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Rubrique Contribution

L'Union européenne sous le prisme de l'ordolibéralisme

Par Amirouche Moussaoui

«L'histoire de cette illusion ne peut, en définitive, se comprendre sans le souvenir de ce qu'avait été l'intense volontarisme européen de l'entre-deux-guerres, cette hâte à faire l'Europe à tout prix ou peut-être cette hantise de ne pas la voir se faire, afin de conjurer qui le déclin national, qui l'impasse du socialisme, qui l'impuissance de l'Etat, pour tous la menace de la guerre.»
(Bernard Bruneteau, Les «Collabos» de l'Europe nouvelle)

Six Etats se sont mis d'accord pour réguler la production et la distribution de l'acier et du charbon, produits nécessaires pour la reconstruction du Vieux Continent qui vient d'être ravagé par la Seconde Guerre mondiale. Ces pays viennent de signer le traité de Paris de 1951 qui sera le premier d'une série d'autres traités tout au long de plus d'un demi-siècle de négociations pour aboutir à l'Union européenne (UE) que l'ont connaît aujourd'hui. 
Une forme d'intégration économique et monétaire de 27 pays et une zone de 19 qui adoptèrent l'euro comme monnaie unique avec des institutions supranationales mais inachevées pour former l'Europe sociale espérée par les uns ou l'Europe fédérale souhaitée par d'autres. 
Par ailleurs, la crise financière de 2008, par sa violence et sa profondeur — qui a inégalement frappé les pays de l'Union—, a failli anéantir ce projet original. 
Les résultats immédiats de la politique agricole des années 1960, l'euphorie de la mise en circulation de l'euro et l'espérance en une ère de prospérité perpétuelle ont laissé place à de sombres perspectives dessinées depuis la grave crise financière et qui ne semblent pas présager un heureux épilogue. 
La résurgence de vieilles tensions et autres antagonismes d'un douloureux passé — ravivés lors de cette crise — a été l’un des mobiles de contestation de l'Union dans ses fondements et ses finalités. Le traitement de la crise grecque et la sortie du Royaume-Uni (Brexit) ne seraient que l'amorce d'une nouvelle étape mais semée de bien d'incertitudes. 

Des traités entre le déficit budgétaire et le déficit démocratique ! 
Au lendemain d'une guerre dévastatrice pour les pays de l'Europe, des négociations ont été menées pour unir les peuples afin que cette expérience destructrice ne se reproduise plus. De là a ré-émergé alors «l'idée révolutionnaire» d'une union européenne.
Si le processus des négociations n'a pas abouti à l'incarnation de l'Europe politique, il s'est en revanche cristallisé dans des avatars économiques stratifiés et agglomérés dans des traités : le Traité de Paris de 1951 instituant la Communauté économique de l'acier et du charbon (CECA) — deux matières considérées comme étant des facteurs de la guerre récente — signé entre six pays : la République fédérale d'Allemagne (RFA), la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et la Hollande.
Puis six ans après, les mêmes pays récidivent pour signer deux autres traités connus sous le nom de Traités de Rome. Le premier institue la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) et le second la Communauté économique européenne (CEE). Ce dernier, appelé aussi marché commun, est considéré comme l'un des traités les plus importants et l'un des actes fondateurs de l'Union européenne, puisqu'il a non seulement élargi le champ de la coopération à une union douanière mais il a, irréversiblement semblait-il à l'époque et à juste titre, jeté les bases de politiques communes (commerciale, agricole et des transports). S'il prévoit la mise en œuvre de la libre circulation des marchandises, des capitaux et de la main-d’œuvre et fixe les règles de la concurrence libre et non faussée, il reporte sine die les questions de politiques économique et monétaire communes. Celles-ci seront abordées au début des années 1990 avec le Traité de Maastricht qui conduira en 1999 à l'avènement de la monnaie unique, l’euro.
C'est dans le traité de Maastricht que l'on peut trouver parmi les innombrables et encombrantes règles déjà fixées, les plus connues et non moins critiquées comme celles qui limitent le déficit budgétaire à 3% du produit intérieur brut (PIB) et la dette publique à 60% du PIB. 
La finalité de ces règles ainsi conçues, plutôt sentencieusement dogmatiques, est d'éviter les crises et de mener à la convergence des politiques budgétaires des gouvernements de l'UE. Le démenti le plus cinglant à une telle doxa vient de l'Espagne. Un pays qui a été scrupuleusement respectueux des critères de Maastricht. Au début des années 2000, une énorme bulle immobilière s’y est formée. 
Elle a entraîné le pays dans une crise économique des plus aiguës dont il ne s’est pas encore sorti. 
En plus des six membres fondateurs, d'autres pays ont rejoint l'UE. Il s'agit de l'Autriche, l'Espagne, la Finlande, la Grèce, l'Irlande et le Portugal. Ils créent la Banque centrale européenne (BCE) pour mener une politique monétaire unifiée, mettent en circulation l'euro en 2002 et s'engagent à gérer leurs économies selon des règles communes. Comme le déclara le ministre français des affaires étrangères dès 1950, «l’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait».(1)
En approfondissant la construction de l'Union et en transformant la CEE en Union européenne, le traité de Maastricht souleva en même temps appréhensions et réticences. 
La Grande-Bretagne conserve sa livre sterling et n'adopte pas l'euro. Elle a acquis l'option de retrait (opting-out) qui lui permet de grignoter des avantages spéciaux et de ne pas respecter certaines règles des traités. Du rabais dans sa contribution financière au fonctionnement de l'Union et le fameux «I want my money back» de M. Thatcher jusqu'à l'inéluctable Brexit. Au Danemark, le Traité est rejeté, et au fil des ans, il est devenu le symbole d’une Europe des élites économiques et politiques coupées des peuples. Ces derniers ne se privent pas de l'exprimer à chaque occasion électorale et référendum populaire concernant les questions de l'UE.
À partir de Maastricht, les dirigeants de l'Union ont désormais pris l'habitude de contourner le rejet populaire des politiques européennes. Traité de Nice rejeté par les Irlandais, traité constitutionnel (1995) rejeté par les électeurs français et hollandais, traité de Lisbonne à nouveau rejeté par les Irlandais. À chaque fois que les électeurs des pays de l'UE se prononcent contre les questions concernant la construction de l'Union, on a tendance à les faire revoter jusqu’au «oui» majoritaire (référendums en Irlande et au Danemark) voire de faire voter par les parlements ce qu'a été refusé par les peuples (référendum constitutionnel refusé en France en 2005, rebaptisé traité de Lisbonne et ratifié par le Parlement en 2009). Cette pratique a, en quelque sorte, pétri les mœurs politiques européennes. Ainsi, Tony Blair —ancien Premier ministre du Royaume-Uni de 1997 à 2007 — se permet de réclamer, deux ans après le non du référendum de juin 2016, un second vote sur le Brexit.
En 2011, la troïka (BCE-Commission européenne-FMI) a interdit au Premier ministre grec de soumettre au référendum populaire le plan d'ajustement structurel proposé à la Grèce par ses créanciers au moment où le pays sombrait dans une crise profonde et durable. Le Premier ministre a finalement abandonné son idée de référendum et démissionna une semaine plus tard.
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, résume les limites quant aux choix des peuples dans l'Union européenne : «Dire que tout va changer parce qu'il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c'est prendre ses désirs pour des réalités (…) Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens.» (2)
Un sondage réalisé par Eurobaromètre en novembre 2015 donne 54% d'électeurs européens estimant que leurs voix ne comptent pas dans les décisions et les orientations de l'UE. La désaffection de l'électorat aux rendez-vous européens est édifiante et ces gouffres d'abstention qui défigurent la démocratie s'approfondissent de plus en plus. Le taux de participation aux élections européennes de 1970 était de 62%, il n'est que de 42% en 2014. 
On ne compte plus les réactions des médias illustrant l'inquiétude ou bien le mépris des élites politiques et économiques que suscitent les résultats des votes des peuples. Cette une du Der Spiegel du 6 juillet 2015, au lendemain du référendum grec, en est une pépite médi tique : «Si quelqu’un voulait encore une preuve du danger que font peser les référendums sur le fonctionnement des démocraties modernes, la voilà.» Avec Herman Van Rompuy, ancien président du Conseil européen, la charge prend une tonalité autoritaire quand il assène que le référendum britannique sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne est «la pire décision politique depuis des décennies».

Eurogroupe : un monstre institutionnel
L'Eurogroupe est la réunion informelle des ministres des Finances de pays membres de la zone euro. Son existence est à peine signalée en quelques lignes dans le traité de Lisbonne : «Les ministres des États membres dont la monnaie est l’euro se réunissent entre eux de façon informelle. Ces réunions ont lieu, en tant que de besoin, pour discuter de questions liées aux responsabilités spécifiques qu’ils partagent en matière de monnaie unique.» À l’absence de règles et de procédures légales de son fonctionnement, s'ajoute l'opacité dans la prise de décision. Dans le saisissant récit qu'il fait de son expérience de ministre des Finances chargé des négociations avec les créanciers de la Grèce, Y. Varoufakis qualifie l'Eurogroupe de «monstre». Intarissable sur le sujet, il ajoute : «L'Eurogroupe est une créature intéressante. Il n'a aucune base légale dans les traités européens et pourtant c'est le lieu où sont prises les décisions les plus cruciales pour l'Europe.» À la fin de sa première réunion avec ses homologues européens, surpris, le ministre grec découvre qu'il n’y a «ni minutes, ni enregistrements, ni procès-verbal». Pourtant les décisions de l'Eurogroupe, confie-t-il, impactent directement la vie quotidienne des 340 millions de citoyens des pays où circule l'euro.

L'ordolibéralisme comme soubassement idéologique 
De conception allemande, l'ordolibéralisme est l’idéologie économique dominante en Europe. Il reprend la philosophie économique adoptée par l’Allemagne et imposée aux institutions européennes. Tendant à sacraliser les principes de la libre concurrence et de la stabilité monétaire et à mettre au premier plan le respect des règles de droit. Il s'agit d'une sorte de politique économique gravée dans des règles ou des lois qui garantissent le bon fonctionnement du marché. 
Cette conception a abondamment abreuvé la construction européenne et truffé les institutions de l'UE pour aboutir à une stricte orthodoxie budgétaire gravée dans les lois et des règlements.
Cette théorie économique est conçue et élaborée par trois universitaires allemands — un économiste, Walter Eucken, et deux juristes, Franz Böhm et 
Hans Grossmann-Dörth — dans le sillage des turbulences des années 1930 et le contexte de la désastreuse hyperinflation des années 1920 (un dollar valait 240 marks en juillet 1922, six mois après, il coûtait 49 000 marks !) qu'a connue ce pays avant de connaître le nazisme. Hyperinflation, démesurée, elle devient trauma national que l'élite allemande a tenu à faire partager avec l'ensemble des pays de l'UE. 
Les théoriciens de l'ordolibéralisme privilégient des règles strictes et de l'action forte et cadrée des pouvoirs publics en faveur de la stabilité de la monnaie.
Les néolibéraux récusent toute ingérence de l'Etat dans la sphère économique et conçoivent le marché comme seul et unique régulateur de l'activité économique. Conception que les tenants de l'ordolibéralisme partagent totalement. Mais ces derniers attribuent à l'Etat une tâche purement technique, le chargeant d'assurer le respect des règles d'une concurrence libre et non faussée. Ainsi l'article 3 du traité de Rome stipule «un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux» et «un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché intérieur». 
À l'Etat est confiée donc la mission de circonscrire un cadre juridique favorable au libre-échange et borné de règles constitutionnelles strictes et rigides afin de contraindre les gouvernements à agir en faveur de la liberté du marché et de la concurrence libre et non faussée. 
Certains dirigeants des institutions européennes affichent allègrement leur adhésion à une telle doctrine. Au Financial Times, le président du Conseil européen, Donald Tusk, affirme : «Si je cherche quelque chose d’inspirant au niveau économique (…), la meilleure école de pensée, c’est les soi-disant ordolibéraux en Allemagne (…) Ceci, pour moi, est la source de pensée qui peut s’avérer très utile pour aujourd’hui.» Mario Draghi abonde dans le même sens en déclarant que l’institution monétaire de la BCE qu'il préside s’en tient aux règles de l’ordolibéralisme qui est «l’adhésion aux principes d’un marché ouvert où règne la libre concurrence permettant une allocation efficace des ressources».

La question monétaire : de Bretton Woods à l'euro
Avant que la BCE ne soit au-devant de la scène, la question monétaire demeurait au second plan dans la construction du projet européen jusqu'à la fin du système monétaire international issu des accords de Bretton Woods de 1946. Un système monétaire international d'après-guerre qui a consacré le dollar américain comme moyen de paiement international et la seule monnaie convertible en or. Cela a assuré provisoirement la stabilité du système.
Mais manifestement, le déficit commercial chronique des Etats-Unis, à partir des années 1960, a provoqué une perte de confiance dans le dollar américain. Raison pour laquelle le système de Bretton Woods est abandonné à partir du 15 août 1971 sur une décision unilatérale du gouvernement des Etats-Unis d'Amérique. 
S'ouvre alors une nouvelle ère dans les échanges internationaux, celle des changes flottants où la valeur d'une monnaie, par rapport aux autres, est laissée au gré de l'offre et de la demande.
Pour contourner le désordre monétaire, amplifié par le choc pétrolier de 1973, la Communauté économique européenne (CEE) a tenté de limiter la volatilité des monnaies de ses membres en instituant un mécanisme de change fixe entre elles (monnaies) appelé serpent monétaire européen. À la même période, le Fonds de coopération monétaire européen (Fecom), l'ancêtre de la BCE, a été créé. Ce fonds est chargé de la coopération des banques centrales et de la stabilité des taux de change.
En revanche, ce système devient à son tour intenable en raison de fortes variations et des dévaluations en cascade des monnaies causées par la libre circulation des capitaux. Par conséquent, le dispositif instauré atteint ses limites et perd toute viabilité.
Pour éviter ces dévaluations continuelles, à partir de 1978, est envisagé un nouveau mécanisme qui est passé dans la postérité pour être le Système monétaire européen (SME).
Dans le cadre du SME, une monnaie est conçue pour servir de compte, appelée ECU (European Currency Unit). C'est un «panier» de monnaies nationales défini proportionnellement au poids économique de chaque pays dans la Communauté européenne. La valeur de chaque monnaie est fixée par rapport à l'ECU. Les banques centrales sont tenues d'intervenir chaque fois qu'une monnaie du SME est en passe de sortir des limites qui lui ont été fixées. Quoique les deux systèmes, le serpent monétaire et le SME, soient le fruit de compromis des visions différentes du rôle de la monnaie et des institutions monétaires des pays de la CEE, les négociations ne cesseront pas autour des question monétaires — l'Allemagne et la France en sont les principaux protagonistes — jusqu'à former ultérieurement la zone monétaire de l'euro. 

Allemagne-France : monnaie unique contre réunification
Les différences de situations et de politiques économiques mises en œuvre dans chacun des pays européens ont mis à mal le SME.(3)
La France avait déjà connu, à l'arrivée des socialistes au pouvoir en 1981, trois dévaluations et un contrôle des changes suite aux attaques des marchés financiers qu'a subies le franc français. Le gouvernement socialiste a rudement été acculé à renoncer à la réalisation de son programme de relance économique. 
La parade était de trouver un compromis avec l'Allemagne et d'enclencher rapidement le processus de l'adoption de la monnaie unique pour «clouer les mains des spéculateurs sur la table de l'euro», selon la formule du président français F. Mitterrand. La contrepartie était la réunification de l'Allemagne qui se réalisa en 1992 alors que l'euro est adopté par onze pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal) et mis en circulation à partir de janvier 2002.
La réunification de l'Allemagne a relancé l'économie du pays, ce qui a provoqué une hausse de l'inflation.(4) La réaction de la Bundesbank (Banque centrale allemande) était d'élever les taux d'intérêt. De peur d'assister impuissamment à une fuite des capitaux vers l'Allemagne et la dépréciation de leurs monnaies face au mark, les pays voisins ont relevé également leurs taux d'intérêt pour culminer à 11% en 1992 et s'aligner sur ceux de l'Allemagne.
Pour neutraliser la spéculation subie par les monnaies européennes, la CEE adopte la solution de la monnaie unique à cette étape de l'édification des institutions du projet européen. Ce dénouement est consacré par le traité de Maastricht de 1992 où les statuts de la Banque centrale européenne furent annexés.
Au demeurant, cette nouvelle configuration monétaire ne contient pas moins de problématiques. Car les gouvernements sont dépourvus de l'outil budgétaire pour la conduite de leurs politiques économiques. Les déficits publics ne sont pas admis au-delà de 3%.
Avec l'euro et la BCE, les gouvernements sont également délestés de l'outil monétaire (taux d'intérêt et taux de change) puisque la monnaie est du ressort de la BCE. 

La BCE ou le monétarisme chimiquement pur
La Banque centrale européenne (BCE) est la banque centrale commune à l'ensemble des pays ayant adopté l'euro. En théorie, la BCE est une institution indépendante, ne recevant d'instruction ni du pouvoir politique ni des États membres de l'Union européenne. Cette indépendance est consacrée par le traité de Lisbonne. 
Chargée de conduire la politique monétaire des pays de la zone euro, la stabilité des prix demeure l'objectif prioritaire, sinon l'unique objectif, qui lui a été assigné. C'est-à-dire contenir l'inflation à un taux inférieur ou proche de 2% tel qu'il est inscrit dans l'article 2 des statuts de la BCE. 
Le poids de l'ordolibéralisme se fait sentir fortement dans le fonctionnement de la BCE, créée en 1998 sur le modèle de la Banque centrale allemande. 
Lors de la crise financière de 2008, contrairement à la Réserve fédérale américaine, à la Banque centrale de la Grande-Bretagne ou celle du Japon qui sont venues à la rescousse de leurs Etats respectifs en mettant à leur disposition les liquidités dont ils ont besoin, la BCE s'est arc-boutée à son objectif premier. Elle s'est échinée à ne pas outrepasser les règles qui lui sont fixées dans les traités avant de changer d'attitude, forcée d'innover dans l'urgence face à l'ampleur de la crise et à la situation délétère de la zone euro.
Effectivement, la BCE a, mais avec beaucoup d'hésitation, élargi les conditions de son champ d'intervention en baissant son taux directeur à un niveau proche de 0% et en mettant à la disposition des banques une quantité considérable de monnaie. Ces nouvelles mesures — non conventionnelles — adoptées ont déclenché les hostilités des ordolibéralistes. Deux Allemands, Jürgen Stark et Axel Weber, l'ont clairement signifié en démissionnant de leurs postes respectifs  d'économiste en chef de la BCE et de président de la Banque centrale allemande. 
Ce virage inédit dans l'histoire de la BCE est réaffirmé dans le fameux discours du président de la BCE de juillet 2012 quand il indiqua qu'il fera tout pour sauver l'euro «quoi qu'il en coûte», y compris faire tourner la planche à billets à plein temps. 
La Banque centrale européenne est issue de tractations et de la confrontation de visions différentes et parfois antagoniques dans un contexte idéologique saturé par le renouveau des thèses monétaristes et la prolifération de zones de libre-échange. Sa création a coïncidé avec la promotion de la libre circulation des capitaux dans le monde et au moment où l'ordolibéralisme s'est définitivement incrusté dans la gestation des institutions européennes. 
La crise financière aiguë, qui a foudroyé les pays de la zone euro, a pointé du doigt les limites du fonctionnement de la BCE, de ses missions et attributions et remis en cause ses fondements doctrinaux et ses inspirations idéologiques.

Un œil sur la Méditerranée :
«Pour nous tous, même quand nous n'y avons jamais vécu»

Dans le sillage de l'effondrement du bloc de l'Est et la reconfiguration des relations internationales, la communauté européenne tente de réorganiser ses rapports avec les pays de la rive sud de la Méditerranée. 
Dès la réunification de l'Allemagne, une charte est signée à Paris en 1990 par 34 pays pour «une nouvelle ère de démocratie, de paix et d'unité». 
L'année 1995 a vu le lancement du Processus de Barcelone, conçu comme cadre structurant les relations de l'UE avec ses voisins du sud de la Méditerranée et dont l'objectif est de constituer une zone de libre-échange. 
Un constat d'échec et un bilan «lamentable» sont entérinés à l'occasion du dixième anniversaire du lancement du processus de Barcelone. L'élan optimiste d'une «prospérité partagée» entre les deux rives est hypothéqué par les reculs et les lenteurs des réformes institutionnelles et économiques.
En effet, l'élargissement de l'UE aux pays de l'Est a, à un moment, détourné l'Union de son projet euro-méditerranéen. Dans le cadre des accords de Barcelone, le partenariat était consacré comme une innovation conceptuelle prometteuse. 
Ces accords intègrent la dimension régionale comme espace de libre-échange entre les deux rives. 
Ces deux éléments (partenariat et dimension régionale) ont laissé place à un bilatéralisme excessif érigé comme principe de la Politique européenne de voisinage (PEV) lancée en 2004 pour encadrer les relations de l'Union avec 14 pays partageant avec elle une frontière maritime ou terrestre.
L'Union pour la Méditerranée (UpM), héritière des échecs des accords de Barcelone et de la Politique européenne de voisinage (PEV), est une initiative française qui, à sa conception en 2007, était initialement destinée à réunir les pays riverains du Bassin méditerranéen. De vives critiques ont été formulées par les autres pays de l'Union, surtout par l'Allemagne. Le projet est perçu comme un désengagement progressif de la France de l'Union européenne et le risque d'éclatement de l'UE a été évoqué. 
Esquissée sur le modèle de l’intégration européenne, il était donc question de cheminer vers une «union méditerranéenne». Le projet est présenté, du côté français, comme une alternative à l’adhésion de la Turquie à l'UE et une offre à ce pays d'un rôle important pour faire avancer l'idée d'une union des pays méditerranéens. 
De l'Union de la Méditerranée, les négociations ont abouti en 2008 à la création d'une Union pour la Méditerranée (UpM). Ce n'est pas un simple glissement sémantique, loin s'en faut. L'UpM est constituée de tous les pays membres de l'UE et 14 autres de la rive sud de la Méditerranée. Elle s'inscrit dans le prolongement du processus de Barcelone comme l'indique la déclaration finale «Processus de Barcelone : l'Union pour la Méditerranée». En revanche, pour rendre le partenariat euro-méditerranéen «plus visible est plus concret», l'action est recentrée sur des projets jugés stratégiques (dépollution de la Méditerranée, plan solaire méditerranéen, etc.).
En définitive, le partenariat, ainsi tracé depuis Barcelone, s'est réduit au libre-échange favorable surtout aux pays de l'UE. L'espace sud-méditerranéen n'est conçu que comme zone de consommation. La place centrale prise par le commerce au détriment de tous les autres domaines a fini par oblitérer tout le processus.
Les investissements européens demeurent limités en termes de secteurs (énergie, télécommunications, tourisme) et confinés dans peu de pays (Israël, Turquie). L’ouverture des marchés a été marquée particulièrement par l’afflux de produits européens chez les pays de la rive sud du Bassin méditerranéen. Les échanges commerciaux restent déséquilibrés et aggravent pernicieusement une dépendance déjà significative vis-à-vis de l'UE. 
Un rapport du Pnud signale les multiples barrières que l’UE dresse autour de certains de ses secteurs économiques, en particulier l’agriculture, au désavantage de ses partenaires. En tout état de cause, l’Union européenne maintient ses aides au secteur agricole, évaluées à 55 milliards d’euros, afin de bloquer les prix des produits alimentaires à un niveau bas et défier la compétitivité des autres pays.
La promotion des réformes économiques censées briser la bureaucratie institutionnelle et les rigidités réglementaires est loin du succès escompté. Plus prosaïquement encore, la suppression des tarifs douaniers, préalable à la zone de libre-échange, a induit des réductions des recettes des États. Les services de la douane ont évalué pour l'Algérie, un manque à gagner cumulé de 700 milliards de dinars ces onze dernières années (équivalant au double du budget annuel de l'Enseignement supérieur). 
Quant aux investissements directs étrangers (IDE), présentés comme la panacée pour tirer les pays du Sud vers le haut, ils n'ont, pour ainsi dire, pas décollé. Ils demeurent insignifiants, ne dépassant pas 1% du total des IDE européens. 

L'effritement ou le fracas !
À l'origine, l'Union européenne s'est constituée pour conjurer les guerres récurrentes qui ont ravagé le Vieux Continent. Le dernier conflit mondial en date a été généré par des tensions, entre pays européens, exacerbées par des gouvernements nationalistes et chauvinistes. Les traités instituant cette union économique et monétaire ont sacralisé et gravé dans le marbre les principes de concurrence et de stabilité monétaire. Ils ont fini tout de même par malmener ostensiblement la démocratie et la souveraineté des peuples. Tirant les enseignements de l'hyperinflation des années 1920, du chaos économique et social qu'a connu l'Allemagne à la même époque avant la montée du nazisme, des intellectuels allemands édifient les fondements théoriques de l'ordolibéralisme qui imbibera les traités du projet européen et finira par plomber l'ensemble des institutions de l'Union. La puissante Banque centrale européenne (BCE) en est amplement imprégnée. Conçue sur le modèle de la Bundesbank (la Banque centrale allemande), dotée d'une vision anachronique et concentrée uniquement sur la stabilité des prix, elle s'est révélée trop rigide face à la crise financière de 2008. En persévérant obstinément à respecter son strict mandat de contenir l'inflation, tout au moins au début de la crise, la BCE a étalé un attachement suranné au dogme monétariste, une constante vénération du marché et une croyance aveuglée en l'infaillibilité de ce dernier dans l'allocation des ressources. 
L'euro était conçu comme accélérateur d'une Europe intégrée et une espérance de prospérité et de paix durable. Il s'est imposé comme la sortie de l'impasse des systèmes monétaires européens et une solution au désordre des changes flottants. Frédéric Lordon parle de malfaçon et J. Stiglitz de «projet monstrueux consistant à greffer une monnaie commune à des sociétés ayant des économies différentes». À l'occasion du 60e anniversaire du Traité de Rome, Jacques Delors — ancien président de la Commission européenne — admet, pour sa part, que le projet européen traverse «l'une des périodes les plus difficiles de son histoire» et l'institut qui porte son nom reconnaît que «dans sa forme actuelle, l'euro n'est pas viable à long terme».
Ayant le monopole de la politique monétaire, la Banque centrale européenne a privé les gouvernements d'un instrument de stimulation de la consommation et de l'investissement. 
Ligotés par le pacte budgétaire inscrit dans les traités, les pays de l'UE ont été incapables de mener une politique de relance économique. L'expérience du gouvernement grec démontre que l'austérité est la seule politique permise par les traités européens. 
Une décennie après la crise financière de 2008, le bilan de l'Union européenne est désastreux. Les pays de l'UE ont vu leur situation empirer par rapport à celle du début de la crise. Que ce soit du point de vue de la soutenabilité de la dette, du chômage ou de la croissance.(5)
Deux mois avant la signature du Traité de Rome (1957), un député du nom de Pierre Mendès France intervient devant l'Assemblée française. Écoutons-le dans ce passage où se trouve déjà exposée l'idée de l'Europe dissociée de l'idée démocratique : «Le projet du marché commun, tel qu'il nous est présenté, est basé sur le libéralisme classique du XXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L'abdication d'une démocratie peut prendre deux formes. 
Soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme ‘‘providentiel’’. Soit [elle recourt] à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique. 
Car au nom d'une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale.»(6) 
En somme, les fissures dans l'architecture institutionnelle européenne sont apparues bien avant la crise financière de 2008. Les traités constitutifs de l'Union ont chronologiquement tendu à installer l'UE dans un cadre néolibéral et consacrer la prédominance de la finance au détriment des choix des peuples.
Dans nombre de pays membres de l'UE, l'extrême droite est en progression (Autriche, Hongrie, Italie, Pologne, République tchèque, Slovaquie) et des gouvernements nationalistes et xénophobes sont déjà entrés en dissidence. 
Il est probant qu'il y a péril en la demeure européenne.
A. M.

Notes

  1. Libération du 21 juin 2005.
  2. Le Monde diplomatique de juin 2015.
  3. Les pays, qui subissent une inflation relativement faible et un taux de chômage élevé auraient dû baisser les taux d'intérêt bancaire pour soutenir les investissements et l'emploi. En fait, ils étaient devant un dilemme : baisser les taux d'intérêt mais subir la fuite des capitaux ou bien endurer la spéculation sur leurs monnaies et la volatilité des taux de change en sortant du SME.
  4. En Allemagne, l'inflation qui n'était que de 1,3% en 1988, atteint 5,1% en 1992. Les taux d'intérêt étaient de 4,3% en 1988, ils s'élèvent à 9,5% en 1992.
  5. De 2007 à 2015, le rapport de la dette par rapport au PIB est passé de 36% à 99% pour l'Espagne, pour la Grèce de 103% à 178%, Chypre de 54% à 109% et l'Irlande de 24% à 95%.
  6. Marianne du 25 mars 2017.

Quelques références bibliographiques
J.-M. Harribey, E. Jeffers, J. Marie, D. Plihon, J.-F Ponsot, La monnaie, enjeu politique, Éditions du Seuil, 2018.
Coralie Delaume, David Cayla, La fin de l'Union européenne, Michalon, 2017.
Frédéric Farah, Europe, la grande liquidation démocratique, Bréal, 2017.
Yanis Varoufakis, Conversations entre adultes, Les Liens qui Libèrent, 2017.
Joseph E. Stiglitz, L'euro, comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe, Les Liens qui libèrent, 2016.
Edwin Le Héron, À quoi sert la Banque centrale européenne, La documentation française, 2016.

 

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