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Rubrique Contribution

Le dernier sourire de Larbi Ben M'hidi ou le peuple algérien en son miroir

Par Djamal Kharchi(*)
En ce jour d'été du 27 juin 1954, se réunissaient en conclave, dans une modeste villa du Clos-Salembier, un misérable quartier musulman sur les hauteurs d'Alger, Mohamed Boudiaf, Athmane Belouizdad, Mourad Didouche, Mostefa Benboulaïd, Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat, Boussouf Abdelhafid, Lakhdar Bentobal, Zighoud Youcef..., un peu plus d'une vingtaine de militants nationalistes, pour la plupart des jeunes de la génération des années 20, tous issus de l'Organisation spéciale (OS), la branche clandestine du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MLTD), ce parti fondé en octobre 1946 par Messali Hadj, à la suite de la dissolution du Parti du peuple algérien (PPA).

Le plus jeune du groupe, Mourad Didouche, va sur sa vingt-septième année. Larbi Ben M'hidi est son aîné de deux ans. Le plus vieux du groupe, Mostefa Benboulaïd, a tout juste trente-sept ans. Il dépasse Mohamed Boudiaf de deux années.
Ce groupe d'activistes aguerris à la clandestinité est en rupture de ban, en dissidence pour cause de dissensions avec Messali Hadj, le chef charismatique du MLTD, figure emblématique du mouvement national, auquel ils reprochent ses déviations par rapport à la ligne politique du parti, son bureaucratisme stérile et son excès de confiance dans les institutions représentatives françaises où il compte, grâce à l'élection d'élus nationalistes, faire évoluer, dans le cadre de la légalité républicaine, la condition du peuple algérien. Aveuglé par le culte inconditionnel que lui voue la grande majorité des militants, il n'est pas près de se laisser dicter sa conduite par une poignée de dissidents, des jeunes loups, qui n'ont rien à lui apprendre du jeu politique de la Métropole.
Ce 27 juin de l'année 1954 est une journée ordinaire. Sûrs de leur domination, les colons paradent dans un pays totalement pacifié. Ils ignorent qu'un volcan va bientôt entrer en irruption. Cette rencontre insoupçonnée de tous, qui rassemble ces quelques dissidents dans leur propre parti, revêt une portée historique incalculable. Vingt-deux militants se sont réunis ce jour-là avec l'intention décidée de déclencher une révolution à la force des armes qui se poursuivra jusqu'à la libération du pays de l'emprise coloniale. Ils se sentent investis de la rage sourde de tout un peuple, de ses affres, de ses souffrances sous la domination d'une minorité européenne.
Dix années après les massacres du 8 Mai 1945, les partis nationalistes se heurtent, encore et toujours, à la surdité du gouvernement français. La lutte partisane pour l'affranchissement et l'émancipation du peuple algérien s'avèrent une vaine entreprise. L'injustice a dépassé les limites que la résignation ou la faiblesse lui tolèrent. Le moment d'agir est venu.
L'action directe, violente, reste le seul et unique recours. Les pensées de ces hommes libres, réunis à l'abri des regards, se confondent avec celles du peuple, ce peuple si riche de secrète ardeur dans l'adversité. En eux, l'esprit d'insoumission s'est le plus purement incarné. Il n'est plus question de vivre à genoux. Ces hommes portent le dernier espoir de tout un peuple. Tous ont la même conviction. Pas un n'a fait acte de faiblesse. Tous partagent cette même détermination qui est le privilège des meilleurs.
J’imagine fort bien ce dimanche-là Larbi Ben M'hidi, debout dans la sobriété de cette grande pièce un peu étroite qui faisait office de salle de réunions. Je le devine observer ses compagnons de son regard noir et profond, avant de lancer cette phrase en guise de conclusion qu'il débitera de sa voix pure et modulée enveloppée par la rumeur de la vie quotidienne du quartier ; ces mots dits avec une éloquence fastueuse accompagnés de ce demi-sourire coutumier qui éclaire son visage naturellement calme et détendu où tous les traits de la maturité semblent réunis ; l'assurance, l'intelligence, l'endurance, la force de caractère : «Jetez la révolution dans la rue, le peuple saura s'en emparer.» Tous approuvent. La justesse des mots les séduit. Cette fois, Ben M'hidi a ce sourire sur les lèvres de l'homme qui ne désespère jamais.
La réunion terminée, tous remercient leur hôte, un militant nationaliste de toute confiance. Celui-ci salue ses vingt-et-un compagnons qui quittent la demeure deux par deux ou individuellement, à intervalle plus ou moins régulier. La prudence est de mise. La police des renseignements généraux rôde partout. A travers l’épaisseur du temps, je le vois Ben M'hidi qui se mêle à la population bigarrée du Clos-Salembier. Il a le regard aux aguets. Il a la hantise d'une dénonciation qui ferait capoter ce projet crucial pour le devenir de cette terre qui l’a vu naître et grandir, qui l'a pétri ; dont il a hérité, comme une essence de sa vitalité éternelle.
Un autre jour de ce passé glorieux : le 23 octobre 1954. Ce jour-là se tient l'ultime réunion sur le chemin de la lutte pour la cause nationale, celle qui va nouer le destin de tout un peuple. Mostefa Benboulaïd, Mourad Didouche, Larbi Ben M'hidi, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Rabah Bitat se retrouvent en comité restreint, mandatés par leurs autres compagnons dissidents, tous et chacun animés par la même résolution, tous fixés sur cet objectif commun : créer un processus insurrectionnel dans la colonie, de sorte à entraîner le peuple tout entier dans une révolution sans recul et sans rémission contre le pouvoir colonial. Se battre et combattre jusqu'à la mort, s'il le faut, pour l'indépendance totale du pays. Suprême vertu.
Un calme d'orage règne sur l'Algérie coloniale en ce dimanche d'automne du 23 octobre 1954. Six hommes réunis en secret chez un militant nationaliste, dans une bâtisse fermée aux regards par un mur d'enceinte, située à la Pointe Pescade, la proche banlieue d'Alger, doivent décider du jour et de l'heure du passage à l'action. Ils devront aussi adopter le projet de proclamation qui sera rendue publique dès le début de l'insurrection. Un message fédérateur, un texte fondateur.
Je ne peux m'empêcher d'imaginer les six débattre de ces questions entre eux. Les uns et les autres proposent, jugent, critiquent, précisent, puis tous décident de manière consensuelle. J'entends, contre toute vraisemblance, la voix ample, métallique de Benboulaïd, à laquelle répond celle de Ben M'hidi, bien timbrée, habitée du souffle de la vibration du phrasé. Et Boudiaf, tout en mouvement, qui s'exprime, se répète, à cause du rythme scandé de sa voix. Les bruits de la maisonnée se mêlent aux voix qui se succèdent en alternance ou parfois se fondent et se confondent dans un chassé-croisé de paroles, d'où émerge la voix haute de Didouche Mourad, passant du grave à l'aigu, une voix qui pourrait être celle d'un adolescent. Ces paroles s'élèvent au-dessus des autres : «Comme le soleil est l'ennemi de la nuit, nous serons le soleil de la nuit coloniale.»
Tout a été décidé en ce jour du 23 octobre. Ainsi, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre aura lieu l'embrasement du feu sacré de la révolution. Les premiers objectifs à attaquer ont été identifiés un à un sur tout le territoire. Les artisans de cette nuit du destin seront les six eux-mêmes. De militants dissidents, ils deviendront des combattants révolutionnaires, des chefs de file pour tout le peuple. Chacun prendra la direction de l'une des cinq zones de la lutte armée à peine naissante. Ce sera son propre fief des Aurès pour Mostefa Benboulaïd, le Constantinois pour Didouche Mourad, sa Kabylie natale pour Krim Belkacem, l'Oranais pour Larbi Ben M'hidi et l'Algérois pour Bitat. Mohamed Boudiaf, lui, est désigné coordinateur de l'ensemble du groupe. Mis à part quelques retouches, les six ont adopté dans son intégralité le texte de la proclamation du 1er Novembre. Ayant activement contribué à sa rédaction, Mohamed Boudiaf l’a-t-il, sans doute, lue au rythme du souffle de la passion, avec des silences entre voix et regards, pour que chacun donne son avis. Sous l'en-tête du Front de libération nationale, après la rituelle formule d'invocation de Dieu, la proclamation s'adresse au peuple algérien et aux militants de la cause nationale, en ces termes sentencieux : «A vous qui êtes appelés à nous juger...» L'ordre du jour épuisé, les six ont dû éprouver cette profonde satisfaction de répondre, comme il se doit, à l'appel de la patrie en grande souffrance. Ont-ils quitté en groupe les lieux de la réunion ou plus probablement l'un après l'autre? Nul ne le sait. Toujours est-il qu'ils se retrouvent un peu plus tard sur l’avenue de la Marne à Bab-el-Oued, pour prendre une photo tous ensemble, à une semaine, jour pour jour, de la grande déflagration. Une photo pour la postérité, pour la mémoire et l'Histoire dont ils sont les maîtres d'œuvre.
Les six sont là sur le cliché. Debout, Rabah Bitat, Mostefa Benboulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf. Juste en dessous, assis sur des tabourets, les mains posées sur les genoux, Krim Belkacem et Larbi Ben M'hidi. Je les imagine entendre l'avertissement : «Attention ! Messieurs ne bougez plus.» Le photographe, Français ou musulmans, plongé sous le voile noir de son appareil à soufflet, a appuyé sur la poire et le déclic s'est déclenché aussitôt. Sans le savoir, il venait de réaliser une photo historique.
A travers l'objectif, le photographe a dû observer un à un ses clients. C'était certainement, à ses yeux, une bande de copains qui prenaient une photo-souvenir, en ce dimanche de fin de journée, après une promenade sur le front de mer ou une séance au cinéma. Il a l'habitude des photos de groupes dans les écoles, à la sortie de l'église pour les mariages ou lors des premières communions. Il sait y faire avec les positions, le cadrage et la lumière. Au moment de presser la poire, sans doute a-t-il remarqué que l'homme assis sur le tabouret de droite (Ben M'hidi) a des chaussettes qui ont perdu leur élasticité. Il ne porte pas de cravate, contrairement à ses compagnons.
Son costume froissé n'est plus de la première jeunesse. Le photographe a dû aussi noter que les autres ne présentent guère mieux. Les costumes sont défraîchis, les cravates modestes, les cols des chemises élimés. Pourtant, ils ont quelque chose qui les rehausse à ses yeux. Il lui est difficile de distinguer, à l'aune de ces six visages, lequel de ces hommes se détache du groupe. Ils sont dans la plénitude de leur âge. Leur maintien est digne, leurs traits dégagent un air de sérénité, comme s'ils éprouvaient un sentiment de délivrance intérieure.
C'est ce que le photographe veut mettre en lumière. Boudiaf, un éclat lumineux dans les yeux, semble fixer un horizon lointain où lève l'aube d'une ère nouvelle. Didouche Mourad, l'air impassible, comme s'il contemplait le monde pour la dernière fois, a les mains amicalement posées sur les épaules de Larbi Ben M'hidi qui laisse transparaître un soupçon de sourire dans les yeux.
Son visage plein d'expression brille de mille lueurs. Un homme entier dans toute la vérité de sa nature. Rien ne sert de le décrire, il suffit de le regarder. Krim Belkacem, les traits empreints d'une profonde gravité, a dans les yeux cette force implacable qui guide ses pensées, cet esprit de liberté qui le meut dans la vie.
Un homme profondément enraciné dans la terre, cette terre de caractère qui, depuis toujours, a nourri son être tout entier. Rabah Bitat, le port fier, sans jamais se départir de son calme, où courage et dévouement se pénètrent intimement, ce signe distinctif jusqu'à l'excès qui a forgé son être profond.
Six hommes immortalisés dans toute leur humilité sur cette photo aux couleurs sobres du noir et du blanc, forment un seul esprit dans plusieurs corps. Ils ne cherchent pas l'image, mais juste à saisir cet instant ensemble. Les dures épreuves supportées en commun ont cimenté les assises du groupe. Ils ne sont en quête d'aucune reconnaissance, ils n'ont aucun orgueil à faire valoir. Ces hommes ont toutes les qualités et tous les défauts de leur peuple. Ils sont les héritiers de l'émir Abdelkader, de Bou-Baghla, d'El-Mokrani, de Bouamama et tous ces illustres ancêtres, combattants de la liberté. Ils se sentent un lien avec eux dans leur sang, dans leurs veines. L'incubation des insurrections du passé a fécondé en eux.
Six visages sur cette photo mémorable, prise quelques jours à peine du 1er Novembre, exhalent un air d'éternité. Six hommes, éclatants de vie et de rêves, artisans d'une des plus grandes révolutions à l'échelle de l'Histoire, vont ouvrir un chemin de sang, abreuvé le prix du sang pour que vivent libres les enfants de cette terre généreuse à laquelle ils sont demeurés toujours fidèles. Sur cette photo unique, le destin a déjà apposé son sceau sur chacun des illustres visages. Le 18 janvier 1955, quelques mois après le déclenchement de l'insurrection, Didouche Mourad connaît le sort des combats. Il tombe à la fleur de l'âge, les armes à la main, dans les maquis du Constantinois. Il meurt en martyr comme il le désirait tant. Un homme d'exception qui illumina de son aura les premiers temps de l'insurrection avant de s'éteindre dans la nuit éternelle des héros. Et puis suivra Benboulaïd, le 22 mars 1956. Les décrets de la providence ont fait que lui et Didouche Mourad sont côte à côte sur cette fameuse photo. Ils sont là bien vivants, déterminés à suivre ce chemin de sang pour lequel ils ont tout sacrifié. Benboulaïd, lui, périt dans le massif des Aurès, en seigneur de guerre, victime d'un colis piégé de l'armée française. Une mort glorieuse. Un deuil profond de la terre et des hommes.
Un autre jour, un des plus glorieux que ce jour du 4 mars 1957, la date de l'exécution, du froid assassinat, dans des conditions atroces, de Larbi Ben M'hidi dont le courage exceptionnel lui a fait prendre une place à part dans la mémoire populaire. Une légende dans toute sa vérité. Comment interpréter la position des six sur la photo, autrement que par un signe du destin. Debout l'un devant l'autre, Mostefa Benboulaïd et Didouche Mourad, qui, en un geste d'estime amicale, pose ses deux mains sur les épaules de Larbi Ben M'hidi. Ils sont là tous les trois face à l'objectif de l'appareil-photo, alors que le fil invisible de la providence les a réunis pour être les premiers martyrs parmi les six.
Arrêté par les parachutistes de Bigeard, le 23 février 1957 en pleine bataille d'Alger, Larbi Ben M'hidi est soumis, pendant plusieurs jours, à des interrogatoires, à la torture, mais il refuse obstinément de parler. Malgré ses souffrances de chair, il refuse d'être épargné en échange d'informations sur les réseaux du FLN. Bigeard comptait le rallier à la France ou tout au moins déceler les failles qui l'amèneraient, contre sa vie sauve, à collaborer. Vaines tentatives. Tous ces jours, sans excepter un seul, Ben M'hidi a trouvé l'énergie et la force de résister. Il est d'une trempe peu commune. La peur lui est inconnue. Ses convictions sont inébranlables. Il ne montre aucune faiblesse, aucun doute ne l'habite, pas la moindre oscillation dans son regard droit et noir.
Bigeard, le baroudeur d'Indochine et autres guerres coloniales reconnaît en lui-même la stature exceptionnelle de cet homme. Il est impressionné par tant de courage, de calme, de sérénité. En homme de guerre, Bigeard comprend qu'il n'est plus besoin d'insister davantage. Au fond de lui-même, il a du respect pour ces hommes-là. Si rares. Des hommes hors du commun qui dialoguent avec l'Histoire. N'ayant rien pu tirer de Ben M'hidi, ni noms, ni adresses, ni planques, Bigeard le confie aux services spéciaux. A la sortie du centre de détention, un peloton du 3e RPC (régiment de parachutistes coloniaux) lui rend les honneurs. L’ordre venait de Bigeard en personne.
Entouré de parachutistes, Ben M’hidi est emmené les mains menottées. Il sait qu'il se dirige vers la mort, qu’il vit ses dernières heures. Une photo l'immortalise dans ces instants-là. Il a ce regard lucide, brûlant, avec cet éclair des profondeurs de son être. Sur ses lèvres, ce sourire presque indéchiffrable, à peine esquissé vers l'objectif du photographe et bien au-delà. Ben M'hidi sourit d'un sourire où s'insinue le poids de l'honneur et de la dignité, où vibre cette souffrance intérieure qui plie à sa plus dure volonté, où l'espoir et la liberté font corps. Ce sourire, qui prend toute la lumière, semble narguer la force coloniale, aussi terrible soit-elle. Dans son expression une et multiple, il semble dire : «D'autres Ben M’hidi me succéderont.» Le sourire dure et se prolonge indéfiniment sur la photo. Le visage de Ben M'hidi a retrouvé dans ce sourire toute sa flamboyance. C'est là, à tout jamais, l'image du peuple algérien en son miroir.
Dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, Ben M'hidi est conduit dans une ferme isolée de la Mitidja. Le commandant «O», alias Aussaresses, est déjà sur place avec ses hommes pour préparer la scène macabre : une corde fixée à un conduit de chauffage. L'un des militaires l'a testée pour mesurer la résistance du gibet. Ben M'hidi monte sur un tabouret, passe la tête dans le nœud coulant, le visage empreint d'un calme plein de gravité.
Un parachutiste veut lui bander les yeux, mais il refuse fermement. Le soldat répond qu'il exécute un ordre. Ben M'hidi réplique qu'il est colonel de l'ALN, qu'il sait ce qu'est un ordre. Sa demande est refusée. Il sera pendu les yeux bandés. Il ne verra pas jusqu’au bout le visage de ses assassins.
Tout s'est figé pendant un instant. Ben M'hidi a rendu l'âme dans une gloire solaire et solitaire. Il fallait vite exécuter l'homme, vite enterrer le symbole.
Une exécution sommaire qui sera maquillée en suicide par le gouvernement français, au mépris du sens le plus élémentaire de l'honneur. Ben M'hidi, Benboulaïd, Didouche Mourad et tous les martyrs nous ont laissé un héritage qu'il nous appartient de perpétuer dans le temps. Ils ont écrit parmi les plus belles pages de notre Histoire. Leurs noms symbolisent les valeurs de Novembre et avec quelle noblesse ! Il n'est pas de jour où ils ne retentissent en nous comme un reproche ou un avertissement. En quoi leurs rêves et leurs espoirs se sont-ils réalisés sur cette terre ensanglantée à laquelle ils se sont donnés corps et âme ? L'Algérie dont ils rêvaient affranchie des injustices et de l'arbitraire, la vie florissante qu'ils espéraient pour les enfants de ce peuple, une fois l'indépendance recouvrée, étaient le sens profond de leur combat, l'essence et la quintessence de leur sacrifice suprême. Ces hommes sont une source d'inspiration. Nous montrer dignes de la grandeur de cette révolution et de ses martyrs est un devoir et une responsabilité au niveau collectif. Il reste que notre conscience profonde ne peut s'apaiser ni se suffire de ces quelques mots. Trop de dérives, trop de pouvoir d'Etat irrespectueux de la volonté populaire, trop de mensonges et de démagogie ont mené, inéluctablement, l'Algérie là où jamais nos martyrs n'auraient pu l'imaginer. Avec l'ère Bouteflika, le pays a atteint le summum de l'humiliation et de la honte avec toutes ses retombées sur la dignité nationale.
Souvenons-nous de la visite officielle du Président Hollande en Algérie, le 15 juin 2015, juste pour que le peuple algérien l'entende déclarer, sans la moindre pudeur : «Le Président Bouteflika m'a donné une impression de grande maîtrise intellectuelle, et même c'est rare de rencontrer un chef d'Etat qui a cette alacrité, cette capacité de jugement... pour régler les crises du monde.»
Fallait-il atteindre de la sorte à la dignité du peuple algérien ? Faire appel aux services du président de la République française pour mentir sans vergogne à tout un peuple ? Oserait-on imaginer un instant la situation inversée ? Comment le pays du million et demi de martyrs, par respect à leur mémoire, pouvait-il prendre à témoin le Président de la France sur une question politique d'ordre purement interne ? Une indignité sans nom. Un affront toujours vif au sentiment national.
Pendant plusieurs années, la vacance du pouvoir a déstabilisé le fonctionnement de l'Etat, affaibli le rendement diplomatique du pays, suscité moult interrogations des partenaires étrangers qui avaient du mal à clairement identifier qui prend la décision politique.
En ce XXIe siècle, le monde a pris un nouveau visage. De nouveaux défis et enjeux interpellent peuples, nations et Etats dans cette compétition mondialisée d’une férocité sans égale. Profondes mutations économiques et sociales, réformes structurelles, consolidation de la bonne gouvernance démocratique, grands choix stratégiques, s’imposent à l’aune de la situation propre à chaque pays. Loin d’être installée dans le siècle, l'Algérie se trouve au croisement du passé, du présent et de l'avenir. Dans Les damnés de la terre, Frantz Fanon dit : «Chaque génération doit, dans une certaine opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.» La génération de Novembre a accompli la sienne, à celle d'aujourd'hui d'en faire autant.
D. K.
(*) Écrivain. Ex-directeur général de la Fonction publique. Docteur en sciences juridiques.

 

 

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