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Rubrique Contribution

Le rêve occidental d’un retour à la case départ

Par Abdelatif Rebah
«Si le monde souhaite apporter la stabilité et le calme au Moyen-Orient, il n’a d’autre choix que de laisser les pays arabes modernes – ceux dont les frontières limites ont été créées par les Français et les Anglais – s’effondrer et se diviser en petits États, chacun étant basé sur un groupe homogène. Cela donnera à chaque citoyen le droit de décider lui-même du sort de sa tribu ou de son groupe… Et de construire un État stable et légitime. Vous voulez aider le monde arabe à se soigner de ses maladies chroniques (assassinats de masse, corruption, pauvreté, violence, sous-développement) ? Cela ne viendra que par l’avènement de mini-États- nations. Voilà la seule solution, à mes yeux, pour un Moyen-Orient calme et pacifique. Un Moyen-Orient comme tout le monde en rêve.»[1]
D’où nous viennent ces conseils empreints de touchante sollicitude qui combleraient les rêves du monde entier ?
D’une source, de prime abord, inattendue. Un universitaire israélien, «spécialiste de littérature arabe». Rien de suspect, a priori, mais le lien avec l’objet de la réflexion ne paraît pas tout à fait évident, il faut bien en convenir. Cette suggestion«désintéressée» est, en fait, «sortie», si on peut s’exprimer ainsi, de son deuxième chapeau. Le spécialiste de la langue d’Al Mutanabbi a servi, en effet, 25 ans dans le renseignement militaire dans l’armée israélienne. On comprend mieux, bien sûr, l’intérêt extralittéraire de cette méditation sur l’État-nation idéal dans le monde arabe.

Un conglomérat de tribus ou d’ethnies plutôt que des États nationaux
Un conglomérat de tribus ou d’ethnies plombées dans l’entre-soi plutôt que des États nationaux rayonnant sur le monde et forts de leur riche diversité. Pour être d’une brutale franchise, la proposition n’en est pas moins d’une clarté limpide. L’officier des services secrets de Tsahal clame haut et sans détour les buts que tous les dirigeants occidentaux poursuivent et s’appliquent à mettre en œuvre, aujourd’hui, dans notre région, sous des agendas au-dessus de tout soupçon. À visée prétendument «technique, de bonne gouvernance ou de mise à niveau», «humanitaire» ou «démocratique», etc. Le sort à réserver aux États postcoloniaux est inscrit en priorité dans leurs tablettes. Mais bien entendu, tout cela ne doit pas être compris, «à la mode ancienne», comme un plan de reconquête impérialiste. L’éclatement des États serait un phénomène universel consubstantiel à la mondialisation qui exige un espace affranchi de toutes entraves étatico-nationales, institutionnelles, politiques, sociales ou autres. Une fatalité, tout simplement.
«L’État, écrit Thierry de Montbrial, directeur général de l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui s’est imposé comme l’unité de base dans l’organisation politique des sociétés humaines depuis les temps modernes, pierre angulaire du droit international depuis les traités de Westphalie de 1648, craque de partout. Les nouvelles rivalités technologiques, économiques et sociales, soutient l’expert en études stratégiques, imposent à l’immense majorité des pays le transfert d’un nombre croissant de décisions à des niveaux ‘’supérieurs’’, non seulement dans l’ordre de la politique et de la monnaie, mais également dans celui de la sécurité, de la police et de la défense. La notion de souveraineté d’un État et le fonctionnement de la démocratie, relève-t-il, sont profondément remis en cause.»[2] C’était en juillet 1997.

Haro sur la souveraineté des États subalternes !
Dix ans plus tard, en 2007, le magazine Council on Foreign Relations, Foreign Affairs, dans un article intitulé «Fin de la monnaie nationale», souligne avec plus de netteté encore le sens de cette évolution. Traitant de la volatilité des monnaies nationales, il développe : «L’orientation juste n’est pas de revenir au passé mythique de la souveraineté monétaire, quand les gouvernements contrôlaient les taux d’intérêt locaux et les cours des change dans l’ignorance du reste du monde. Les gouvernements doivent abandonner l’opinion fatale selon laquelle l’État exige qu’ils émettent et contrôlent l’argent utilisé sur leur territoire. Les monnaies nationales et les marchés globaux, ça ne va tout simplement pas ensemble ; ensemble, ils forment un cocktail mortel de crises monétaires, de tensions géopolitiques et constituent des prétextes pour le protectionnisme nuisible. Pour globaliser en sécurité, les pays devraient délaisser le nationalisme monétaire et supprimer les monnaies non désirables, source d’une grande partie de l’instabilité actuelle. Le nationalisme monétaire est tout simplement incompatible avec la globalisation. Vu que le développement économique hors du processus de globalisation n’est plus possible, les pays devraient abandonner le nationalisme monétaire. Les gouvernements devraient opter pour le dollar, l’euro ou une monnaie asiatique.» Voilà qui est plus explicite.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce remodelage ne vise que la souveraineté de l’État-nation subalterne, des pays de la périphérie subordonnée car celle des pays maîtres du «jeu économique mondial» ne saurait être déclassée. Toucher à notre souveraineté, c’est comme détourner la Tamise, aiment à répéter les Anglais, tandis que Bush le père rappelait que « le mode de vie des Américains n’est pas négociable ».

Un système sans tête mais non sans maître
Au contraire, l’État-nation du centre va être doté de prérogatives supranationales à travers le pouvoir qu’exerce la seule superpuissance existant actuellement, les USA, et un petit groupe de pays dominants de la Triade via une combinaison d’institutions, G8, G20, Union européenne, FMI, Banque mondiale, Agences de notation, Think-tanks, OMC, OCDE, OTAN. L’OMC est un organe de l’élite bancaire occidentale qui doit servir d’instrument de leur expansion et de l’institutionnalisation de leur contrôle sur le commerce mondial. Plusieurs représentants de multinationales siègent à son comité consultatif. Il s’agit de cadres dirigeants d’IBM, AT&T, Bethleem Steele, Time Warner, Corning, Bank of America, American Express, Scott Paper, Dow Chemical, Boeing, Eastman Kodak, Amoco, Pfizer, Hewlett Packard, Weyerhaeuser et General Motors.
Le 1er secrétaire général de l’OMC était Peter D. Shuterland, ex-DG du GATT, ex-représentant de l’Irlande, en 2009, président de BP et de Goldman Sachs international, membre du présidium de la Royal Bank of Scotland, membre fondateur du Forum économique mondial de Davos, représentant spécial du SG de l’ONU pour les migrations, membre du groupe Bilderberg. Président européen de la commission Trilatérale, Peter Shuterland est aussi le patron européen du Transatlantic Policy Network, un institut euro-américain ultrapuissant dont le but est de faire émerger un bloc euratlantique unifié dans tous les domaines à l’échéance 2015.
Cette superélite entrepreneuriale, politique, militaire et intellectuelle de la Triade est aux mains de responsables nommés par des gouvernements nationaux des États du centre. La vaste majorité des fonds de ces institutions viennent de ces États, et particulièrement des États-Unis. Les entreprises transnationales ont encore des bases nationales. 96% des grandes firmes transnationales qui agissent sur le marché mondial ont leur siège social dans 8 pays seulement.
La propriété de ces entreprises repose sur une base nationale très claire. Leurs profits qui viennent du monde entier sont rapatriés dans les pays d’origine de l’entreprise. 2% seulement de leurs dirigeants sont des étrangers. Les actes de propriété des 500 firmes les plus importantes confirment cette connexion nationale. 48% d’entre elles appartiennent à des capitalistes nord-américains, 30% aux Européens et 10% aux Japonais.
Le capital mondial est détenu à 50% par les Américains. La moitié des 300 millions d’actionnaires sont américains... L’omniprésence de l’État-nation du centre s’affiche aujourd’hui au grand jour à travers les interventions massives, à coups de milliers de milliards de dollars, de la FED et de la BCE pour le sauvetage des économies occidentales en perdition.
Un «système sans tête mais non sans maître»,[3] qui nous commande d’«enlever nos mains du clavier» et de suivre ses instructions. Directrice de la planification politique au ministère des Affaires étrangères des États-Unis et ex-rectrice de la Woodrow Wilson of Public and international Affairs à l’Université de Princeton dans les années 2002-2009, Anne-Marie Slaughter nous livre à grands traits l’esquisse de cet État-nation supranational. En 1997, elle a écrit un article dans le magazine Council of Foreign Affairs dans lequel elle traite des fondements théoriques du nouvel ordre mondial.
Selon elle, l’État ne disparaît pas mais il éclate en différentes composantes fonctionnelles distinctes. Ces composantes — la justice, les agences de régulation, les composantes de l’Exécutif et même celles du Législatif — se connectent aux réseaux avec leurs vis-à-vis à l’étranger, formant ainsi une toile dense de rapports qui constituent le nouvel ordre supragouvernemental «et le transgouvernementalisme devient rapidement le régime effectif le plus répandu de la domination internationale».

Le «there is no alternative» des élites nationales mondialisées
La hiérarchisation du monde en États-nations dominants et en nations dominées est issue de rapports de force forgés tout le long des siècles de l’industrialisation et de la colonisation. En découlent deux visions de la souveraineté de l’État. Celle des États-Unis et de leurs alliés qui sont renforcés par des pouvoirs supranationaux et celle des États subalternes, des périphéries dominées qui doit être ramenée aux stricts contours des tâches de maintien de l’ordre, notamment pour atténuer les conséquences déstabilisantes de la mondialisation.
Le transfert des effets de la crise capitaliste mondiale sur les maillons faibles de la périphérie exige, en effet, des États à l’envergure restreinte, flexibles, prêts à s’ajuster et qui ne cherchent pas à donner forme à la mondialisation mais l’acceptent comme un processus inévitable.
Dotées du statut social et de l’autorité politique de conseillers du prince de rang à la fois local et mondial, des élites nationales mondialisées ou aspirant à le devenir sont chargées de produire l’idéologie de circonstance, en l’occurrence le «There is no alternative», qui accompagne le redimensionnement de la souveraineté de l’État national à la mondialisation «incontournable». Mais leur statut d’anciens indigènes ne peut leur ouvrir que la place de troisièmes violons. Comme disent les musiciens, ils doivent se contenter de jouer la partition qu’on leur a mise sur le pupitre.
Dans le cas de notre pays, cela donne le discours de la résignation sur le mode de l’Algérie est dorénavant plongée dans l’économie mondiale. La mondialisation devient une chance à saisir, une «fenêtre d’opportunité» à ne pas rater. Comme un signal d’alarme, le constat sous des formulations diverses revient, systématiquement, chez des économistes algériens, dans les médias publics et privés aussi bien que dans le discours politique.[4
] La répétition a pour vertu de nous rappeler à la fois que l’Algérie a atteint le point de non-retour dans l’insertion internationale de son économie et que cela vaut obligation impérieuse d’adaptation des institutions, des structures, des mécanismes, des ressources humaines et, bien entendu, des choix nationaux. Bref, à partir de ce point de non-retour, l’ancien ticket du développement n’aurait plus cours. Ceci, par ailleurs, ne devant pas être compris comme une invitation indirecte à débattre de l’intérêt de cette insertion et encore moins de son bien-fondé.
La mondialisation n’est pas un choix mais une nécessité.[5] Seul le modus operandi devrait mobiliser notre attention. Le développement devient le fruit promis d’une croissance spontanée transmise par le marché mondial et une spécialisation fondée sur les avantages comparatifs. Quant à l’État, il doit ajuster ses mécanismes avec «les contraintes et opportunités qui naissent de son insertion internationale». C’est le fameux «penser global et agir local». L’État reçoit des rapports des fameuses «institutions internationales», Banque mondiale, FMI, OMC, Union européenne, etc. qui lui enjoignent de mettre en ordre la politique nationale à cette fin. Ces rapports sont autant de commandes pour s’ajuster aux intérêts et aux pressions économiques et politiques, travestis en questions et en impératifs techniques et de rationalité des États occidentaux.

Les nouveaux masques de l’impérialisme
Traitant des nouvelles dimensions de l’expansion impérialiste à la fin du XIXe siècle, l’historien français Jean Bouvier écrivait dans les années 1970 : «Une idéologie extraordinairement identique sous des habillages de mots différents vient, dans les pays expansionnistes, accompagner, justifier, consolider, promouvoir ici ‘’l’idée impériale’’, là ‘’la mission civilisatrice’’, ailleurs ‘’la découverte scientifique du globe’’, ou bien ‘’la supériorité du mode de vie ‘’, voire ‘’le génie de la race’’.Tout comme si les impérialismes copiaient les uns sur les autres.»[6]
À lire ces lignes, on serait tenté de penser que l’historien des débuts du siècle passé fait allusion aux réalités du temps présent. La similitude est si frappante. Il est vrai, la panoplie des masques de l’impérialisme s’est, depuis, notoirement enrichie : mondialisation, globalisation droits de l’Homme, démocratie, etc. Mais son idéologie reste toujours «extraordinairement identique». Alors que la décolonisation a tendu, selon l’expression de Jacques Berque, à «une distribution mieux répartie de l’initiative historique sur la face de la Terre», on assiste depuis deux à trois décennies à un processus inverse, régressif ciblant la liquidation du principe sacro-saint de la souveraineté de l’État national que l’impérialisme mondial devait, il y a 25 ans encore, prendre en considération pour réaliser ses intérêts.
Son nouveau mythe du gagnant-gagnant évoque toujours immanquablement la supercherie du renard qui s’associe à l’hérisson. Tous deux plantèrent un champ d’oignons et quand vint le moment de la récolte, le renard dit au hérisson : «Nous allons partager. Tu prendras pour toi toute la partie des oignons qui se trouve au-dessus du sol. Quant à moi je me contenterai de ce qu’il y a dessous.»
Mais le but aujourd’hui est de reconfigurer aux dimensions de la stratégie du capital globalisé la carte politique mondiale dans son ensemble. La médiation de l’État national est un obstacle à réduire, sinon à éliminer. L’impérialisme ne tolère plus l’autonomie politique des États périphériques dominés. Naturellement, il ne s’agit pas pour lui d’aménager des États économiquement viables. Il «raisonne» en termes de territoires à exploiter et de marchés à s’accaparer ; l’essentiel, c’est d’avoir des relais efficaces et qui obéissent au doigt et à l’œil à la discipline du capital global. La viabilité relève précisément de la logique de valorisation du capital global. Les fonctions-clés nécessaires à la viabilité économique de l’ensemble sont au niveau de la commande centrale.
Une telle évolution nous ramènerait, quant au fond, à cette époque impériale tristement anecdotique des «sleeping partners» quand Sir Winston Churchill remerciait, quelques mois avant l’armistice de 1918, le président américain de ne pas avoir de vues sur le pétrole irakien – en échange de quoi Sir Winston Churchill l’assurait de ne pas en avoir non plus sur le pétrole saoudien.
Une évolution où se profile la redoutable perspective d’un retour au statut de colonie ou de protectorat affublés d’un drapeau et d’institutions autochtones, revus et corrigés sur le mode ethno-tribal, comme nous l’a montré le tragique exemple de nos voisins du Sud-Est. Terrifiante perspective d’une Algérie renvoyée dans les tréfonds de l’anté-Novembre qui dit éloquemment combien est plus que jamais actuelle la nécessité de la renaissance des idées d’un État national, souverain dans ses choix fondamentaux de développement national indépendant, fort par son caractère démocratique et riche de sa diversité culturelle. Peut-on, cependant, envisager cette renaissance de l’idée nationale sans la reconquête de la capacité de pensée autonome, seule source de production d’idées créatrices et d’organisation forte et efficace ?
A. R.

Références
[1] Mordekhai Kedor Briser les frontières coloniales pour sauver le Moyen-Orient, Université de Tel Aviv.
[2] L’éclatement des États : perspectives juillet 1997 par Thierry de Montbrial in Ramses 98. IFRI/Dunod-1997
[3] Cf. Elisabeth Gauthier, Dé-mondialiser ou changer le monde ? Publié le 12/7/11.(http://www.espace-marx.net ) Cf également sur le même site, Nils Anderssen, Libérer le système des relations internationales des politiques des puissances. Colloque d’Espaces Marx, Une crise de civilisation ?, 28/29 janvier 2011.
[4] Le thème de la mondialisation a fait l’objet, dans les années 2000, de nombreux colloques internationaux organisés par des universités algériennes (Alger, Oran, Annaba, Sétif…) déclinés selon divers centres de préoccupation : modernisation des entreprises, intégration régionale, développement, droit, État-nation…
[5] La mondialisation est souvent présentée comme «une occasion à saisir» qui invite alors à «jouer le jeu». C’était d’ailleurs le titre de l’université d’été du Medef en 2007. Cf. Le Monde de l’innovation et de la compétitivité du 29 août 2007.
[6] In Pierre Léon, La domination du capitalisme, 1840-1914. Armand Colin, 1978 p.457.

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