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Rubrique Contribution

La réconciliation et l’apaisement des mémoires par l’Histoire

Par Zineddine Sekfali
Avec la volonté politique  clairement affichée de relancer le processus de réconciliation entre l’Algérie et la France, jugé trop lent, et d’apaiser les mémoires populaires encore traumatisées, il a été récemment décidé, par les deux chefs d’État algérien et français, de confier à un tandem d’historiens connus et reconnus en tant que tels en Algérie et en France, la mission exaltante d’aider à l’écriture de l’histoire de la conquête, de la colonisation et de la guerre d’Algérie – ou peut-être à sa réécriture ? Ou peut-être plus simplement d’en faire une relecture conjointe sereine. En fait, faute de publication de la lettre de mission établie par les deux chefs d’État à l’intention des deux historiens choisis, on ne sait pas au juste si le tandem algéro-français aura  à écrire ou co-écrire ou  relire cette longue histoire ! Mais quelle que soit l’hypothèse retenue, le travail sera fastidieux, délicat et prendra du temps, d’autant qu’il apparaît qu’il s’agit cette fois-ci de trouver une issue des dossiers algéro-français lourds et des solutions à des contentieux compliqués dont l’examen est constamment différé ou dont le règlement est en suspens, depuis de longues années.
L’objectif politiquement très ambitieux visé en commun par les deux chefs d’État est de normaliser, au plus vite, les relations entre l’Algérie et la France, relations demeurées instables et incertaines, alors qu’il s’est déjà écoulé presque soixante années, depuis la proclamation de l’indépendance de l’Algérie. Or, soixante ans, cela équivaut à trois ou quatre classes d’âge, ou à deux générations au moins. Cela signifie aussi qu’une grande proportion des populations algérienne et française actuelles n’ont vécu ni la colonisation ni la guerre d’Algérie. Il convient à ce stade-là de souligner que normaliser les relations algéro-françaises ne signifie en aucune façon les banaliser. Elles ont été, elles sont et elles seront longtemps encore particulières, spécifiques, à nulle autre pareille, pour des raisons multiples qu’il ne serait pas utile de rappeler ici. Par contre, tout le monde convient qu’il est de l’intérêt des deux pays de normaliser leurs relations, c’est-à-dire de les dépassionner, de les dépersonnaliser, de les équilibrer, de les harmoniser, et chaque fois que de besoin, d’en émousser les pics ou de lisser les aspérités qui gênent leur développement, enfin de mettre en place des procédures et des mécanismes simples et souples, de nature à garantir la pérennité de ces liens ainsi que leur fonctionnement normal, dans la paix et la sérénité. On semble donc être enfin décidé, en France comme en Algérie, à agir conjointement, en concertation, sur le long terme, méthodiquement, sans agitation et loin de toute improvisation.
Or, l’annonce du choix par la partie française de Benjamin Stora en qualité de membre du tandem franco-algérien chargé de réécrire l’histoire de la conquête, de la colonisation et de la guerre d’Algérie a été rendue publique de façon assez surprenante, voire même insolite, par la partie algérienne tandis que celle de Abdelmadjid Chikhi, conseiller à la présidence de la République, n’est intervenue que quelques jours plus tard. Ce qu’il était convenable de faire, me semble-t-il, c’était d’annoncer les nominations des deux membres du tandem, simultanément, dans chacun des deux pays. Il n’en fut pas ainsi et ce qui s’est alors passé est le type même du couac administratif lamentable.
Pour couvrir et faire oublier ce faux pas regrettable, il eût fallu immédiatement annoncer que la nomination de Benjamin Stora satisfait le Président Tebboune, qui a tenu à exprimer de cette manière son approbation quant au choix fait par le Président Macron et, dans le même temps, dire publiquement son appui et sa confiance à Benjamin Stora. Une telle mise en point n’ayant pas eu lieu, il se produisit, durant un court instant, un peu de flottement et d’incertitude, ce qui a amené Benjamin Stora à faire sa mise au point. L’intéressé s’est cru obligé d’expliquer qu’il serait pressenti à cette fonction, mais qu’il n’y a pas encore été formellement nommé. Ses explications de toute évidence gênées furent et de surcroît tellement confuses que l’on s’est demandé si le duo Stora-Chikhi n’était pas déjà mort-né ! Le doute quant à la pérennité de ce tandem a commencé à s’installer dans les esprits, quand Jean Sévillia, auteur du livre Les vérités cachées de la guerre d’Algérie publié en 2018, historien et chroniqueur au journal de droite Le Figaro, connu pour son hostilité à l’Algérie, a pris sur lui de dénoncer la partialité, pour ne pas dire la trahison de Benjamin Stora, et à travers ce réquisitoire ad hominem, de s’attaquer au Président Macron qui a ouvertement condamné, comme chacun le sait, la colonisation en la qualifiant de crime contre l’humanité. Ce qui prouve, s’il en était besoin, l’extrême sensibilité de la question algérienne, dans ses quatre aspects : conquête, colonisation, guerre et indépendance.
Pour en revenir au travail attendu du tandem Chikhi-Stora, le problème  qui se pose, c’est que le risque est grand  de répéter les mêmes choses. Car en vérité, l’histoire de la conquête, de la colonisation et de la guerre d’Algérie est, à mon avis, l’une des plus documentées de l’histoire moderne et contemporaine. Il existe, en effet, un fonds documentaire considérable, composé d’écrits divers et variés, de témoignages de personnalités et de dires de simples citoyens, d’articles de presse, de mémoires, d’ouvrages académiques  de toutes origines. Dans cette histoire « faite de bruits et de fureur », on trouve, du vrai comme de l’invraisemblable, des évènements réels et justement rapportés  côtoyant des affirmations fausses et montées de toutes pièces, des documents officiels et d’époque, des documents apocryphes, des témoignages authentifiés et de faux témoignages, des informations qui relèvent davantage de la légende et du mythe que de la réalité et de l’histoire. Un écrivain a dit : « Pour supporter sa propre histoire, chacun y ajoute un peu de légende. »
La légende est, faut-il le rappeler, dangereusement trompeuse. Depuis les temps les plus reculés, les hommes y ont recours pour enjoliver et arranger à leur goût la dure et la triste réalité des choses. La vigilance intellectuelle s’impose donc à l’historien plus qu’à tout autre chercheur. On sait aussi aujourd’hui que des faits importants ont été volontairement occultés ou escamotés de récits historiques, comme s’il ne s’agissait que de points de détail, pour reprendre ici une expression péjorative utilisée par l’ancien président de l’ex-Front national français, quand il a daigné parler des fours crématoires nazis. Ce négationniste primaire nous a choqués, nous qui avons connu les « enfumades » du Dahra, en 1840, et les fours à chaux de la ferme Lavie, en 1945.
Les circonstances politiques s’y prêtant, la censure gouvernementale ou partisane ainsi que l’autocensure ont largement fonctionné durant la longue nuit coloniale , longue et pénible période de notre histoire, qui va de 1830 à 1962. Les hommes, de quelque bord ou obédience qu’ils fussent, sont ainsi faits qu’ils aspirent presque naturellement à laisser à la postérité la meilleure image d’eux, en tirant s’il le faut la couverture vers eux ou en glissant sous les tapis, pour les cacher de la vue des autres, leurs actions et comportements les plus méprisables. Certains sont enclins à penser avec beaucoup d’impudence que c’est faire œuvre d’historien quand, en vérité, ils ne font que dresser des compilations d’ évènements, ou dresser des listes de faits ponctuels, sans fonds ni intérêt historique. Le professeur Fernand Braudel (1902-1985), professeur au Collège de France, rappelle à tous que : « Sans le poids du passé, l’Histoire n’est que péripéties », que « tout le passé pèse sur le présent » et que « l’Histoire n’est pas seulement un récit mais une explication » .
La mission confiée à ces deux historiens n’est donc pas aisée. Au contraire, elle est extrêmement ardue. De plus, elle dérange. Pour ces raisons, ses résultats sont aléatoires. L’histoire dont la mission fondamentale est de rechercher et rétablir la réalité avec toutes ses vérités a été élargie par les Présidents Macron et Tebboune à deux autres missions supplémentaires et complémentaires. Il est attendu de nos deux historiens, d’une part, d’apaiser les esprits et les âmes encore marqués par la colonisation, la répression et par la guerre, et, d’autre part, de réaliser la réconciliation entre deux nations naguère ennemies. La politique et les politiciens, la diplomatie et les diplomates, ayant donc définitivement échoué à réconcilier la France et l’Algérie et à apaiser les mémoires, deux historiens ont donc été appelés à la rescousse afin de défricher le terrain et tracer la voie qui va aboutir à la réconciliation et à l’apaisement.
L’histoire peut-elle réconcilier deux nations distinctes que l’histoire elle-même a violemment opposées ? Réussira-t-elle à apaiser  les mémoires populaires qu’elle a profondément traumatisées ? On ne peut, en l’état actuel des choses, que l’espérer. Abdelmadjid Chikhi et Benjamin Stora sont des hommes de bonne volonté. Ils ont de nombreux points communs. Ce sont des historiens pour qui l’histoire est fondamentalement une science. Si l’histoire est une science, les historiens sont des scientifiques. Pour eux, l’histoire ne peut en aucune façon être un fonds de commerce, ni servir de marchepied pour accéder à des fonctions politiques. Ils sont tous deux nés en Algérie, l’un près de Batna, l’autre à Constantine. Ils sont à peu près du même âge. Ils se connaissent et s’apprécient mutuellement, dit-on. Ils sont forcément pleins d’émotion au moment d’entamer leur travail d’historiens-réconciliateurs. Il faut néanmoins admettre qu’ils diffèrent entre eux sur bien d’autres aspects non moins importants.

Clairement, chacun a sa propre subjectivité et ses propres convictions. Il est, en conséquence, illusoire de penser que l’un ou l’autre va changer d’opinion personnelle et de conviction en entrant dans ce tandem, autrement dit que l’ex-colonisé prenne le parti de l’ex-colonisateur et vice et versa.
D’autant plus que tous les deux seront scrutés par les ultras du côté français et les ultras du côté algérien, qui veillent à ce que rien ne change et qui sont prêts à les traîner  dans la boue en les accusant de toutes les ignominies possibles et imaginables. Cependant, ces deux hommes sont en mesure de puiser en eux-mêmes la force et le courage nécessaires pour résister à tout parti pris irrationnel. Albert Memmi a, dans un livre édité en 1957, parfaitement expliqué l’impossible fusion dans une même personnalité, de deux personnalités aussi contrastées et contradictoires que celle d’un colonisateur et celle d’un colonisé ! Stora et Chikhi sont, en effet, chacun le produit de son histoire nationale. Qu’on ne s’attende pas et surtout qu’on ne leur fasse pas l’affront de leur demander de se dépouiller de leur identité, de leur culture, de leur civilisation, en un mot, de leur authenticité. Ce serait perdre son temps pour rien.
Plus généralement, il n’est sans doute pas rare, tant dans la littérature que dans  la science, que deux ou plusieurs écrivains ou scientifiques coécrivent à deux ou quatre mains comme on dit, soit une grande œuvre littéraire ou un ouvrage scientifique  en mesure d’ impulser le progrès. Les exemples d’auteurs d’ouvrages coécrits sont nombreux. On citera ici les frères Jules et Edmond Goncourt, les amis Erkmann et Chatrian, pour la littérature, et pour ce qui est de la science, on rappellera les écrits des deux savants Pierre et Marie Curie, en signalant qu’en matière scientifique, la règle est que les communications, les études et les travaux de recherche sont collectifs.
Cependant, s’agissant de l’histoire, j’avoue admettre ne point connaître d’ouvrage écrit en tandem et moins encore par un duo du type Chikhi-Stora, dont la mission est, tout compte fait, politico-scientifique, me semble-t-il. Cela ne nous empêche pas, bien évidemment, de leur souhaiter bon vent et plein succès dans leur  travail.
L’Algérie, de toute évidence, s’est recroquevillée sur elle-même, suite à la terrible décennie noire, comme si elle était atteinte de paranoïa, et affligée dans le même temps d’une crise mystique aiguë qui l’a littéralement ramenée aux siècles des Almoravides et des Almohades. L’isolement, la dévotion, la bigoterie, la superstition, et tous carcans imposés ont fait le reste. L’Algérie, qui n’a jamais craint de perdre son authenticité, sa singularité et tout ce qui fait son identité, devrait se rouvrir au monde extérieur. Dans le cas contraire, elle finira par ressembler à l’Albanie du temps d’Enver Khodja, c’est-à-dire immense prison à ciel ouvert. Que le Président algérien et le Président français s’entretiennent fréquemment au téléphone, que leurs  Premiers ministres se contactent régulièrement, que  les ministres des deux gouvernements se concertent chaque fois que de besoin, c’est une bonne chose. Ce serait encore mieux et nettement profitable à tous que l’ensemble des canaux de communication et de contact soient ouverts ou rouverts ou reprennent du service, tels, par exemple, que les jumelages des collectivités locales, les parrainages, les échanges interuniversitaires, les échanges entre les grandes écoles, les échanges culturels, l’organisation de compétitions sportives, les colloques scientifiques, les rencontres entre  les bâtonnats, les échanges d’expériences en matière judiciaire, etc. Et la liste des possibilités et des opportunités pour se rencontrer, se connaître et se comprendre est longue.
Z. S.

1) Cette expression est de Shakespeare, in Macbeth.
2) Le mot est attribué à Marcel Jouhandeau, écrivain décédé en 1971.
3) La nuit coloniale, Ferhat Abbas. Edition Julliard.
4) Fernand Braudel 1902-1985 est le père du concept de l’histoire profonde.
5) Albert Memmi 1920-2020 auteur de : Portrait du colonisé. Précédé du portrait du colonisateur. Préface de J-P Sartre. 1957.

 

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