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Rubrique Contribution

Économie et hégémonie néolibérale

«Tout a déjà été pensé. L'important c'est d'y penser de nouveau.»
 (Goethe)

Par Amirouche Moussaoui
Le néolibéralisme sert aujourd’hui à désigner la résurgence, dans les années 1970 et 1980, d’une forme radicalisée de libéralisme économique que l’on oppose à l’interventionnisme étatique. Mouvement idéologique et politique, il a fait émerger les prescriptions contenues dans les politiques d'austérité, de privatisation et de rigueur budgétaire qui se sont mises à dominer l’ensemble du champ politique contemporain. Il a continuellement tendu à l'établissement d'un environnement favorable au capital et à la spéculation financière.

D'Aristote aux classiques, de la morale à la politique
La réflexion sur l'économie s'est engagée avec Platon et Aristote alors que la cité grecque est traversée par une crise morale et politico-sociale précédée par une période de prospérité. 
L'expansion des échanges et l'usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d'intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité grecque.
Dans la république de Platon, on peut   lire : «La vertu et le désir de richesse sont les deux plateaux opposés d'une même balance.» Platon pense que la politique peut et doit conduire les hommes à la préférence de la sagesse et de la justice. Pour lui, c'est l'avidité matérielle qui pervertit la cité. Aristote, quant à lui, distingue une bonne et une mauvaise économie. L'art d'acquérir et d'utiliser les richesses en vue de satisfaire les besoins de l'homme en est la première. La seconde est celle qui conduit à l'enrichissement et aux profits monétaires. On est resté à l'économie d'Aristote pendant des siècles. 
Incontestablement marqué par les progrès de la navigation permettant l'exploitation de nouvelles routes commerciales vers les Indes et l'Amérique, le XVIe siècle est celui d'une compétition géopolitique accrue entre les Etats européens. Ce nouveau contexte va profondément influencer la pensée économique. Celle-ci est désormais animée par la recherche de la prospérité du pays ou du souverain et n'est plus intéressée par la quête des comportements individuels, moralement recommandables. 
Ce tournant culturel consacre l'entrée de l'économie dans l'âge politique au même moment où le capitalisme commercial et financier prend son envol. Pour être en phase avec cette expansion de la sphère du commerce, il y a eu nécessité de repenser l'économie et l'impact de celle-ci sur la société. La nouvelle pensée économique servira à légitimer et promouvoir les activités commerciales pour leur contribution à la prospérité et à la grandeur des Etats.

De la macro à la microéconomie
La vision d'une société divisée en classes sociales aux intérêts divergents, jusque-là partagée par les économistes classiques (A. Smith, D. Ricardo et T. Malthus) et K. Marx, est remise en cause par l'économiste français Jean-Baptiste Say. Ce dernier considère que les revenus ne sont pas partagés entre les catégories sociales mais rémunèrent des facteurs de production (capital, travail, terre) proportionnellement à la contribution de chacun d'eux. L'acte de produire peut se décider entre individus, indépendamment de leurs origines sociales et de leurs fortunes, offrant l'un ou l'autre des facteurs de production. Il s'agit pour Say de combiner ces trois facteurs et de les lier de façon impersonnelle.
La conception de Say efface les divisions et les inégalités sociales. Ainsi donc sont gommés les rapports sociaux, et les relations économiques sont réduites à de simples relations d'échange à l'échelle des individus. 
Jusque-là, et depuis Aristote, l'économie se définissait par un objet concret : la production, la répartition et l'échange des biens. Mais avec le courant néoclassiques(1) elle devient la science des choix rationnels. Elle explique comment les «individus affectent les ressources rares à des emplois alternatifs en vue de satisfaire au mieux leurs besoins», définition consacrée de l'économie que l'on peut lire dans les manuels des étudiants dans les facultés d'économie.
En somme, l'idée essentielle est le primat radical de l'analyse microéconomique. Les phénomènes macroéconomiques devraient désormais être compris et analysés uniquement à partir d'une théorie des comportements individuels et de leurs interactions.

La route de l'hégémonie
À la faveur de l'éclipse des politiques keynésiennes(2) au cours des années 1970, des politiques favorisant la baisse des charges et des impôts des entreprises sont appliquées par des gouvernements néolibéraux comme celui de R. Reagan à partir de 1981.
L'ambition du néolibéralisme est de restaurer un capitalisme déréglementé où plus rien ne lui fait obstacle. Son merveilleux idéal est d'étendre la libre concurrence à toutes les sphères de la société et en imbiber toutes les strates de la vie sociale. Pour les doctrinaires du néolibéralisme, les crises temporaires devant se résorber seules grâce à ce mécanisme autorégulateur du marché qui rend tout aussi impensable une crise majeure et durable du système économique. La récurrence des crises économiques(3), leur fréquence mais aussi la fulgurance de celle de 2008 rendent friables de tels énoncés que tout bon recul critique suffit à mettre en lambeaux.
En revanche, le discours néolibéral a pu construire peu à peu ses positions médiatiques et transformer la critique radicale de l’interventionnisme étatique en un courant visible et dominant. La société du Mont-Pèlerin, fondée par F. Hayek en 1947, a été l'un des principaux points d'appui pour la reconquête de l'agenda politique du courant néolibéral.
Sous les auspices de M. Friedman, le département d’économie de l’université de Chicago devient de son côté un autre foyer intellectuel mondial pour la promotion des thèses néolibérales. Ces deux figures de proue du néolibéralisme se voient distinguées du prix Nobel d’économie : Hayek d’abord, en 1974 ; Friedman ensuite, deux ans plus tard. 
Toutefois, le néolibéralisme s’empara pour la première fois d’un Etat à la faveur du coup de force de Pinochet au Chili en 1973. Les anciens élèves de M. Friedman (appelés les Chicago Boys) ont essaimé le monde, mais c'est au Chili qu'ils étrennent l'expérience politique concrète du néolibéralisme en pilotant une ligne de droite dure faite de privatisations et de licenciements massifs de fonctionnaires, sur fond de répression politique meurtrière. L'économie chilienne a connu un recul de 15%, le chômage est passé de 3% à 20% et près de la moitié des Chiliens (40%) se retrouvent sous le seuil de pauvreté.(4) Malgré ce désastre politique, économique et social, M. Friedman, obnubilé qu'il est par le seul indicateur de réussite économique à ses yeux — maintenir une très faible inflation — qualifie les performances économiques du pays de «miracle du Chili». Lors de la dernière conférence qu'il donna dans ce pays, il avait notamment préconisé «un traitement de choc» pour mettre fin à l'inflation. Il entre à la Maison-Blanche en qualité de conseiller économique du président R. Reagan. 
Au Royaume-Uni, c'est M. Thatcher, portée à la tête du gouvernement en 1979, qui inaugure la longue série du renouveau politique néolibéral. Les Etats-Unis se dotent à leur tour d’un gouvernement d’inspiration néolibérale, avec l’élection de R. Reagan à la Maison-Blanche en 1981. Ce dernier débute son mandat en affirmant d'emblée que «l'Etat n'est pas la solution, c'est le problème».
À partir de 1989, l’effondrement de l’ancien bloc soviétique précipite, par ailleurs, la conversion soudaine à l’économie de marché des pays de l'Est. L’infrastructure idéologique patiemment édifiée des décennies durant donne alors la pleine mesure de son importance, en permettant aux néolibéraux de consolider leur victoire : l’Adam Smith Institute (ASI), fondé en 1977 et dont Hayek fut le président d’honneur, diffuse opportunément un «Manuel de privatisation» à l’intention des gouvernements du monde.
Au cours de cette séquence, le néolibéralisme parvint en quelques années à renverser l’emprise keynésienne et social-démocrate non sans étouffer toute autre piste de rénovation. 
Dans un texte paru en 1990, J. Williamson présentait une synthèse des politiques néolibérales défendues par le Trésor des Etats-Unis et inspirée des thèses de l'Ecole de Chicago connu sous le nom de «Consensus de Washington». C'est une sorte de manuel des institutions internationales basées à Washington (FMI et BM) diffusé aux pays de l'Est nouvellement convertis au capitalisme et ceux du tiers-monde en butte aux problèmes structurels d'endettement.
En 1995, l'OMC est créée pour promouvoir la concurrence et le libre-échange à l'échelle mondiale. Finalement, l'idéologie néolibérale, qui avait imaginé un monde structuré comme un espace marchand où règne la liberté de circulation des marchandises et des capitaux, devient hégémonique et s'érige en pensée unique.
Une version financiarisée du capitalisme émerge au début des années 1980. Elle se caractérise essentiellement par une dérégulation financière à outrance. 
Cette période connaît de profondes transformations dans la conduite des politiques monétaires. Désormais l'inflation est élevée au pinacle et devient la cible prioritaire des programmes politico-économiques des gouvernements néolibéraux, engendrant par là une mutation complète et définitive du rapport de forces en faveur du capital et des créanciers. 
Conséquemment, les possesseurs d'actifs financiers ne risquent plus de voir leur rentabilité rongée par l'inflation. Désormais, seule la rentabilité financière occupe les managers des entreprises. Pendant ce temps, les salaires réels stagnent, ce qui constitue un frein permanent à la croissance économique et d'où le recours à l'endettement des ménages. 
La montée massive des inégalités est l'autre conséquence de la soumission de l'économie à la puissante finance. C'est ainsi que la finance parvient à déborder toute la sphère économique même si dans un premier temps elle a participé fortement à la croissance néolibérale. Mais à partir d'un certain seuil, le poids du secteur financier disproportionné devient handicapant, nuisible même. Aux Etats-Unis, les profits issus de la finance étaient de 16% en 1962 ; ils sont de l'ordre de 43% en 2007.
Par ailleurs, c'est dans les pays du Sud-Est asiatique que se trouva le premier grand symptôme annonciateur du krach de 2008. Il démontra clairement que le système financier édifié par la théorie néolibérale basé sur les marchés dérégulés et la libre circulation des capitaux était en train de devenir périlleux pour l'ensemble de l'activité économique et du monde. 
Les séismes boursiers de 2008 et la crise des subprimes américains ont ébranlé le système financier international. 
Loin de se terminer, la crise s'est transformée en récession globale dont beaucoup de pays, une décennie après, ne s'en sont pas encore sortis à l'instar des pays de l'Union européenne. Avec les douloureux cortèges de destructions sociales, elle est la plus grave crise depuis un siècle, aggravant le sort déjà éprouvant de la moitié de l'humanité qui se partage 1% de la richesse produite dans le monde.
En outre, pour assurer une croissance perpétuelle, l’organisation de la société néolibérale est plus fondée sur la prédation et la surexploitation de la nature. Par conséquent, le néolibéralisme ne peut s'accommoder de l'écologie et le marché et la concurrence ne peuvent répondre à l'impératif écologique. L'écologie engage le long terme et l'action collective et planifiée, deux dimensions systématiquement combattues par le néolibéralisme.
Dans la dégradation du climat, le géographe suédois  A. Malm pointe la responsabilité de ce modèle productiviste adossé aux énergies fossiles. Il le désigne comme marqueur géologique de notre époque qu'il nomme «capitalocène» et réfute l'idée selon laquelle c'est toute l'humanité qui serait collectivement responsable du réchauffement climatique. A. Malm soutient que le libre-échange et la liberté de mouvements de capitaux ont conduit aux désastres social et écologique.(5) Pis, le seul écosystème compatible avec la vie humaine se trouve menacé de destruction par cette concurrence suraiguë entretenue par l'entreprise néolibérale à l'échelle du monde. 
En somme, les politiques économiques menées par les néolibéraux et consistant à produire des marchandises au-delà de toute considération sociale et écologique, sous l'insoutenable pression du marché et de la rentabilité financière, ont fini par «épuiser à la fois la nature et l'homme».  Gary Becker est un Nobel d’économie, lui aussi membre de Mont-Pèlerin et  professeur à l'université de Chicago, avait jugé que «le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés». Mais il ne désespère pas, tant sa croyance est inentamable en «le libre-échange [qui] va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement».(6) 
Dix ans après G. Becker, c'est M. Friedman, figure tutélaire du néolibéralisme, et en efficace propagandiste qui remonte au front pour minimiser la responsabilité du modèle néolibéral dans les changements climatiques et le saccage de la nature : «L’environnement est un problème largement surestimé. (…) Nous polluons dès lors que nous respirons. On ne va pas fermer les usines sous prétexte d’éliminer tous les rejets d’oxyde de carbone dans l’atmosphère. Autant se pendre tout de suite !»(7) Et jusque dans le spectacle extrême de dévastations, les acharnés néolibéraux continueront à soutenir l'univers mirobolant du néolibéralisme.  
A. M.

Notes
(1) Sous l'appellation de néoclassiques, on retrouve plusieurs écoles de pensée. 
L'école de Cambridge sous la férule de William Stanley Jevons et Alfred Marshall. L'école de Lausanne a à sa tête Léon Walras et Wilfrid Pareto. 
Ces deux écoles considèrent que l'économie est constituée de données chiffrées et de variables. C'est à elles que l'on doit la première mathématisation de l'économie. Quant à l'école autrichienne, Carl Menger est son fondateur et Friedrich Hayek son plus célèbre représentant.
(2) Programmes d'investissement massifs pilotés par l'Etat pour relancer la croissance économique.
(3) Le Soir d'Algérie du 16 décembre 2008.
(4) Ignacio Ramonet, Le Krach parfait. Galité, 2009.
(5) Le Soir d'Algérie du 16 octobre 2018.
(6) Gary Becker cité dans Le Grand bond en arrière, Agone, 2012.
(7) Politique internationale, Numéro 100, octobre 2018.

Quelques références bibliographiques
Christian Chavagneux, Les dernières heures du libéralisme, Mort d'une idéologie, Perrin, 2007.
Omar Aktouf, La stratégie de l'autruche, Écosociété, 2002
Pierre Bourdieu, Contre-feux, éditeur Raisons d'agir, 2001.
Attac, Contre la dictature des marchés, La dispute, 1999.

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