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Hirak, dialogue et cheval de Troie

Par Djamal Kharchi(*)
Au 22e vendredi des marches populaires pour l’instauration d'un régime civil démocratique, l'Algérie des valeurs éternelles de Novembre est aujourd'hui dans cette confrontation ultime entre les forces de la prédation et leur œuvre de phagocytose de l'Etat, et les forces du changement porteuses d'un nouvel ordre politique à l'antipode de l'autoritarisme, du populisme et de l'exclusion qui ont caractérisé le pouvoir algérien depuis 1962. 
Au fil des vendredis de mobilisation générale à travers le pays, le Hirak s'est imposé par la constance de ses revendications et une détermination à toute épreuve pour que se réalise son aspiration irrépressible à un renouveau politique  qui marquera l'avènement d'une société ouverte sur le progrès et la modernité  Ceux qui, dans les officines du pouvoir, misaient sur le facteur temps et sa lente usure en ont eu pour leur compte. Au cours du mois de Ramadhan, le Hirak a démontré de la manière la plus éclatante qu'il conservait toute sa vigueur tel qu'au premier jour. Ni les fatigues du jeûne ni l’ardeur du soleil  n'ont eu raison de la ténacité des manifestants. 
Depuis le 22 février, date fondatrice d'une Algérie nouvelle, le Hirak a atteint un stade de maturité incontestable qui le met en position de force face aux tenants du régime. Avec raison, il a su éviter les embûches, manipulations et provocations d'un pouvoir décidé à répandre en son sein les semences de la division et de l'éclatement. Vierge de tout actif à son début, le Hirak peut s'enorgueillir à ce jour d'acquis indéniables, même s'il n'en est pas encore à la victoire finale. La démission forcée de Bouteflika sous la pression conjuguée de la rue et du chef de l'armée est un acquis de taille, au même titre que l’élection présidentielle fixée d'autorité au 4 juillet, mais reportée  sine die sous la menace d'un boycott du scrutin par la masse du peuple, ce peuple si longtemps sevré de toute expression libre par la voie des urnes.
Au-delà de sa portée politique, le Hirak a provoqué au sein de la société une sorte de catharsis collective, au sens aristotélicien du terme. Le peuple algérien s’est affranchi de ses blocages mentaux, de ses réflexes pavloviens d'autocensure et de résignation qu'un pouvoir pervers et abusif s'est toujours appliqué à entretenir dans les esprits. L’aliénation était si profonde, les inhibitions si fortes. Le peuple a définitivement brisé le mur de la peur et du silence. Il s'est libéré de toute tutelle paternaliste, ayant décidé de sa pleine volonté souveraine, jusque-là confisquée par un régime liberticide, d’être l'artisan de son propre destin dans la continuité de la génération de novembre. 
Au fil du temps, le Hirak a consacré ses modes d'expression, ses signes distinctifs, ses codes de conduite, ses symboles mémoriels et ses lieux symboliques. Il a apporté ses couleurs, sa tonalité, son ambiance dans le paysage urbain. Son slogan maître-étalon, «Silmiya» (pacifique), lui a conféré son identité et sa spécificité. 
Le Hirak se veut indépendant, sans affiliation partisane et sans référence d'ordre idéologique. C'est là que réside cette force qui a bouleversé les calculs des tenants du pouvoir. Le slogan «Dégagez tous !» est d'une rigueur sans concession. Il traduit à juste titre la volonté implacable du Hirak d'atteindre son objectif ultime, à savoir le démantèlement du système en place, tant dans son assise structurelle que dans sa composante humaine, afin d'éviter que n'adviennent et ne sévissent d’autres Bouteflika. 
Le pouvoir montre encore et toujours de fortes résistances au changement. Il n’a en rien cédé sur l’essentiel. Par l’entremise de l’opération «Mains propres» qui a vu l’emprisonnement de hauts dignitaires du régime ainsi que nombre d’oligarques et de responsables dans les rouages de l’Etat, il tente savamment d’entretenir la confusion autour du sens de la transition démocratique afin d’en altérer le contenu. Plus que jamais le Hirak est dans l'impérieuse nécessité de maintenir sa dynamique, sa trajectoire et sa cohésion pour parer aux tentatives de récupération parrainées par un pouvoir aguerri aux ruses manœuvrières.
Depuis le 9 juillet, date de la fin de l'intérim de 90 jours du chef de l'Etat, le pays est en apesanteur constitutionnelle, ce qui ne fait qu'aggraver la crise et met  en exergue avec plus d'acuité l'illégitimité du pouvoir en place. 
La rupture gouvernants/gouvernés est complète dans ce contexte délétère où le chef de l'armée ne laisse de perspective à une sortie de crise que la seule et unique solution qui consiste dans la tenue d’une élection présidentielle, considérée comme la panacée universelle à tous les maux que vit le pays. Une vision réductrice des réalités qui fait fi de toutes les questions essentielles inhérentes à un véritable processus de transition politique. Comment tenir une élection  présidentielle, si le peuple boude en masse les urnes ? Comment gouverner, si le peuple a déclaré les ministres persona non grata à travers tout le territoire national ? Comment prétendre diriger  un Etat digne de ce nom, si le peuple ne se reconnaît plus dans le régime qui l'incarne ? Autant de questions qui montrent à quel point le pouvoir est  dans l'impasse, par le fait même de sa coupable tendance à se substituer à la volonté populaire. La nation se retrouve aujourd'hui dans une dialectique historique inédite dont la persistance dans le temps est de nature à ouvrir la voie à des dérives imprévisibles susceptibles d'engendrer des situations extrêmes.
Après des mois d'un jeu machiavélique visant à briser l'élan du Hirak, le pouvoir a fini par prononcer, bien à contre cœur, le mot «dialogue», ce mot banni du vocabulaire du régime, sans doute assimilé à un aveu de faiblesse. Devant un rapport de force par trop défavorable, le pouvoir a marqué un recul, ce même pouvoir qui, par le passé, était si prompt à recourir à la répression aveugle ou au verrouillage du champ politique et médiatique par l'application de lois d'exception. 
Mais loin de s'amender, il ne montre aucune velléité de remettre en question l'ordre établi. Et pour cause. Des acteurs du Hirak sont jetés en prison pour délit d'opinion, des espaces publics sont fermés aux manifestants dans un  but de confinement de la contestation, sans compter le harcèlement incessant des services de sécurité. Comment croire un seul instant que l'offre de dialogue du pouvoir est sincère? L'initiative serait louable si elle ne laissait préjuger de toutes autres intentions que la mise en place d'un véritable processus politique qui aboutirait à la refondation de l'Etat. 
Le dialogue tel que prôné par le chef de l'Etat revêt une connotation singulière quant à sa consistance et sa finalité. Dans son discours du 6 juillet, il en a fixé les termes de référence. 
Le dialogue, version pouvoir, consistera à réunir ensemble les représentants de la classe politique, de la société civile et des personnalités nationales crédibles, afin de définir, de manière consensuelle, les modalités d'organisation d'une élection présidentielle transparente dans un délai acceptable. Tout est dit. 
La transition politique se réduit à l'élection d'un président selon un scrutin garanti propre et irrécusable. Ce n'est rien moins qu'un changement à l'intérieur du système, mais non du système lui-même. Dans un processus de transition politique, l'élection du président ne peut être qu'un aboutissement et non un commencement. Il s'agit d'un changement de pouvoir et non d'une passation de pouvoir.
Force est de constater que l'offre de dialogue du pouvoir, au-delà de l'événement en soi, a été un indice révélateur non seulement du poids des clivages, des divergences d'opinions qui prévalent au sein de la classe politique et de la société civile, mais aussi et surtout de leur propension, par trop  paradoxale, à prendre de l'ascendant sur le Hirak à des fins avouées ou inavouées. 
L'offre de dialogue a mis à nu les motivations sous-jacentes de certaines entités au sein de ces rassemblements politiques dits «Alternative démocratique» ou «Forum de la société civile»,  qui jusqu'à présent n'ont pas su ou pu se hisser à la hauteur de cet enjeu historique à l'origine de la naissance du Hirak. Les facteurs de dissensions semblent avoir pris le pas sur les facteurs de rassemblement et de cohésion. Alors que l'offre de dialogue du pouvoir aurait dû catalyser les forces de l'opposition et les impulser en un seul et même élan vers l’unification des rangs, voilà que cacophonie, course au leadership, défiances et suspicions entachent sa crédibilité, et par ricochet l'esprit du Hirak dans la pureté de son essence. Faut-il s'en étonner ? Sans doute pas au regard de la composition hétéroclite de ces regroupements de l’opposition où militants de la première heure, acteurs du mouvement associatif engagés depuis toujours dans le combat pour la défense des droits et des libertés, personnalités nationales n'ayant plus rien à prouver de la sincérité de leur lutte pour la démocratie ; se retrouvent à côtoyer de pseudo-opposants qui  agissent entre ombre et lumière par pur opportunisme, des chefs de parti adeptes du double langage qui, comme par magie, se découvrent une âme de démocrates, ceux qui agissent par frustration vis à vis d'un pouvoir sur lequel ils comptent prendre leur revanche, ou encore ceux qui s'associent en apparence avec le Hirak, mais considèrent que leur avenir dépend beaucoup plus de leur compromission avec le pouvoir. C'est une réalité que la plupart des grands mouvements sociopolitiques de par le monde ont connue et ils en ont souvent subi de fâcheuses conséquences. D'où la nécessité d'assainir les rangs de l’opposition, afin que les différents courants, pôles et entités politiques qui la composent puissent s'entendre sur une démarche de sortie de crise, à charge, bien évidemment, de revenir vers le Hirak, source de toute initiative en tant que vecteur de la volonté populaire. 
Pour nombre de considérations, le Hirak a impérieusement besoin d'un second souffle pour assurer sa pérennité et mettre en échec les complots qui se nouent en sourdine. 
Qui dit révolution, dit forcément contre-révolution, en ce sens que le Hirak a donné naissance à une révolution citoyenne. Selon Eric Weil, la révolte lutte contre le pouvoir et la révolution pour le pouvoir. Face aux manœuvres de ses fossoyeurs, le Hirak ne peut plus se suffire d'être le porte-voix de la colère légitime du peuple, il doit en devenir le porte-parole. Faute de disposer de représentants authentiques, le pouvoir s'emploie à combler ce vide par le recours à diverses machinations à seule fin d'adouber des interlocuteurs de son choix, et de la sorte avoir la mainmise sur le dialogue national. 
L'échec du Hirak serait d'un coût trop élevé pour le peuple. Sans doute ne s'en relèvera-t-il jamais, son avenir hypothéqué pour toujours.
A l'heure où le Hirak est menacé dans l’authenticité de ses ancrages et dans son élan matriciel, il est de l'ordre de l'urgence salutaire qu'il renforce et consolide son action, sans se départir de son caractère pacifique. 
Le dialogue national qui se projette en perspective ne doit pas être un cheval de Trois au moyen duquel les ennemis de la démocratie auront tendu les pièges de la récupération. Pour parer à ces dangers, il serait temps que le Hirak s'organise à l'échelle de chaque wilaya et se dote d'une instance nationale représentative qui puisse le mettre en interaction avec la société civile et la classe politique. L'avenir du Hirak en dépend grandement. 
Dans son sens commun, «dialogue» signifie une discussion entre deux ou plusieurs personnes pour parvenir à un compromis. Or, le dialogue tel que proposé par le pouvoir ne répond nullement à cette définition. Il s'agit d'un dialogue balisé à l'avance pour atteindre un résultat bien précis. En somme un dialogue à sens unique, dans la pure transition du système, ce qui ne va guère dans le sens d'un dénouement de la crise. Peuple et pouvoir se retrouvent dans un face-à-face plus déterminé que jamais. Une confrontation sans issue, alors que l'institution militaire pourrait jouer un rôle historique par l'accompagnement du peuple, corps de la nation, dans la réalisation de ses aspirations. Son poids est déterminant dans l’échiquier politique. Quelle autre institution que l'armée est susceptible de faire pencher le rapport des forces ? Apparemment aucune.
Ouvrir le dialogue national suppose l'existence de conditions favorables pour aborder les points essentiels de la crise actuelle. A cet égard, le pouvoir serait bien inspiré de donner des signes forts en gage de sa volonté de répondre à cette revendication qui est la raison d'être même du Hirak, la mise en place d'un processus de transition politique. De ce point de vue, ne sont nullement éligibles au dialogue : le départ de tous les symboles qui incarnent le système, la dissolution des partis de l'alliance présidentielle, y compris leurs satellites, la suspension des deux chambres du Parlement, outre la libération des détenus politiques. Ce sont là des impératifs de premier ordre auxquels devra souscrire le pouvoir afin de donner un caractère irréversible à ses engagements.
Par deux fois le Hirak a rejeté les offres de dialogue du pouvoir qui, manifestement, manquent de vérité. Il a refusé de cautionner une stratégie destinée à perpétuer le système sous d’autres formes. Par son abstention, il s’est refusé à engager un premier pas dans le chemin du dialogue et donner corps à ce qui aurait pris l’allure d’un dialogue de dupes. L’épreuve de force est appelée à se poursuivre dans une conjoncture où le pays ne peut indéfiniment en supporter les coûts politique, sécuritaire, économique et social. Faut-il s'attendre à une nouvelle initiative de dialogue de la part du pouvoir ? Va-t-il marquer un tournant ? Rien ne le dit. De par la nature du pouvoir, l’option autoritaire n’est pas à exclure, encore que la réserve est de mise. En a-t-il vraiment tous les ressorts tant la crise a fait son œuvre ? Au regard des circonstances et des évènements, le Hirak se trouve aujourd’hui entre «le cercle des représailles» et «le cadavre encerclé» pour reprendre deux titres d’ouvrages de Kateb Yacine. Dans une première hypothèse, il est possible de penser que le pouvoir prendra prétexte du rejet de l’offre de dialogue pour passer à des méthodes répressives plus prononcées envers les marcheurs du Hirak. «Un cercle des représailles» en quelque sorte, sachant que la violence policière n’a jamais cessé de s’abattre à des degrés divers sur les manifestants. Cependant rien n’exclut d’envisager une toute autre hypothèse, diamétralement opposée à la précédente. 
Contre toute apparence, nombre de signes donnent à penser que le pouvoir est affaibli, fragilisé, à bout de souffle, qu’il n’est pas loin de capituler et rendre l’âme. C’est l’hypothèse du «cadavre encerclé». C’est là toute l’équation politique d’un pouvoir dans l’impasse et d’un mouvement insurrectionnel citoyen porté par le grand vent de l’Histoire. Malgré les obstacles, le Hirak poursuit son chemin vers cette victoire inéluctable qui le verra triompher d’un régime obsolète voué à la disparition, même si l’histoire n’est pas encore écrite. A la question où allons-nous ?, Mohammed Dib eut cette réponse des plus éloquentes : «L’essentiel c’est que nous y allions tous ensemble.»  Toute la philosophie du contrat social et de son lien national est là. 
D. K.

(*) Écrivain. Ex-Directeur général de la Fonction publique. Docteur en sciences juridiques.

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