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Rubrique Contribution

Éloge de l’interprétation responsable Réponse à M. Kamel Bouchama

Par Miloud Chennoufi, Ph. D, professeur de relations internationales
Qu’il me soit permis de réagir aux propos de M. Kamel Bouchama sur le diplomate algérien Lakhdar Brahimi (Le Soir, 19 septembre 2021). Je le ferai sans animosité à son égard, sans rancune, surtout sans polémique. Mon objectif est double. Repousser l’injustice dont a été victime Brahimi et le faire selon ce que l’herméneutique, cet art ancestral de la compréhension, et la philosophie morale du XXe siècle nous ont appris de plus précieux sur l’interprétation du discours d’autrui et sur l’usage responsable de la parole.
Le mois dernier, Lakhdar Brahimi accordait au quotidien Le Monde une interview sur l’Afghanistan pour y avoir été l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies à deux reprises ; une première fois dans les années 90, alors que les talibans étaient au pouvoir et à l’époque où le mollah Omar n’acceptait de recevoir aucun émissaire international autre que lui ; une seconde  après la défaite des talibans lorsqu’il a présidé la conférence de Berlin sur l’Afghanistan. L’interview ne portait aucunement sur l’Algérie.
En préambule, et en préambule seulement, à des développements plus approfondis sur le retrait des troupes américaines, Brahimi affirma : «Ce n’est pas une défaite militaire. C’est comme pour les Français et l’Algérie. Ce sont les États-Unis qui ont décidé de partir.» 
Voici l’interprétation de M. Bouchama : «… Pour ce qui est de l’Afghanistan, les Yankees sont partis, tout bonnement, après avoir préparé soigneusement le retour des talibans dans leur pays. Quant au départ des Français d’Algérie, en juillet 1962, après 132 années d’occupation, il n’est pas dû, également, à une défaite militaire. Et il le dit d’un ton affirmatif... En conséquence, et au vu de ce départ volontaire des Français, il n’y a pas eu de guerre, pour ce qui nous concerne, ni de souffrances, ni d’oppression, ni de barbarie et, encore moins, de cortèges de martyrs.» 
Concernant la défaite militaire, M. Bouchama a effectivement bien saisi le propos de Brahimi. Quant à la conséquence qu’il en tire, elle est, comme je vais le démontrer, totalement erronée. Je ne répondrai cependant pas à l’avalanche de superlatifs insultants dont l’essentiel de son propos est truffé. Pas même sur le dernier paragraphe, sans doute le plus déplacé, dans lequel il s’est permis de tenir un propos relevant de l’âgisme (préjugé hostile aux personnes âgées dont il fait paradoxalement partie), une pratique profondément désobligeante. Un espace précieux, malheureusement gaspillé dans l’anathème, qui aurait pu servir à argumenter rationnellement son point de vue et lancer une discussion fructueuse. 
Voici une interprétation alternative à celle de M. Bouchama. La guerre insurrectionnelle ou révolutionnaire est par nature une guerre asymétrique  ; une partie beaucoup plus faible militairement affronte un adversaire dont la puissance militaire est sans commune mesure plus grande. C'était le cas en Algérie, comme au Vietnam et en Afghanistan. 
Les leaders qui déclenchent ce genre de guerres agissent eux-mêmes tout en sachant qu'ils ne gagneront pas militairement. La victoire dans ces guerres est politique. Voilà pourquoi Brahimi n'avait absolument pas tort de dire que les Américains n'ont pas perdu militairement. Ils ont perdu politiquement. Comme les Américains en Afghanistan et les Français en Algérie, il n'y avait aucun espoir que les exploits militaires obtenus par une application démesurée de la puissance militaire se transforment en victoire politique ; le plus fort finit alors par lâcher prise. Pour répéter un cliché formulé il y a bien longtemps par Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. C'est donc le politique qui prime. Et c'est le sens de toutes les discussions internes qui ont eu lieu au sein même de la révolution algérienne, un sens sur lequel il y a eu consensus, et qui a connu une première formulation dans la déclaration du 1er Novembre et son affirmation formelle au Congrès de la Soummam. Et c'est cet élément précisément qui a permis la victoire politique qui était recherchée dès le départ. 
C’est parce qu’il a toujours bien compris la nature de ces guerres qu’à l'occasion de la fameuse conférence de Berlin, il était l'un des rares à avoir soutenu que rien de substantiel ne pouvait être fait pour la paix en Afghanistan sans la présence des talibans. Un point de vue qu’il n’a pas cessé de répéter depuis. Et parler aux talibans était le cœur de son interview. Car il comprenait que si les talibans pouvaient être vaincus militairement et délogés de Kaboul, il leur suffirait de résister aussi longtemps que nécessaire pour obtenir une victoire politique. Comme en Algérie. Des stratèges comme Ben M’hidi aux combattants comme Yacef Saâdi et Zohra Drif, il relevait de l’évidence que face à un déploiement de forces coloniales aussi massif et des pratiques aussi barbares que pendant la bataille d’Alger, il ne fallait se faire aucune illusion sur le plan militaire. La direction de la révolution avait à cette occasion dû évacuer la capitale. La France coloniale pensait avoir gagné la guerre militairement, mais s’est résolue à admettre qu’elle avait perdu politiquement. Or, la victoire politique, donc l’indépendance, était l’objectif de la révolution. C'est le seul sens qu'il appartient à tout lecteur prudent de saisir dans les propos de Brahimi. 
On aboutit aisément à cette compréhension si on respecte les recommandations élémentaires de l’herméneutique. Interpréter, c’est d’abord un exercice délicat ; l’erreur n’est jamais loin, car le piège de voir dans les propos d’autrui nos propres démons, nos propres craintes et nos propres angoisses est toujours tendu devant nous. Et l’erreur dans l’interprétation précipitée nourrit l’erreur dans le jugement et par conséquent l’injustice à l’égard d’autrui. D’où la nécessité de la prudence. Et la prudence de l’herméneutique relève de l’éthique de la parole responsable qui s’articule autour de l’exact contraire des injonctions de l’esprit polémique, à savoir le dialogue et la discussion. Le dialogue consiste à ne jamais voir dans les propos d’autrui autre chose que ce que leur auteur a voulu signifier. Il est possible d’y parvenir par la contextualisation. M. Bouchama en a frôlé la réalisation, car en dépit de son ton malheureusement sarcastique, il a reconnu à Brahimi sa qualité indéniable de grand diplomate et celle du militant qui a sacrifié sa famille et ses études pour se mettre au service de la révolution algérienne. 
La reconnaissance, exercice-clé dans la pratique du dialogue, aurait dû l’amener à considérer le parcours d’une vie consacrée à servir les intérêts diplomatiques de l’Algérie et au soutien aux causes de la décolonisation, de la Palestine (il a lancé une pétition internationale en soutien aux Palestiniens au moment même où des États arabes se bousculaient dans la course à la normalisation avec Israël) à l’Afrique du Sud, à celle de la paix dans le monde à travers le collectif des Aînés (the Elders) qu’il a fondé avec Nelson Mandela. 
La contextualisation aurait pu amener M. Bouchama à reconnaître la valeur du rapport qui porte d’ailleurs le nom de Brahimi sur la réforme du département de maintien de la paix. Ou la longue série de doctorats honoris causa que lui ont décernés des universités dans le monde arabe, en Europe et en Amérique du Nord. Ceci n’est qu’un aperçu de ce que l’homme est, mais un aperçu plus que suffisant pour que M. Bouchama doutât de sa propre conclusion. Que la négation des souffrances et des sacrifices des Algériens hier, des Afghans aujourd’hui puisse ne serait-ce qu’effleurer l’esprit d’un tel homme. Une négation, encore une fois, qui ne trouve aucun appui dans l’interview, surtout lorsqu’on le lit en entier. 
La finesse de l’herméneutique et la justice associée à l’éthique de la parole responsable exigent par ailleurs l’exactitude du propos. M. Bouchama fait une digression historique dans laquelle il est facile de relever l’erreur factuelle suivante. Je la relève parce que, de l’aveu de l’auteur, elle représente la preuve de sa connaissance des origines militantes de Brahimi. Il a confondu la conférence afro-asiatique, tenue à Bandung en 1955, et la conférence des étudiants d’Afrique et d’Asie, tenue, elle aussi, à Bandung, mais en 1956. Contrairement à ce qu’il a écrit, seuls Hocine Aït Ahmed et M’hamed Yazid ont pris part à la première, non pas uniquement comme représentants de la révolution algérienne, mais au sein d’une délégation maghrébine. Lakhdar Brahimi, à l’époque vice-président exécutif de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (section de Paris), et Mohamed Seddiq Benyahia, président de la section d’Alger, ont pris part à la seconde avec l’aval du FLN historique. Ce fut l’occasion pour eux de porter à la connaissance du monde la grève des étudiants algériens en soutien à la révolution. La JFLN évoquée par M. Bouchama n’existait pas du tout à l’époque. Et c’est à la demande du FLN historique que Brahimi a été maintenu en Asie avec pour mission de créer des représentations de la révolution à Jakarta et New Delhi. Rien n’empêchait M. Bouchama de consulter les livres disponibles sur le sujet, ou même de contacter la personne concernée qui, j’en suis certain, lui aurait répondu avec plaisir. 
Ce n’est que lorsqu’une compréhension juste au sens moral et au sens épistémologique est acquise qu’on peut s’engager dans une discussion, élever des objections et revendiquer pour soi le droit de répondre aux objections. Et l’éthique de la parole exige que les objections et les contre-objections soient formulées dans une argumentation rationnelle et mesurée qui s’accommode mal de l’anathème, des réactions épidermiques intempestives, de la rhétorique inquisitrice ; bref, de l’esprit polémique. C’est pourquoi il me semble que nous aurions tous gagné, M. Bouchama le premier, si son propos s’était tenu à l’argumentation de son interprétation des propos de Brahimi et à la formulation rationnelle et mesurée de ses objections. 
J’étais adolescent lorsque M. Bouchama était ministre de la Jeunesse et des Sports. Avec désarroi, j’entendais des jeunes désinvoltes de ma génération scander dans les stades, sans preuve ni argumentation, des accusations de favoritisme à son égard. Quelque chose de diffus en moi me poussait à déplorer le procédé. Trop jeune à l’époque pour pouvoir articuler les raisons de mon réflexe, je ne savais pas qu’il allait se transformer, un jour, en opposition profonde à tout procédé de lynchage discursif de qui que ce soit, y compris de ceux dont je ne partage ni les valeurs ni les opinions.  Ce qui m’a poussé jadis à déplorer que le nom de M. Bouchama soit traîné dans la boue me pousse aujourd’hui à rejeter ses conclusions hâtives, ses mots vindicatifs et son jugement injuste sur un homme que je connais depuis ma plus tendre enfance. Lakhdar Brahimi est mon oncle. De lui j’ai appris les vertus du dialogue ; dans sa bibliothèque, j’ai lu mes premiers livres de littérature, d’histoire et de pensée politique, et c’est de là, donc grâce lui, que j’ai compris que la prise de parole publique est à la fois un droit et une responsabilité. Car les paroles ont des conséquences.  Fasse Dieu que M. Bouchama interprète mon propos pour ce qu’il signifie dans mon esprit : une invitation au dialogue. 
M. C.

 

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