Chronique du jour : A fonds perdus
Haro sur les droits civiques
Par Ammar Belhimer
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Lynn
Adelman, juge de la Cour de district du Wisconsin et ancien sénateur du
même Etat, revient sur «l’assaut de la Cour suprême contre les droits
civiques», sans que «personne semble y prêter attention» (*).
Le propos tourne autour de l'article 1983 du United States Code,
promulgué en 1871 dans le cadre de Reconstruction, pour asseoir la
possibilité pour les justiciables d’exercer des poursuites devant un
tribunal fédéral en vue de faire respecter les droits du quatorzième
amendement – «qui, entre autres choses, interdit aux fonctionnaires de
priver les personnes d'une procédure régulière et d'une protection égale
de la loi». Remise dans son contexte, la loi visait à offrir un recours
fédéral contre les fonctionnaires qui violaient les droits des esclaves
nouvellement libérés. Son objectif est d'indemniser les personnes dont
les droits constitutionnels ont été violés et de prévenir de futures
violations.
Après son adoption par le Congrès en 1871, la loi est restée en sommeil
pendant près de quatre-vingt-dix ans. En 1961, dans l'arrêt Monroe V.
Pape, la Warren Court redonne une seconde vie à la loi. En l’espèce, le
demandeur Monroe avait allégué que treize policiers de Chicago ont
pénétré par effraction chez lui tôt le matin sans mandat, ont fait
mettre sa famille à nu et l'ont interrogé sous la menace physique. La
Cour suprême a retenu l’usage excessif de la force et confirmé la
demande de dommages-intérêts introduite par le demandeur en vertu de
l'article 1983.
L’arrêt Monroe va faire jurisprudence constante et devenir le principal
moyen de faire respecter les droits constitutionnels aux Etats-Unis :
«C'est le moyen par lequel les plaignants contestent le recours excessif
à la force par les policiers, les motifs d'arrêt et de fouille fondés
sur la race, les conditions inconstitutionnelles d'incarcération, les
condamnations injustifiées» et d'autres formes d’injustices émanant des
autorités. Depuis Monroe, toutefois, la Cour suprême n'a pas toujours
été favorable à la loi, la restreignant constamment et rendant plus
difficile pour les individus dont les droits constitutionnels ont été
violés de s’en prévaloir dans les procès. A titre d’exemple, si un
policier recourt à un usage excessif de la force, la municipalité qui
l'emploie ne peut être tenue responsable des dommages causés par lui :
«La Cour a également réduit la loi en jugeant qu'un Etat n'est pas une
«personne» et, par conséquent, ne peut être poursuivi en vertu de
l'article 1983.»
La «malheureuse décision» datant de 1989 «reposait largement sur l'idée
que le mot «personne» ne devrait pas être lu pour inclure un souverain.
Cette décision marque un net recul des droits civils et une victoire de
l'idée rétrograde selon laquelle la souveraineté de l'Etat peut
constituer une source de résistance aux droits garantis par la
Constitution fédérale». «Une troisième façon dont la Cour a réduit
l'article 1983 consiste à rejeter la proposition selon laquelle un
superviseur peut être responsable du délit constitutionnel d'un employé
sous sa surveillance. Dans une affaire de 1976, les citoyens de
Philadelphie ont cherché à tenir des hauts fonctionnaires de la ville, y
compris le maire de la ville, Frank Rizzo, pour responsables de l'échec
de la ville à traiter correctement les plaintes des citoyens victimes de
mauvais traitements policiers. S'exprimant au nom de la Cour, le juge
Rehnquist a déclaré que les demandeurs devaient démontrer un lien
affirmatif entre la conduite des supérieurs hiérarchiques et les
violations constitutionnelles, mais n'a fourni aucune autre indication.»
La Cour a réexaminé la question en 2009 dans une affaire où un
prisonnier pakistanais, Javaid Iqbal, a poursuivi des fonctionnaires des
services correctionnels et des hauts fonctionnaires, y compris l'ancien
procureur général Ashcroft, qui l'avait désigné comme «haut placé» pour
protester contre les conditions extrêmement dures de son internement,
associées à «une discrimination fondée sur la race, la religion (Iqbal
était musulman) et l'origine nationale». Le tribunal de Roberts a
carrément jugé que les hauts fonctionnaires ne pouvaient être tenus
responsables de la conduite de leurs subordonnés. «De toutes les
restrictions que la Cour a imposées à la loi, cependant, celle qui est
rapidement devenue la plus nuisible à l'application des droits
constitutionnels est la doctrine de l'immunité qualifiée. Selon la
formulation actuelle de la Cour, cette doctrine prévoit qu'un
représentant du gouvernement ne peut être tenu responsable d'une
violation des droits constitutionnels d'un individu à moins que celui-ci
puisse démontrer que le droit en question est «clairement établi»,
produire un précédent avec des faits ou des circonstances très proches
de ceux évoqués dans le cas du demandeur. Si le demandeur ne le fait
pas, l'affaire doit être rejetée, c'est précisément ce qui se passe dans
un grand nombre de cas.»
«L'immunité qualifiée» est une invention de la Cour suprême de 1982 pour
réduire le champ d’application de l'article 1983 : «Les juges de la Cour
suprême ont avancé trois explications juridiques différentes pour créer
la doctrine, dont aucune n'est convaincante. Premièrement, elle découle
d'une défense de «bonne foi» offerte aux fonctionnaires du gouvernement
en common law. Deuxièmement, comme soutenu par le juge Scalia, elle
compense l'erreur commise par le tribunal de Warren lorsqu'il a statué
sur Monroe V. Pape. L'argument de Scalia, en substance, est qu'il est
approprié que la Cour invente une nouvelle doctrine pour corriger une
erreur antérieure. Une troisième justification est que l'immunité
qualifiée est un moyen d'assurer que les fonctionnaires reçoivent une
mise en garde juste sur ce qu'ils sont autorisés à faire.» Le juge Lynn
Adelman ne voit aucune «base juridique convaincante pour la doctrine» en
question.
Par ailleurs, «du point de vue d'un justiciable dont le droit
constitutionnel a été violé, le plus gros problème avec la doctrine est
de démontrer que le droit en question était clairement établi. La Cour
suprême rappelle régulièrement aux juridictions inférieures qu'une «loi
clairement établie» doit être comprise concrètement. Il ne suffit pas de
dire que le quatrième amendement est clairement établi, et par
conséquent, toutes les violations du quatrième amendement sont
contraires à une loi clairement établie. Il ne suffit pas non plus de
dire, plus précisément, que la jurisprudence établit clairement que le
recours à la force lors d'une arrestation est inconstitutionnel et que,
par conséquent, toutes les violations excessives de la force sont des
violations de la loi clairement établies. Le demandeur doit toujours
montrer un précédent avec des faits semblables à ceux de son cas. Dans
un cas de force excessive, par exemple, le demandeur doit présenter un
précédent dans lequel la police a utilisé le même genre et la même force
que ceux utilisés dans le cas du demandeur.
La Cour a été extrêmement agressive sur cette question. Sur les dix-neuf
avis émis depuis 2001, dix-sept ont conclu que les fonctionnaires
avaient droit à une immunité qualifiée parce que le demandeur ne pouvait
produire un précédent avec des faits suffisamment proches de ceux de
l'espèce. «Les décisions de la Cour suprême font qu'il est très
difficile pour les juridictions inférieures de refuser l'immunité (…) Le
message de la Cour suprême aux juridictions inférieures est clair :
pensez-y à deux fois avant de permettre qu'un représentant du
gouvernement soit poursuivi pour avoir violé les droits constitutionnels
d'un individu.» L’avertissement a porté ses fruits : «Une étude récente
de 844 jugements de tribunal portant sur 1 460 demandes a conclu que 72%
d'entre eux bénéficiaient d'une immunité qualifiée, la majorité parce
que le plaignant n'avait pas démontré que la loi était clairement
établie.»
A. B.
(*) Lynn Adelman, «The Supreme Court’s Quiet Assault on Civil Rights»,
Dissent, Fall 2017
https://www.dissentmagazine. org/article/supreme-court- assault-civil-rights-section-
1983
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