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Rubrique Contribution

L’errance identitaire : entre leurre linguistique et histoire fantasmée

Par Abdou Elimam(*)
La pierre et la terre – en tant que vestiges et miroirs de notre histoire – nous enseignent que l‘antique langue punique continue de vivre sous l’habit de la darija contemporaine et que le libyque se perpétue sous l’appellation contemporaine de tamazight. Or, avec l’émergence des États nationaux du Maghreb, autant tamazight réussit à devenir langue nationale et officielle, autant la darija est reléguée au rang de sous-langue, pâle copie «créolisée» de l’arabe. Le paradoxe est que cet état de fait est motivé  par une référence à «l’histoire», une histoire complètement détournée et falsifiée. Il suffirait, pour se fixer, de s’en informer auprès d’historiens reconnus et légitimés par leurs pairs. Ma propre relecture de sources diverses – c’est-à-dire non exclusivement françaises – m’amène à constater un véritable détournement-réécriture de notre histoire antique, plus particulièrement.  Or, nous savons depuis l’effondrement du bloc socialiste d’Europe centrale (en particulier) que la falsification de l’histoire agit en boomerang dévastateur. Dans cette Algérie venant à peine au monde en sa qualité de nation souveraine, des signes inquiétants de haine, de xénophobie et de rejets ethnocentrés se manifestent çà et là.  Pourtant, après bien des siècles de dominations exogènes, l’Algérie est apparue, en 1962, en tant qu’entité pleine et solidaire.

Moins d’un demi- siècle plus tard, la voilà rongée de l’intérieur par les effets d’une politique linguistique à la fois autoritaire, approximative et dictée par des pressions idéologico-politiques. Or, «qui veut aller loin ménage sa monture», dit-on. Raison de plus pour réviser – tous ensemble – l’histoire tout court, et, par conséquent, l’histoire linguistique de cette contrée qui nous abrite. Les grandes lignes d’une politique linguistique nationale et démocratique pourront alors sereinement s’imposer à tous, dans l’intérêt de la préservation de nos langues maternelles multimillénaires (punique et libyque).
En s’ouvrant à l’histoire, autour du VIIe siècle av. J.-C., l’Afrique du Nord voit émerger, parmi tant d’autres, une langue dont l’hégémonie s’imposera d’elle-même 15 siècles durant, au moins : le punique. Cette variété du phénicien prend place au milieu d’une panoplie de langues. L’antiquité nord-africaine témoigne, en effet, de la présence de  variétés dites libyques, mais aussi de l’hébreu, du copte, du syriaque, du grec, du persan, et bien d’autres langues (africaines, notamment) dont on a perdu trace.  
Le succès de la langue phénicienne au Maghreb tient à la puissance civilisationnelle de Carthage, mais aussi à son appartenance à l’aire sémitique, ce qui la rapproche des langues autochtones qui lui préexistaient. 
Les formes d’organisation et de communication avec les populations locales ont, longtemps, permis à Carthage de gagner respect et loyauté. Les autochtones vivaient en relative autonomie ; certains se laissèrent intégrer par la langue et les valeurs carthaginoises, d’autres, à l’instar de la Numidie, auraient préféré conserver leur autonomie, dit-on. Cependant, l’expérience numide, qui n’aura duré qu’un siècle et demi, témoigne d’un recours à la langue punique comme langue officielle et pour frapper monnaie.
Ce qui nous invite à largement réviser les mythes que l’on nous sert de nos jours. Après l'effondrement de Carthage (an-146) et durant la domination de l’Empire romain, le profil linguistique a bien peu bougé. Il est largement attesté que le punique a bel et bien survécu en Afrique du Nord – plus à la campagne que dans les centres urbains, selon Saint Augustin. Et cela quasiment jusqu’à l’arrivée des Arabes, autour du VIIe siècle ap. J.-C. Ni la langue romaine ni le grec ne sont parvenus à évincer le punique qui, notons-le, tout de même, a troqué son alphabet contre l’écrit latin ; ce que confirment aussi bien les traces écrites de cette période que la latinisation des noms de personnes et de lieux. 
Le libyque, pour sa part, s’est maintenu dans les territoires où des tribus aux alliances anciennes ont su préserver leur autonomie, sans jamais s’imposer aux locuteurs des autres régions. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la rareté des traces écrites (en tifinagh, notamment) pour témoigner d’une couverture conséquente alors que l’humanité entière s’empare de l’écrit – quels qu’en aient pu être les alphabets — plus de deux mille ans avant l’ère numide.
À l’arrivée des diffuseurs de l’Islam, il y a bel et bien eu des poches de résistance, essentiellement byzantines, incluant le court épisode de la Kahina, mais elles n’ont pas fait long feu. Il s’est même produit une osmose que nul historien contemporain n’a pu élucider : une sorte de fraternisation entre les populations locales et les «Arabes». Or, ceci s’explique prosaïquement par le fait que les populations parlaient/comprenaient, majoritairement, une langue sémitique proche de l’arabe : le punique. C’est cela qui a permis d’atteindre une réelle intercompréhension entre les nouveaux arrivants et les autochtones ; ce qui aurait été impossible si la population avait été exclusivement libycophone. 
Un autre facteur aura contribué au succès de cette conversion religieuse massive : le monothéisme était déjà bien ancré dans la culture dominante. De fait, il n’y a pas eu «arabisation», mais islamisation ; contrairement à des mythes savamment élaborés et distillés dans l’épistémè colonial. 
Les punicophones (ou les punicisés)  ainsi que les libycophones ont manifestement préservé leurs langues maternelles tout en intégrant l’arabe à des fonctions tout à fait nouvelles :  les rites religieux islamiques, le fiqh (droit islamique), la grammaire de la langue du Coran (naħw), les récitations du Coran et l’administration islamique introduite par les nouveaux conquérants. Les Arabes, bien peu nombreux pour provoquer une colonisation par la population,  ont passé le relai aux autochtones qui se sont rapidement ralliés à la cause religieuse et ont grossi les rangs des prédicateurs. C’est ainsi que des tribus autochtones se sont vu confier la représentation politique du califat – sans aucune modification notable sur le plan des usages linguistiques au quotidien.
Il est un fait qui échappe fâcheusement aux contemporains : la langue arabe n'a dû (et ne doit encore) sa survie qu’à sa cohabitation avec le néo-punique et le libyque (ou «berbère»). En effet, hormis les fonctions administratives et cultuelles, ce sont les langues maternelles qui prenaient en charge l’essentiel des besoins de communication sociale et de vie culturelle.
 En moins de trois siècles, le néo-punique se refait une santé linguistique en comblant ses lacunes grâce aux apports (sémitiques, donc «absorbables») de l’arabe et s’impose en tant que lingua franca avec ses spécificités lexicales, grammaticales et phonétiques. De nombreux vestiges littéraires des premiers siècles de l’ancrage arabo-musulman en témoignent (adab ez-zajel et malhûn étant les plus connus).
La préservation de la cohabitation des langues autochtones avec l’arabe était déterminante pour le succès des nouveaux conquérants ; en effet, comment expliquer et/ou traduire les messages si cela n’avait pas été le cas ? Ce qui était valable pour le néo-punique l’était également pour le libyque – cela continue, y compris de nos jours. 
Le processus d’individuation linguistique du néo-punique au contact de l’arabe arrive à maturité autour du IX-Xe siècle pour laisser émerger cette «3amiya» qu’il serait plus juste d’appeler maghribi – plutôt que «darija». Les variétés libyques, pour leur part, continuèrent de survivre dans leurs territoires d’origine tout en intégrant – à l’instar de toutes les langues naturelles — des «maghribismes» et des «arabismes» à leurs idiomes. En somme cela fait bien 10 siècles que la forme «maghribie» du punique s’impose au Maghreb : d’abord par une adaptation de l’alphabet arabe — al-khatt al-maghribi —, puis par une production littéraire extraordinaire (adab ez-zajel, al-muwashahat, al-malhûn, etc.), et devient la langue hégémonique des Maghrébins. D’ailleurs, s’il y avait eu arabisation, c’est l’arabe facih que nous parlerions aujourd’hui. 
Or, c’est bien le maghribi (al-3miyya) qui est la langue qui a fait consensus. Cela aussi est un fait d’histoire culturelle maghrébine dont l’occultation (ou la distorsion) est source de bien des confusions et raidissements idéologiques.
 Avec l’avènement de la nation algérienne en tant qu’État souverain, une quatrième langue (en plus du maghribi, du berbère et de l’arabe) vient enrichir le répertoire linguistique maghrébin : le français, langue du dernier colonisateur. La méconnaissance de notre histoire et le poids de celle que nous auront vendue les idéologues du colonat français conduisent la politique linguistique nationale vers des écueils aux blessures profondes. Après l’indépendance, ni le maghribi (darija)  ni le berbère ne sont retenus. Le français et l’arabe se partagent le territoire linguistique officiel. Il aura fallu attendre 2002 pour que les variétés maternelles libyques soient reconnues en tant qu’entité dite «tamazight» — étiquette qui renvoie non pas à une langue maternelle, mais à une construction bureaucratique qui fait fonds sur un symbole bien ancré. Quant à la langue consensuelle et dont la littérature millénaire (et écrite !) est pourtant disponible et accessible, elle se voit refuser tout statut  par les défenseurs du temple arabo-islamique. Mais aussi par une frange importante des berbérophones qui craignent une «contamination linguistique» alors qu’avec l’arabe classique, une sorte de sérénité s’est installée. Les luttes pour la démocratie l’ignorent totalement. Et les gens expriment leur «haine de soi» linguistique… en langue maghribie, essentiellement («hadi guè3 mâchi loughâ») ! Le système scolaire a inculqué aux enfants ce sentiment de dévalorisation linguistique et, hormis tamazight et l’arabe classique, la défense de la darija s’exprime en fuite en avant «politiquement correcte». Quant au nombre d’experts linguistes spontanés, il est probablement l’un des plus élevés au monde...
Il est vrai que la référence à l’histoire est revendiquée çà et là. Mais il s’agit d’une histoire révisée et fantasmée. Le maghribi, langue effectivement consensuelle du Maghreb, est présenté injustement comme de l’arabe souillé alors que c’est une langue sémitique au même titre que l’arabe et tant d’autres. Elle a ses codes grammaticaux, son vocabulaire et ses lettres de noblesse. La reconnaissance de tamazight est à la fois une victoire symbolique et un champ d’illusions pour les locuteurs berbérophones, car tamazight n’est la langue maternelle de personne. De fait, nous assistons à ce que nous pourrions appeler un «leurre linguistique» qui sert de substitution aux langues berbères maternelles et historiques. Là est un autre drame dont les retombées pourraient être encore plus terribles. D’ores et déjà, c’est cet anachronisme qui alimente le ferment de révolte des jeunes gens kabylophones qui se voient frustrés de takbaylit au nom d’un symbole linguistique.
Ce leurre apparaît au grand jour dès que l’on voit des kabylophones désolés de ne pas comprendre le journal télévisé en  tamazight ou cette littérature de laboratoire qui fleurit depuis quelques années. Un linguiste national (Pr. A. Dourari) parle d’une «novolangue» en rupture avec la réalité des échanges berbérophones natifs, au quotidien. Cette frustration est pour l’instant refoulée au bénéfice d’une idéologie pan-berbériste – mais rien ne changera sa nature de bombe à retardement. Le dépassement viendra de la reprise en main, par les locuteurs natifs, de leurs langues maternelles et du rejet du leurre qu’on leur fait miroiter. Les processus de planification linguistique reposent sur bien d’autres méthodologies (éprouvées) que celles qui ont cours actuellement et qui, devant l’échec massif de l’aventure (Cf. le vidage des classes de tamazight en Kabylie même), évoquent une généralisation/obligation du leurre. On le voit, les deux aires linguistiques maternelles souffrent d’un même type de rapport diglossique. Le maghribi, pour sa part, n’attend qu’une simple reconnaissance officielle. Toute société humaine se pérennise et préserve sa cohérence en puisant dans sa culture. La reconnaissance institutionnelle des deux langues maternelles aura un double effet : 1. Elle rétablira un équilibre entre locuteurs des deux grandes aires linguistiques maternelles ; 2. elle assurera à la citoyenneté, en cours de gestation, de s’établir et de s’épanouir.
C’est en renouant avec notre histoire effective que nous nous inscrirons à nouveau dans ce sillage multimillénaire qui nous a forgés jusqu’à nous permettre aujourd’hui, en locuteurs libres, de nous interroger sérieusement sur notre avenir en tant que société humaine.
A. E.

(*) Linguiste. Auteur de Après tamazight, le maghribi (darija). Éd. Franz Fanon, 2020.

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