dit, il y a
quelques petits mois seulement, que le plus grand compilateur de
hadiths, devant l'Eternel, allait finir ainsi ? Qui pouvait se hasarder
à prédire qu'un homme d'une telle stature, hissé au rang des plus grands
compagnons du Prophète, sinon regardé comme un prophète, subirait un tel
sort ? Depuis l'opération de déstalinisation déclenchée dans l'ex-URSS,
après la disparition de Staline, on n'avait pas vu un tel engouement
pour la «déboukharisation» du patrimoine. Certes, depuis toujours, des
hommes ont remis en cause l'authenticité globale des hadiths attribués
au Prophète de l'Islam, deux ou trois siècles après sa mort, et contre
sa propre volonté. Considérés comme la référence suprême, et
incontestable, en matière de hadiths, Boukhari, et son élève Mouslim,
aussi prolifique, ont été critiqués, mais jamais accusés. Même durant
ces dernières années de domination de l'Islam wahhabite, et de
justification des actes terroristes par les hadiths le plus souvent, nul
ne s'est hasardé à montrer Boukhari du doigt. Nul ne s'est risqué à
ébaucher le moindre geste dans ce sens, sachant que la riposte serait
vive, et même tranchante. En 2015, le penseur égyptien Islam Behaïri a
vu son émission religieuse sur une chaîne de télévision satellitaire
suspendue, parce qu'il avait émis des critiques contre Boukhari, et
consorts. Il avait encouru la colère des cheikhs d'Al-Azhar qui avaient
poussé la vindicte jusqu'à le faire condamner injustement à un an de
prison ferme (1), sans susciter l'indignation des religieux. En octobre
dernier, le tribunal administratif du Caire, saisi par le recteur
d'Al-Azhar en personne, a rendu un arrêt interdisant de jure son
émission sur la chaîne «Al-Kahéra-Oual-Nass». Une décision juste
destinée à satisfaire l'amour-propre de Cheikh Tayeb, et des théologiens
d'Al-Azhar, trop occupés à organiser colloques, et séminaires, préférant
la réflexion à l'action (2). Et voilà que de toutes parts, tant dans les
médias traditionnels, que sur les réseaux sociaux, fusent des attaques,
accusant Boukhari de ramasse-tout, et même d'avoir colporté des
mensonges. Que s'est-il donc passé ? Qui a ouvert les vannes pour
permettre ce déferlement de vagues nettoyantes sur un recueil, et des
traités, sacralisés au-delà de toute mesure ? Ne cherchez plus ! Le
principal responsable est le chargé de la surveillance du barrage, le
produit d'un régime dont le socle est un Islam se référant au Coran,
mais privilégiant la Sunna.
Il s'agit du Prince héritier saoudien, Mohamed Ben Salmane, qui a fait
signer à son père en octobre dernier un décret créant une commission
chargée de procéder à une relecture des recueils de hadiths. La
commission (3), présidée, comble d'ironie, par le petit-fils d'Ibn-Albaz,
le gardien attitré du dogme wahhabite, a été chargée d'expurger les
hadiths de tout ce qui peut inciter à la violence, et au terrorisme. Il
ne s'agissait pas, a priori de suggérer un autodafé du travail de
Boukhari et Mouslim, mais d'une simple révision allant dans le sens des
projets de réforme en cours. Comme réagissant un signal retentissant de
La Mecque jusqu'à l'Atlantique, des théologiens, ou assimilés, se sont
mis à gloser sur le recueil-passoire de Boukhari, et sur ses travaux
herculéens. Personne n'avait trouvé étrange, jusqu'ici, que Boukhari ait
pu examiner 600.000 hadiths durant sa courte vie (65 ans), ou que
Mouslim, son élève, en revendique la moitié. Mais comme la voie est
libre désormais, et que l'électronique est là pour préserver de la
migraine, les plus malins se sont amusés à calculer le temps que
Boukhari a consacré à chaque hadith : 5 minutes sans manger ni dormir !
Je ne sais toujours pas de quelle manière il s'y est pris, mais un
théologien égyptien a fourni lui aussi des chiffres qui laissent rêveurs
: Cheikh Metouali Ibrahim Salah vient d'affirmer que 95 % des hadiths
rapportés par Boukhari sont des faux. «Il nous a ainsi laissé une
religion falsifiée, dans laquelle on a introduit des éléments qui
n'avaient rien à voir avec elle», a-t-il dit. Le Cheikh Metouali a été
formé dans cette institution, puis il s'est expatrié en Arabie Saoudite
pour parfaire ses connaissances. C'est là qu'il a reçu, entre autres,
les enseignements du fameux théoricien des groupes islamistes, Cheikh
Al-Albany, dont les fatwas sont une référence pour les organisations
terroristes. Ce qui ne manque pas d'intriguer, c'est le pourcentage
indiqué, et le silence sur la méthode employée pour aboutir à ce taux de
95% de faux, ce qui laisse une marge de vérité de 5% seulement, c'est
peu trop peu. Il faudra, donc, attendre que ce distingué cheikh nous
livre la liste de ces 5% de vrais hadiths, qu'il aura retenue, une bonne
querelle en perspective, et une opportunité de plus pour occulter le
vrai débat.
Mais j'apprends qu'Al-Azhar vient d'y penser encore : la
mosquée-université a organisé, toujours en marge du Salon du livre, un
colloque pour nous apprendre qu'il n'y a pas de plus grand bonheur pour
la femme, en dehors de l'Islam. D'où la tentation qui me vient
d'utiliser l'interjection couramment utilisée sur Facebook, par un ami
virtuel, mais je ne peux y céder, hélas, pour l'instant.
A. H.
(1) Il avait été condamné à 5 ans de prison, puis un an, en vertu du
redoutable article du Code pénal sur le «Mépris des religions»,
simplement parce qu'il avait émis des réserves sur l'authenticité des
hadiths, validés par Boukhari et Mouslim.
(2) Comme pour répliquer aux anti-Boukhariens, Al-Azhar a organisé
vendredi dernier, au Salon du livre du Caire, une table ronde pour
répliquer à ceux qui «jettent la suspicion sur les hadiths».
(3) A l'époque du parti unique, on disait que pour enterrer un problème
en Algérie, on lui créait une commission ad hoc. Aujourd'hui, plus la
peine d'installer des commissions : dès que surgit un problème, il
suffit de désigner la main de l'étranger. D'ailleurs, on pourra bientôt
distinguer celle-ci à l'œil nu, du haut de notre incomparable minaret.
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