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Rubrique Contribution

In memoriam : Nono Saadi

Par Professeur émérite Ali Bencheneb
«Oh, je sais ton amitié»
(N. S. dernier mail)

Pour céder à la demande de Férial, Sarah et Kaïs que j’ai prise comme un signe d’affection, il me revient de dire que leur père était un juriste, comme si le seul titre de professeur de droit d’abord à l’Université d’Alger, ensuite à l’Université d’Artois, n’était pas par lui-même une preuve suffisamment convaincante. Et puisque le droit est preuve, faudrait-il convoquer ses derniers étudiants de Douai l’applaudissant debout à son dernier cours de droit constitutionnel ?
Il est vrai que Nono avait osé me dire plus d’une fois, disons autour d’un café, qu’il n’était pas juriste. Je sais aussi que je n’ai pas été le seul à entendre ce propos. 
Il est tout aussi vrai que sorti du lycée, il aurait pu rejoindre la Faculté des lettres et des sciences humaines ou s’investir dans des études d’économie politique. Jamais, nous n’avons discuté de la raison qui l’a poussé à faire des études de droit. Pour moi c’était une évidence, même si j’ai la faiblesse de penser que ce n’était pas pour me faire plaisir ou pour accréditer l’idée que les amitiés peuvent se renforcer au détour de préoccupations professionnelles communes.
Si j’osais une hypothèse, je serais enclin à penser qu’il s’est inscrit à la Faculté de droit autant pour rassurer son père que pour se rassurer lui-même, en quelque sorte pour trouver dans sa conception du droit le moyen de vérifier des convictions déjà fortes. Le droit n’est-il pas aussi un langage, en quelque sorte un roman de société ? A ne pas l’écouter, à ne plus le raconter, ne frôle-t-on pas dangereusement l’obscurité ?
Si je n’osais pas, je dirais que son premier amour féminin a été pour MAAT, déesse égyptienne de l’ordre et de la justice ou, de l’autre côté de la Méditerranée, pour Themis, la déesse de la justice et de l’équité. Bien entendu, il n’est plus là pour nous dire avec son air taquin que c’est pour les deux et, surtout, que tout amour s’inscrit dans la durée.
1/ Juriste, il l’est. A telle enseigne qu’il triomphe d’abord des adversités multiples de tout cursus universitaire, malgré des engagements très forts qui dévorent son temps et parfois le mettent en péril. D’ailleurs, il ne tarde pas à obtenir ses deux DES en soutenant des mémoires qui déjà ne passent pas inaperçus, l’un sur le marxisme et le nationalisme, l’autre sur la propriété, telle que le droit de la révolution agraire l’avait saisi.
Sa place est déjà à l’université où pointent de jeunes pousses, entourées par quelques coopérants et encadrées par les jeunes professeurs algériens, le tout à l’époque en bon ordre de marche pour réussir l’algérianisation de l’université et assurer le maintien des standards de qualité du service public. Mais c’était hier ou peut-être même avant-hier.
Toujours est-il que l’on a confirmation de sa vocation universitaire lorsqu’il soutient à la Faculté de droit de Sceaux, avec les plus grandes louanges académiques, sa thèse sur «La gestion socialiste des entreprises en Algérie», avec pour sous-titre «Essai d’évaluation» qui révèle par son premier mot, à ceux qui ne le connaissent pas vraiment, sa pudeur et son humilité et par son second, que le droit ne vaut d’être appréhendé qu’avec un regard critique. Le sous-titre est en effet révélateur des ambitions intellectuelles du chercheur : non pas se satisfaire en étudiant les modes de fonctionnement et donc l’organisation des entreprises du secteur public avec mise en évidence de ses évolutions tangibles — ce qui n’est pas rien – ou à comparer les modes de gestion des entreprises, selon qu’elles sont à capitaux publics ou à capitaux privés – approche qui peut conduire à des conclusions éclairantes sur la nature du régime politique.
Non, ce qui préoccupe notre homme et qui s’explique par sa culture marxiste assurée et assumée, c’est l’étude des pouvoirs au sein de l’entreprise à capitaux publics matinée de gestion socialiste, du moins dans les textes. 
Or l’analyse du vrai n’est pas tant dans le fait que l’entreprise publique est au service de l’Etat dont elle est un prolongement fonctionnel, à l’époque un outil de planification centralisée. Elle est dans les pouvoirs qui s’exercent dans l’entreprise.
Ce qui revient à considérer que plus qu’un agent économique, ce type d’entreprises est un agent politique. Dès lors, ce qui prime tient dans l’auscultation des pouvoirs réels, en particulier de ceux exercés par les travailleurs, que la gestion soit socialisée ou qu’elle ne le soit plus, motif pris d’une «restructuration des entreprises». En creux et pour simplifier à l’extrême, on comprend que le message est le suivant : les intérêts d’un Etat    ne se confondent pas avec ceux des     travailleurs. 
Préfaçant cette thèse en vue de sa publication (OPU, 1985), Ahmed Mahiou – juriste éminent, s’il en est – ne craint pas d’écrire qu’il s’agit d’une «remarquable thèse» à raison «des analyses particulièrement fines, des démonstrations très rigoureuses et des conclusions convaincantes». Docteur en droit, reconnu mais pas seulement par le meilleur d’entre nous, Nono est donc juriste. Mais pas seulement.
Et pour cause : le papillon insatisfait, le curieux sinon l’affamé, passe d’une fleur à l’autre, au risque de l’ivresse.
2/ Derrière le pouvoir et même devant, il y a l’économie. C’est la raison pour laquelle il nous livre dans la foulée de sa thèse un «Essai de présentation analytique» de «la restructuration des entreprises d’Etat» (RASJ 1984, n°2). 
Sa plume de lecteur critique du droit s’y déploie pour dénoncer déjà «la rigidité dans le fonctionnement de l’économie», pour tout dire la bureaucratisation de la gestion confondue avec la planification (p.308) et l’inefficacité de l’Etat régulateur (p.332), une attention particulière étant portée, on s’en doute pour qui le fréquente et toujours se tient à ses côtés, à l’entreprise socioculturelle.
Peut-être désenchanté par sa lecture critique du droit économique, sans doute aussi à raison de sa grande sensibilité à l’humain et de préoccupations pédagogiques toujours liées au droit des libertés publiques, notre papillon délaisse les berges du droit économique pour se préoccuper du droit des personnes.
3/ On lui doit à ce titre et d’abord Femmes et loi en Algérie (1991, éditions le Fennec), petit ouvrage au premier regard mais grand parce qu’il est à la fois une démonstration fortement argumentée, donc irréfutable, de l’ensemble des discriminations que le droit véhicule, partant des finalités recherchées par les auteurs du code de la famille de 1984. Pas seulement, au demeurant. 
C’est aussi une démonstration subtile du caractère artificiel des cloisonnements du droit organisés pour répartir les enseignements juridiques dans les facultés. Et pour lui, il n’est pas question de subir – si je puis dire — cette torture de l’esprit.
Doit-on alors s’étonner qu’il prolonge sa réflexion, sans doute après avoir découvert les travaux de Pierre Legendre, en étudiant avec Nadir Maarouf les relations entre les normes et la sexualité ou même de le retrouver à Poitiers, en 2014, dans le jury d’une thèse sur «Le mouvement des femmes en Algérie» dans laquelle l’auteure (Feriel Lalami) étudie «les stratégies de lutte contre le code de la famille». Personne n’oserait donc dire que les femmes n’ont de place que dans son autre vie, son œuvre romanesque.
Et au fond, ne peut-on pas considérer que le droit ici étudié par celui qui nous réunit aujourd’hui n’est pas à lui seul un autre «Boulevard de l’abîme» ? 
D’autant que, loin d’être un homme froid, le juriste peut avoir des analyses glaçantes. 
On en prend la mesure à lire ou à relire, comme je l’ai fait pour vous ces jours derniers, une communication présentée en 1990 à l’occasion du congrès national de médecine et de chirurgie sur «Le nom, le sang ou la filiation exhortée par le droit» (RASJ 1991, n°1,2).
Voilà un titre qui, à lui seul, montre que Nono est un juriste, osons le mot, hors normes ! Un juriste classique — ce qui, compte tenu de son ouverture d’esprit, n’exclut pas le talent et n’est pour lui porteur d’aucun mépris — aurait en effet intitulé son texte : La dévolution du nom par la filiation comme pour faire accroire que le droit procède d’un discours neutre.
Voici un texte court — car jamais il ne veut lasser le lecteur — où pourtant son auteur passe en revue le code de la famille, le code civil, le code pénal, le code de la santé publique, y compris tel que modifié en 1985, mais aussi les législations sur la nationalité et sur l’état civil. Rien de plus rien de moins pour celui qui osait parfois se prétendre non juriste alors que ce qui lui importe, c’est de saisir le droit dans sa globalité pour débusquer ses contradictions   fondamentales.
Voici aussi un texte qui en exergue cite Jean Amrouche : «Nous voulons habiter notre nom», invitation subtile inspirée de sa lecture du grand poète, à se préoccuper du seul intérêt de l’enfant et donc, me semble-t-il, première abolition des frontières entre littérature et droit.
Voilà enfin une étude de la filiation patrilinéaire prescriptive qui se rattache à l’histoire des noms plus qu’au biologique mais qui révèle un droit qui a «la hantise de la maternité illégitime» (p.58) au point, par endroits repérables et repérés, de discriminer entre les enfants d’une même terre, l’enfant présumé légitime et celui qui ne peut l’être par ordre du législateur, l’enfant sauvage puisque décidément tout enfant est «naturel».
Façon peut-être aussi de comprendre que «Dieu le fit» attribue à l’ensemble des personnages principaux des noms de couleur, à seule fin – c’est bien la seule chose qui vaut ­— de tous les reconnaître.
4/ S’il fallait rester dans le domaine de sa production scientifique, on pourrait s’en tenir désormais à trois annotations, sauf à dire qu’elles ne sont pas anodines.
a/ Nono, par ailleurs instigateur et, je m’en souviens,  auteur principal de la Déclaration sur la tolérance de 1988, pouvait ne pas partager toutes les idées d’une personne. Mais il savait par-dessus tout apprécier ses collègues.
Je lui avais parlé des Mélanges — une œuvre collective significative d’un hommage à un universitaire – que Chérif Bennadji et moi-même préparions pour honorer Mohand Issad (L’exigence et le droit, AJED éditions, 2011). Or spontanément, il m’avait proposé d’apporter sa contribution. 
A première vue, son texte concerne le droit français. Il a d’ailleurs pour titre «L’exécution des décisions juridictionnelles en France : une vision constitutionnelle.» Aucune fioriture déjà, sans doute par sympathie pour le dédicataire. 
Or je crois bien que cet article, par ailleurs confirmatif de qualités pédagogiques avérées, avait un côté espiègle. En le concevant, il n’entendait pas seulement rendre hommage au professeur — dont pourtant il n’a jamais été le disciple — ou à l’avocat — dont bien entendu il ne fut jamais le client –mais aussi, à celui qui présida aux destinées de la Commission de la réforme de la justice dont finalement, chacun le sait, les conclusions ont été vaines.
S’il n’est «Le jardin des lumières», on se trouve en présence d’un texte éclairant sur ce qu’est un Etat de droit, où l’Etat se soumet aux règles qu’il édicte sous le contrôle du juge, administratif, civil ou constitutionnel, le contrôle de l’action des gouvernants supposant l’indépendance des juges. 
Il est vrai que plus de dix ans auparavant (Insanyat, 2000), Nono avait livré des réflexions très fortes sur «La violence et la guerre du droit en Algérie», encore un titre peu banal pour un texte qui cachait à peine des angoisses partagées et encore une référence explicite aux travaux de Pierre Legendre. De toute sa production scientifique, c’est le texte que je préfère, pas seulement d’ailleurs parce que j’y ai retrouvé trace de certains de nos échanges, nourris par le recul et les brumes de notre implantation en France.
Pour celles et ceux qui n’auront pas l’occasion d’en prendre connaissance, le miel de sa réflexion — mais qui trahit au moins l’élégance de sa plume — peut être ramené aux considérations suivantes :
- dès lors que le Droit est instrumentalisé pour légaliser un système politique, il est la négation de l’Etat de droit, situation qui présuppose une légitimité incontestable.
- A nier l’Etat de droit, le Droit lui-même épuise «ses forces symboliques» en sorte qu’il ne peut plus être l’outil par excellence de la pacification des relations sociales, raison pour laquelle toute «violence latente» est libérée.
- Quant à ses violences, elles sont exacerbées lorsque la norme juridique qui s’adresse aux sujets de droit, c’est-à-dire à toutes les personnes, entretient la confusion entre croyant et citoyen.
- La conclusion de sa réflexion est alors inévitable : «Sortir de cette crise, c’est redonner sens au Droit sur les fondements de la légitimité» (§.31).
Le professeur Saadi, pas juriste ? Ou bien juriste lucide qui déjoue les apparences du formel en se nourrissant de toutes les intelligences possibles, juriste dont la maturité fut précoce, au point qu’il cherchera dans d’autres horizons, dans d’autres rêves, le moyen de se préserver.
b/ Il reste alors à évoquer le juriste qui devient écrivain, peut-être un clin d’œil à Aristophane, à Cicéron, à Ibn Khaldoun et même à Stendhal dont on sait, à travers une lettre adressée à Balzac, qu’il lisait quelques pages du code civil avant de se mettre à l’écriture de La chartreuse de Parme. Peut-être aussi parce qu’il avait conçu et animé un séminaire à la Faculté des lettres sur les relations entre Droit et Littérature où dans un premier temps, il se préoccupait des écrivains, juristes de formation et dans un second, de la prise en charge des auteurs par le droit.
Je ne parlerai pas de son amour pour les odeurs de papiers, ses formats, ses couleurs et ses épaisseurs. Et pas davantage de celui des encres qu’il aimait sentir comme pour se rapprocher d’amis artistes, surtout graveurs.
Mais comment ne pas se souvenir que ce curieux du droit de la nationalité s’est aussi préoccupé de la nationalité littéraire, fruit d’une réflexion qui a porté sur «La nationalité littéraire en question(s) : exercice à propos de la littérature algérienne d’expression française» (Ann. Afrique du Nord, 1986, vol. 23), autant qu’il s’est intéressé, sans doute à l’instigation de Christiane Chaulet et de Dalila Morsly, à «La genèse du roman policier algérien» (thèse, Université de Cergy-Pontoise, 2004-2005).
c/ En réalité — et c’est la seule confidence que je vous concède aujourd’hui — Nono n’a pas eu seulement un désir d’écriture que le Droit – pour ce qu’il en avait conclu — ne pouvait plus à lui seul combler. Il s’est aussi voulu protecteur des œuvres de l’esprit parce qu’il mesurait la dette qu’il avait à l’égard de tous les auteurs qui lui avaient enseigné que la vie est une suite de gourmandises.
Je le revois exprimer sa joie de m’accompagner sur un projet de refonte de la législation de 1973 sur les droits d’auteur. Une joie comme toujours tout en retenue. Mais jamais, les couleurs d’un visage ne trompent vraiment. Jamais.
J’ai toujours en mémoire ces deux années de travail collectif, 1992 et 1993, dans une conjoncture connue de tous mais où, à chaque fin de séance de travail, les mercredis après-midi, nous allions ensemble satisfaits du travail réalisé et nourris de nos échanges pour lesquels il reliait de façon aussi simple que subtile droit, économie, histoire, culture et philosophie, heureux du travail accompli.

Nono, pas juriste ? 
Je crois bien qu’il voulait surtout nous dire autant des déceptions sur le droit de la «Wallachy», un pays bien entendu faussement imaginaire, que porter le message selon lequel le Droit n’est rien sans culture.
A. B.
* (23 janvier 2019, ACB/ Paris)

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