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Des milliers de soldats russes déportés en Algérie, le saviez-vous ?

Par Bachir Dahak, juriste
Est-il possible qu’environ dix mille soldats russes aient séjourné en Algérie entre décembre 1917 et avril 1920 ?
À chaque fois que j’ai posé cette question à un compatriote, plus souvent à des militants politiques, c’est l’incrédulité générale. Personne ne peut imaginer, et encore moins accepter, l’idée qu’au cours de la Première Guerre mondiale, des milliers de soldats russes, évacués de force du camp militaire français de La Courtine, dans la Creuse, ont été maltraités, enfermés, humiliés par l’armée française dans des casemates et autres baraquements à Médéa, Laghouat, Souk Ahras, Kreider, Mers El Kebir, Affreville, Djelfa ou encore Tébessa.

Un exemple de la brutalité des militaires français ?
À Médéa, en raison des premiers contacts chaleureux avec les paysans algériens, les militaires français décidèrent de punir les soldats russes en les transférant à pied vers un autre camp à Laghouat, soit 412 km.
Lors de travaux de construction d’un chemin de fer à Tebessa, des soldats russes furent exposés froidement à la mort, faisant dire au chef de chantier : «(…) ça fera un bolchevik de moins.»
Quel était donc ce contexte historique peu connu qui obligea le grand Lénine à signer dans la Pravda du 11 août 1918 une déclaration du Conseil des commissaires du peuple dénonçant le fait que «(…) les soldats russes dans les rangs de l’armée française contribuent indirectement à la guerre contre la République et la révolution»?
Après avoir puisé dans ses réserves coloniales, la France décida de recourir aux possibilités que pouvait lui offrir l’alliance franco-russe.
C’est ainsi qu’environ dix mille soldats russes sont débarqués sur les ports d’Alger, d’Oran et de Bône entre le 19 décembre 1917 et le 6 janvier 1918. Ils appartenaient à plusieurs brigades venues renforcer le front de France et d’Orient dans le cadre de l’alliance franco-russe qui liait la France et l’Empire russe depuis 1892. Cette entente militaire fut confirmée par Raymond Poincaré en 1912, engageant ainsi la France dans une stratégie politico-militaire en faveur du tsar Nicolas II.
En promettant des livraisons d’armes, la France bénéficie du renfort de milliers de soldats russes destinés à remplacer les immenses pertes de l’armée française subies lors des deux premières années de la Première Guerre mondiale.
Mais tout va s’accélérer à partir de février 1917 à Moscou, la révolution bolchevique entraîne l’abdication du tsar et très rapidement les soldats russes présents en France décident de participer à l’élan révolutionnaire de leur pays en créant des conseils de soldats et en manifestant avec des drapeaux rouges. En les voyant arborer des slogans subversifs comme «Vive les Soviets des soldats, à bas la guerre !», le gouvernement français craint avant tout que cet esprit de révolte ne s’empare des soldats français, d’où la décision rapide de les exfiltrer du front et de les interner au camp militaire de La Courtine, dans la Creuse. Ils sont plusieurs milliers et, sans surprise, ils décident de se mutiner en refusant d’obéir à leurs supérieurs et en exigeant de retourner dans leur pays.
En septembre 1917, l’armée française, aidée d’unités russes restées fidèles, obtient la reddition des mutins après avoir recouru au bombardement du camp.
Environ dix mille soldats russes refusent les propositions d’engagement dans la Légion russe, d’où l’idée de les envoyer en Algérie, au grand bonheur du lobby colonial, qui dut se résoudre au départ au front de plusieurs milliers d’Algériens en 1914 et 1915.
Répartis d’est en ouest, y compris au sud, les soldats-prisonniers russes sont soumis à un régime de bagnards, leur alimentation quotidienne se résumant à «un quart de litre de café noir, un petit bol de bouillon et 250 g de pain», selon Dimitri Lissovenko, un des mutins de La Courtine en 1917, dans un livre publié en 1960, traduit et publié en France en 2022 par l’Association La Courtine 1917.
Le 1er mai 1919, cinq cents prisonniers russes affectés dans les mines aux environs de Condé-Smendou refusèrent de travailler et présentèrent au capitaine Mourge la liste de leurs revendications.
Il y a aujourd’hui des dizaines de témoignages confirmant que les soldats russes qui n’acceptaient pas les missions qu’on leur proposait étaient immédiatement menés aux travaux forcés ou sinon enfermés dans les divers camps militaires.
À propos des chiffres connus de ces Russes déportés en Algérie, voilà ce qu’écrit Remi Adam, l’auteur du livre Les révoltés de La Courtine : «Sur les 9169 soldats en juin 1918, on en dénombre 2477 travaillant pour l’agriculture, 660 à la coupe de bois et 217 à des travaux divers.» Toujours selon Remi Adam, «les autres, soit 5815 (63,3%), sont répertoriés comme ‘‘réfractaires au travail’’».
La forte volonté des Russes de rejoindre la révolution se retrouve dans le témoignage du commandant de la compagnie de Laghouat «(…) Je suis et resterai officier de l’armée russe, et je ne peux donc appartenir à une autre armée.»
En face de leur détermination à sortir de cet enfer, la réponse d’un officier français à ses supérieurs nous éclaire sur la brutalité de la puissance coloniale : «(…) Vouloir les traiter comme des hommes libres est impossible, sans s’exposer, non seulement à ce qu’ils ne travaillent pas, mais encore à ce qu’ils commettent des scènes de désordre et se livrent, dans la population agricole française ou indigène, à une propagande néfaste.»
Ces milliers de soldats russes ont découvert l’univers colonial et le sort abominable réservé à des paysans algériens qui, instinctivement, leur ont exprimé leur solidarité en les voyant soumis aux mêmes conditions de travail et aux mêmes humiliations.
Qu’est-il resté de tout cela ?
Il est peut-être inutile de rechercher des traces dans l’état civil puisque l’armée française avait refusé qu’un cimetière russe leur soit réservé bien que de plusieurs endroits du pays viennent des informations sur des noms à consonance russe dans certains cimetières chrétiens.
Il est curieux après tout que la présence de presque dix mille soldats-prisonniers russes, aux quatre coins de l’Algérie, de 1917 à 1920, ait pu être occultée, éloignée du regard scrutateur des historiens du mouvement national.
On peut se demander pourquoi aucune trace n’a perduré dans les chansons populaires bien que nous soyons à une étape historique où «l’imaginaire colonisé produit rumeurs, prophéties et millénarismes», selon Abdelkader Djeghloul dans son indispensable Éléments d’histoire culturelle algérienne.
On peut d’autant s’interroger sur cette absence de signes de cette présence russe alors que la présence furtive des Américains en 1942 avait inspiré nos troubadours :
«Ya diwan essalhine, ya diwan essalhine
Nekhlaana ki dja l’amerik,
Hsebnah gaa radjel malik
Houwa slahou machi lik
Wa maa fransa dima chrik.»
Même les Allemands qui n’ont pourtant jamais mis un pied en Algérie sont évoqués dans l’imaginaire collectif par la fameuse chanson de Hadj Guillaume, le kaiser allemand dont on espérait la victoire sur la France :
«Ya francis wach fi balek
Edzair machi lik
Ydji lalman nediwhalek
Lhaj guillaume yetlaa saadou.»

Des figures éparses
Au milieu des années 60, une femme russe, que tout le monde appelait Mme Fiodorov, semblait appartenir à la nomenklatura des chancelleries étrangères au point que la légende disait qu’elle était une aristocrate déchue ou qu’elle était la maîtresse déclarée du consul d’Angleterre à Alger.
Un photographe de presse se rappelle l’avoir vue exercer son talent d’interprète lors de la visite, à Alger, de la cosmonaute russe Valentina Terechkova. Pour provoquer son départ, certains hauts fonctionnaires suggérèrent aux services de sécurité qu’elle avait participé au financement du quotidien Alger ce soir de Mohamed Boudia et Serge Michel.
Une amie qui a bien connu Alger des années 40 et 50 se rappelle parfaitement d’une femme russe, Mme Kravchenko, moitié enseignante et moitié travailleuse sociale.
Et, last but not least, j’ai appris dernièrement par un ami qui a longtemps travaillé à Menea (ex-El Golea) que son mécanicien, un certain Maurice Kovaltchok, était bel et bien un Russe totalement algérianisé, vraisemblablement installé là-bas de longue date. Que dire aussi à propos du premier maire d'El Affroun que tout le monde appelait Koutchenko sans vraiment savoir pourquoi ?
Et si d’autres rescapés de cette déportation avaient continué à vivre sous nos cieux sans que personne se soit intéressé à leur parcours si atypique ?
B. D.

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