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Rubrique Contribution

Intégration transnationale et réalité nationale : les enseignements du passé

Par Amine Kherbi(*)
L’Algérie a connu une multiplication de processus d’intégration depuis son indépendance. Ces tentatives de développement local harmonieux apparaissent comme une réponse au déséquilibre régional, à l’extraversion de l’économie nationale, à sa dépendance du secteur exportateur et du système mondial globalisé. Certes, la plupart des actions entreprises dans ce cadre étaient fondées sur une perception de la géographie du pays qui privilégie la sécurité économique, la cohésion sociale et la stabilité politique. Mais avec le temps, la prise de conscience de l’importance de la géographie s’est émoussée et nous avons créé un autre problème qui nous a empêchés de valoriser le potentiel de croissance de notre territoire. La concentration de la population sur la bande littorale et l’expansion spectaculaire des grandes villes du nord du pays se sont développées au détriment de l’occupation de l’espace au niveau des régions des Hauts-Plateaux et du Sud.

C’est pourquoi les résultats en matière d’intégration économique et sociale n’ont pas été à la hauteur des efforts et des espérances. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les limites contraignantes du développement local dues principalement à l’absence de stratégie et une programmation bureaucratique qui ignore la répartition judicieuse des activités productives et la création des synergies entre les différentes parties concernées. Ensuite, viennent les mauvais choix en matière d’investissement, la stagnation de la productivité, le manque d’innovation et l’absence d’encadrement. Enfin, l’inadéquation des systèmes de santé et éducatif ainsi que celui de la formation professionnelle. Tout cela a diminué la capacité d’absorption de l’économie locale,  ralenti le développement des activités agricoles et industrielles et entravé les actions orientées vers l’avenir. 
La croissance en Algérie n’est pas assez robuste pour favoriser la réduction des inégalités. Or, il existe des besoins à satisfaire pour lutter contre la fracture sociale qui engendre la dispersion et l’exclusion au sein de la société. 
Pour prévenir autant que pour guérir, une politique globale, inscrite dans la durée, s’impose. Les thèmes d’action sont connus : aménagement du territoire et politique de la ville répondant aux besoins résultant des bouleversements de la vie sociale et de nouveaux modes de consommation ; préservation des espaces ruraux, protection de l’environnement, amélioration de la qualité du capital naturel, adaptation du système éducatif, formation aux nouvelles technologies et création d’emplois.

Le temps de l’engagement
A partir du milieu de la décennie 60, l’Algérie a accordé un intérêt marqué, souvent prioritaire, à l’industrialisation dans son action de développement. Malgré les hésitations concernant les options de stratégie économique, une intervention très forte de l’Etat a été privilégiée. Ce fut le temps de l’engagement. Les motivations, le fond et la forme de la politique mise en œuvre sont à situer dans le contexte de cette période cruciale de reconstruction et d’industrialisation du pays. Cependant, les programmes de développement industriel ont été généralement élaborés dans des cercles restreints qui en ont décidé les modalités sans large discussion et concertation. 
Ainsi, il n’y a donc pas eu de dynamique partant du secteur industriel. Les efforts d’industrialisation ont conduit à une forte dépendance à l’égard des facteurs externes : capitaux, technologie, intrants,  compétences techniques et de gestion. En conséquence, une grande vulnérabilité de l’industrie aux fluctuations qui touchent les moyens de paiement extérieurs. La crise qui a affecté ces derniers a eu de ce fait des effets parfois très dommageables sur les industries existantes. 
L’industrie algérienne n’était pas compétitive et dans l’incapacité d’affronter la concurrence internationale. Non seulement les niveaux de productivité sont restés très bas, mais aucune dynamique d’accroissement ne semble s’être déclenchée. Tout un ensemble de raisons font que les processus d’apprentissage n’ont pas réussi à se développer et n’ont pas permis de maîtriser et de valoriser davantage les techniques. De façon générale, les programmes ainsi préparés par les administrations responsables du plan et/ou des finances étaient perçus comme un cadre et des  actions imposées même s’ils contiennent des dispositions bénéfiques et utiles au secteur industriel. Parfois, le sens des mesures prises est mal interprété. 
A la lumière des expériences menées, il est clair pour les partenaires que tout changement important doit, pour réussir, impliquer tous les acteurs concernés.
C’est dans cet esprit que la préparation du premier plan quadriennal 1970-1973 a été effectuée. Ce plan avait pour but de consolider les bases matérielles et organisationnelles de l’économie qui furent jetées par le plan triennal 1967-1969 et d’assurer un développement durable. L’enjeu était considérable. L’existence d’une stratégie et de conditions de rattrapage étaient donc essentiels.
Outre le renforcement de l’administration, des organes de gestion, l’amélioration du fonctionnement des instruments de production et de financement, la rationalisation des systèmes de transport  et de distribution, l’intention était de faire participer les entreprises dans la détermination des objectifs et les collectivités locales à leur réalisation. L’agriculture n’était pas en reste. Le renforcement des infrastructures agricoles, la mise en valeur des terres, la protection des sols, l’irrigation, le développement de l’agriculture de montagne et du petit élevage figurent parmi les priorités des opérations de développement. Cependant, les relations agriculture-industrie, aussi bien techniques qu’économiques, n’étaient réellement ni organisées ni gérées. Dans ces conditions, il fallait une action plus fine et mieux ciblée pour créer des incitations plus adaptées aux problèmes de chaque type d’activité afin de surmonter les blocages structurels et les contraintes organisationnelles qui entravent l’investissement.
Il est certain que des changements structurels importants étaient à promouvoir pour rendre les activités industrielles plus efficaces, relancer l’industrialisation et lui faire jouer un rôle moteur dans le processus du développement économique et social. L’industrie devait, pour ce faire, devenir compétitive, dynamique et cesser d’être une charge sur les ressources du pays. Elle devait donc trouver de nouveaux marchés, disposer de ressources financières, humaines et technologiques et bénéficier d’un environnement plus favorable à l’émergence et au renforcement d’activités industrielles qui ont souffert de lourdes contraintes au niveau de tous les facteurs et services d’appui dont elles ont besoin. Cela implique que les moyens disponibles soient mobilisés au service du développement global grâce à une réduction du train de vie de l’Etat. Des mesures d’austérité s’imposaient pour faire face aux besoins d’investissement. 
Les années soixante-dix ont en effet apporté des changements importants à l’environnement auxquels l’Algérie devait faire face en matière de développement. 
Ces changements tiennent à la nouvelle donne interne avec la nationalisation des hydrocarbures en février 1971, qui a amorcé la décolonisation du secteur pétrolier et affirmé la continuité du recouvrement de la souveraineté nationale. Paradoxalement, au moment où notre pays récupère peu à peu les instruments de la maîtrise de son destin, jamais celui-ci n’a paru aussi incertain, aussi dépendant des influences extérieures et de la manière dont il saura contenir et dominer ces influences. Plus que tout autre pays, l’Algérie sait que la richesse pétrolière est à la fois instrument de libération et moyen de dépendance. 
L’enjeu pétrolier, en raison de ses dimensions économique, financière et politique, va entraîner une légère modification des relations entre partenaires sans que les centres de décision soient réellement affectés. Or, c’est ce nouveau contexte international qui est à l’origine de la crise économique dans les pays développés, laquelle est due principalement à l’appétit d’énergie, de croissance, de puissance et de domination des sociétés industrielles. Cette crise a entraîné une contestation du système économique international et la nécessité de sa refondation sur des bases renouvelées. 

Les enjeux économiques de la négociation internationale
D’où l’idée de l’instauration d’un Nouvel ordre économique international (NOEI), fondé sur la souveraineté, l’interdépendance et la solidarité. En se ralliant aux objectifs du NOEI, les pays développés ont accepté le dialogue avec les pays en voie de développement comme mécanisme de la coopération internationale pour le développement. Il ne pouvait en être autrement.
Le système économique international était entré dans une phase de mutations profondes et accélérées. Les pays producteurs de matières premières et d’énergie avaient remis en cause leur situation relative et les normes mêmes de fonctionnement des relations économiques internationales. Il fallait agir ainsi.
Toute proposition de solution durable devait aller au-delà des simples ajustements au jour le jour, tenir compte de l’ensemble des problèmes qui se posent et les traiter de façon solidaire pour tous les pays. Or, la gestion des économies industrielles, le coût des matières premières, le développement des pays très touchés sont des problèmes trop différents pour que des solutions uniques puissent y apporter des réponses satisfaisantes. 
Chaque nation exige des politiques adaptées et/ou des institutions spéciales. L’urgence avec laquelle se font sentir la plupart des problèmes est très inégale. Certains devront trouver rapidement des issues : énergie, matières premières, problèmes monétaires. D’autres devront attendre encore : industrie, technologie et les problèmes d’interdépendance entre le commerce, le financement du développement et le transfert de ressources vers les pays en voie de développement.
Entre pays développés et pays en voie de développement, la phase de négociations, qui s’est ouverte lors de la sixième session extraordinaire de l’Assemblée Générale des Nations Unies en avril 1974, à l’initiative de l’Algérie en qualité de Président du mouvement des pays non alignés, va être  longue. Alors que les pays du Nord souhaitent résorber l’incident du parcours énergétique consécutif au quadruplement du prix du pétrole, les pays du Sud entendent aborder l’ensemble des problèmes du développement et engager la recherche d’un nouvel optimum de l’économie mondiale dans l’intérêt de tous.  Le rapprochement des points de vue aussi éloignés ne pouvait se faire que par suite d’accords négociés dans chaque secteur en fonction d’une conception d’ensemble dont les grandes lignes ont déjà été approuvées lors de cette session extraordinaire sur le Nouvel ordre économique international. 
Cette démarche progressive, séparant les questions dans le cadre d’une approche globale, permettrait aux positions de force existant dans différents secteurs de jouer de façon positive au lieu de se neutraliser.
La stratégie des principaux groupes continuait à être conçue plus en fonction de leur passé ou de considération à court terme que de leur rôle possible à long terme dans le système mondial. 
Dans tous les cas, des négociations globales devraient définir des objectifs communs : lutte contre la pauvreté, financement du développement, restructuration du commerce mondial des matières premières, accès aux marchés, mise en place de systèmes d’observation et de mesure mondiaux, création d’institutions internationales d’analyse des problèmes globaux. Ces négociations, qui sont mises au service de grands principes universels, tels la souveraineté, la solidarité, le développement et les droits de l’homme, étaient censées constituer un cadre de référence à la mise en œuvre concertée de ces objectifs.

Mais ce cadre de référence devait s’accommoder des dispositions spécifiques adaptées aux conditions propres à chaque pays. Ces exceptions qui ne feraient qu’entériner les libertés que s’accordent les Etats eux-mêmes, en matière de protection et d’assistance aux ajustements conjoncturels, obéissaient à des règles de bonne conduite afin de contribuer à un véritable ordre. 
Il s’agit de la première forme de régulation que pourrait prendre l’intervention de la communauté internationale dans les domaines des transferts de technologie, des aides à l’exportation, des systèmes de préférences, du démantèlement des barrières non tarifaires, du contrôle des firmes multinationales, des accords de coopération interétatiques. 
Ces mesures devaient être renforcées grâce à la recherche d’instruments de politique macroéconomique et la mise en  place d’un processus de concertation et de décision afin de mener des actions efficaces contre les inégalités.

Le rôle de l’Algérie et ses options stratégiques
L’Algérie, à l’instar d’autres pays, a des problèmes internes et extérieurs qui se répercutent en conséquence sur ses relations internationales. Même si elle maîtrise encore mal le jeu des réseaux d’interdépendance dans lesquels elle est insérée, elle a très tôt compris qu’il serait illusoire d’envisager des solutions purement nationales aux problèmes de la transformation sur place de ses ressources naturelles, de la détérioration des termes de l’échange ou du développement technologique. Croissance économique et évolution sociale sont en effet irrémédiablement liées à l’évolution d’ensemble de l’économie internationale. Dès lors, sur la longue durée,  ils dépendront avant tout des choix stratégiques effectués par l’Algérie sur le plan international.
Face à la stratégie de domination par initiative ou par récupération des grandes puissances, l’Algérie a déployé une stratégie de positionnement axée sur les résultats en vue de promouvoir les intérêts des pays en voie de développement dans le cadre de la coopération internationale rénovée qu’elle n’a cessé de prôner depuis les premières années de son indépendance. La tenue à Alger en  octobre 1967 de la première réunion ministérielle du Groupe des 77 témoigne de son rôle pionnier dans la promotion des relations internationales du Tiers Monde et de son engagement dans le lancement du dialogue Nord-Sud.
Dans le jeu complexe qui se déroulait alors autour du pétrole et des matières premières, le grave danger qui menaçait les pays en voie de développement était leur faiblesse politique. Comme on le pensait, à tort, leur principal atout devait être politique et non économique. Aujourd’hui, cela apparait comme une évidence.
Toujours est-il que le mérite de l’Algérie, c’est d’avoir été porteuse d’un projet au moment même où le monde, à qui s’était imposé un modèle de développement libéral confronté à ses propres excès, à ses limites et à ses contradictions, s’interrogeait sur son avenir possible. Malgré sa prise de conscience des enjeux globaux et leur impact sur sa situation interne, l’Algérie n’a pas su se démarquer du courant mondial dominant et recréer son propre projet politique. Le paradoxe, c’est qu’à cette époque elle faisait partie du petit groupe de pays qui avait la capacité de conduire une réflexion sur un sujet aussi important que celui de la refondation du système économique international. 
Cependant, ses multiples contributions dans les domaines des matières premières, du transfert de technologie, de l’industrie et du commerce ont été très appréciées.
Depuis la naissance du Groupe des 77, lors de la première conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement qui s’est tenue à Genève en 1964, les pays en voie de développement ont gagné en expérience et en cohésion dans les négociations. Ils ont progressé dans l’élaboration d’une plate-forme de changements structurels, allant aux racines des inégalités et aux causes des déséquilibres qui caractérisaient les rapports Nord-Sud. Des progrès furent réalisés dans les principaux domaines négociés. 
Des acquis importants furent obtenus : adoption du Système généralisé de préférences, qui permet des avantages commerciaux aux PVD, création du Fonds international de développement agricole, acceptation  universelle de la légitimité de la création des associations de producteurs-exportateurs de matières premières, approbation d’un fonds commun qui aidera à stabiliser les prix des matières premières. De même, au sein du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, l’action des pays en voie de développement, à travers le Groupe des 24, a abouti à une amélioration de leur capacité de négociation et à une plus grande prise en compte de leurs revendications.
Cependant, si le but de toutes ces réunions est la transformation qualitative de la structure des relations économiques internationales, les limites des moyens choisis étaient évidentes. La stratégie des pays en voie de développement, privilégiant la modération et le consensus, s’est révélée insuffisante et a fini par paralyser la négociation. Les négociations globales ont été un révélateur des lacunes dans cette stratégie.
L’avenir de la coopération économique internationale dépend de l’aptitude des pays en voie de développement à adopter une autre stratégie qui surmonte les faiblesses du dialogue Nord-Sud et renforce réellement leur force collective de négociation. La nouvelle stratégie exige d’abord un diagnostic plus précis de l’économie et de ses tendances lourdes, notamment la phase de globalisation s’exprimant par une nouvelle répartition des activités productives dans le monde fondée sur un essor du capital financier et du développement technologique.
La coopération Sud-Sud, qui a considérablement progressé au début de la décennie 80, aurait pu contribuer à la force de négociation des pays du Sud qui s’étaient dotés d’un secrétariat leur permettant de disposer d’analyses rigoureuses des enjeux de la négociation. Mais il n’en fut rien. Le milieu des années 80 marqua la fin du dialogue Nord-Sud avec l’éclatement du Tiers Monde et l’éparpillement des négociations.
Pour l’essentiel, ces contre-performances semblent s’expliquer par l’absence de vision stratégique et la volonté d’unité politique des pays en voie de développement. Or, les négociations globales devaient rester au centre de l’ordre du jour Nord-Sud pour représenter un élément d’unité pour le Groupe des 77 et un cadre pour l’approfondissement du dialogue avec les pays développés en vue d’une gestion concertée de l’avenir des relations économiques internationales.
Enfin, la difficulté majeure de la lutte des pays en voie de développement pour modifier l’ordre économique mondial a été leur incapacité à mobiliser leurs opinions publiques. Or, pour exister, une société doit se mobiliser, s’organiser et jouer le rôle qui est le sien à l’ère des interdépendances afin de s’adapter au nouveau monde. 
L’Algérie a participé activement à cette ambition mais ne s’est pas préparée à faire face aux changements profonds qu’exigeaient chez elle les réformes nécessaires s’inscrivant dans un horizon temporel compatible avec les exigences d’une bonne conduite de la politique économique et de la  gouvernance. 
La nécessité de développer une identité propre vis-à-vis de l’extérieur, d’affirmer son autonomie et la spécificité de ses intérêts dans le système international appelaient une vision à long terme fondée sur la consolidation de l’Etat de droit, plus d’ouverture sur le monde, une diplomatie économique tous azimuts et une politique d’action extérieure rénovée. 
A. K.

(*) Enseignant à l’Institut diplomatique et des relations internationales du ministère des Affaires étrangères. Diplomate de carrière, ancien ministre délégué aux Affaires étrangères et ambassadeur dans plusieurs pays. Durant les années 70, 80 et 90,  il a été porte-parole et négociateur principal des pays en voie de développement pour les questions de matières premières, d’industrie et de technologie. Il a aussi présidé en 1994 le groupe d’experts du comité pour la protection de l’économie nationale.

Il est l’auteur de l’Algérie en mutation : regards sur la politique économique, la sécurité nationale et les relations internationales et de Sur le Toit du monde : chroniques américaines, éditions Anep 2018 et 2021.

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