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Rubrique Constances

Les yeux d’ailleurs

L’autre fois, un ami installé en Europe qui n’est pas revenu au pays depuis deux décennies nous racontait ses retrouvailles avec Alger. La première chose qui l’a frappé, ce sont les matins de sa ville retrouvée. Habitué des grands rushes qui commencent aux aurores dans la métropole européenne où il vit depuis près de 40 ans, il nous expliquait son étonnement de ne pas voir dans son pays ce qu’il avait pertinemment appelé le «mouvement de la vie». Et quand il s’est lancé dans la description d’un pays qui se met fiévreusement en branle aux premiers instants de la journée, il n’y avait dans son ton ni l’amertume de l’exilé déçu par son retour au bercail ni la prétention de l’émancipé qui vous fait la leçon sur ce qui se passe sous un autre pan du ciel. Seulement les interrogations de quelqu’un qui ne comprend pas. Après tout, sa vie est faite ailleurs et il aurait pu jouer à l’émigré renouant avec une terre exotique dont il peut apprécier, entre autres, le… calme plat. Qu’on ne s’y méprenne pas pour autant, sa curiosité, comme son humilité, ne tient pas de l’ignorance. Il sait que le son des rideaux métalliques qui se lèvent, les parkings qui se vident en deux temps trois mouvements, la ruée vers les transports publics et les petits déjeuners à la va-vite, ça a un sens : une ville qui se met en mouvement parce que les gens vont travailler. Alors, il a posé des questions, sereinement et sincèrement. Réveillé et levé à six heures du matin, il a ouvert la fenêtre de sa chambre : pas un rideau ne s’est levé dans les immeubles voisins. Sorti de la maison à neuf heures, pas une voiture n’avait bougé du parking de la cité. Il a posé des questions mais il a dû s’inquiéter aussi, tout de même.
Un autre regard. C’est un homme d’affaires algéro-canadien qui s’exprimait il y a une dizaine d’années à l’occasion d’un séminaire sur l’investissement organisé à l’hôtel El-Aurassi : «Je suis surpris d’entendre parler de chômage dans un pays où tout reste à faire», a-t-il dit. Mais en développant sa contribution, il n’a parlé que de grands projets structurants, des immenses champs à défricher et des créneaux à développer dans tous les domaines de l’activité nationale, qui puissent créer de la richesse et surtout générer suffisamment d’emplois susceptibles de ramener le sous-emploi à d’insignifiantes proportions. Et quand, entre la poire et le fromage, quelqu’un a apporté de l’eau à son moulin en lui apprenant qu’en Algérie, il est problématique de trouver un plombier, un chauffagiste, un maçon, un plâtrier, un électricien, un coffreur… il était tombé des nues, tout en reconnaissant qu’il n’avait pas assez «travaillé son dossier». Depuis, il a dû s’y mettre, en restant humble et en posant des questions. Comme pour notre ami surpris par les torpeurs matinales de sa ville retrouvée, les yeux d’ailleurs, quand ils regardent ici, s’écarquillent en voyant ce à quoi les yeux d’ici ont fini par s’habituer. A l’usure par paresse et, plus inquiétant, dans le renoncement.
S. L.

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