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Rubrique Contribution

Le modèle culturel sportif algérien Ou comment produire «l’obscurantisme sportif»

Par Belkacem Lalaoui
«La culture, dans ses phases primitives, est jouée. Elle ne naît pas du jeu comme un fruit vivant qui se sépare de la plante mère, elle se déploie dans le jeu et comme jeu.»
(J. Huizinga)


Le sport en général, et le sport spectacle en particulier dans son incroyable richesse et complexité est susceptible de produire les meilleurs et les pires effets, selon qu’il représente un puissant moyen de culture, un outil social du «processus de civilisation», ou, au contraire, un instrument d’aliénation avec un retour aux instincts d’agressivité et au chauvinisme grégaire ; c’est-à-dire une régression vers les formes barbares de la culture et de l’autodestruction de la raison humaine. Comprendre le sport en tant que fait social majeur de notre temps, et les valeurs qu’il représente, consiste à saisir le système de relations que celui-ci entretient avec le système culturel dans son ensemble, et les caractéristiques structurales de la société dont il est issu. Il existe, en effet, nécessairement, une analogie structurelle profonde, une liaison organique entre l’organisation et le fonctionnement d’un type de société et l’activité culturelle qu’est le sport, qui s’imprègne du principe de cette organisation et de ce fonctionnement. Ce sont, là, deux manifestations étroitement liées qui permettent de porter une réflexion sur le phénomène sport, qui reste porteur d’un message particulier : celui du schème des valeurs, qui modélisent une société moderne ordonnée, réglée et hiérarchisée.
Dans ce cadre, et de l’avis de nombreux acteurs engagés dans le mouvement sportif, le sport institué algérien n’assure plus sa véritable fonction d’éducation et de formation au sein de la société. Autrement dit, et en termes plus simples et plus précis, il ne constitue plus un élément de la politique éducative et culturelle. Ce n’est plus une construction éducative et culturelle effective : un creuset éducatif au potentiel riche où on façonne le corps et le caractère de la jeunesse. En fait, le sport algérien n’est plus investi d’une quelconque valeur éducative : il n’idéalise plus, dans sa pratique quotidienne, une certaine conception de la dynamique sociale et du bien vivre ensemble. Bien au contraire, il est réduit à une simple activité physique et technique pleine de manques et de défauts, dépravée par l’argent, qui participe à alimenter des formes d’excès en tout genre au sein de la société.
N’ayant pas fait l’objet d’une prise en charge totale d’encadrement et de réglementation par les institutions d’éducation et de formation, le sport algérien s’est soldé de manière générale par un échec. On ne sait plus, aujourd’hui, en quoi il consiste, qui le détient et où il se trouve ? Même l’école, en tant qu’institution d’Etat, n’assume plus sa fonction décisive d’égalité des chances dans l’accès à la pratique sportive.
C’est une institution, qui ne participe plus à «rendre les corps robustes, les esprits éclairés et les cœurs honnêtes».
Confrontée à une routinisation mortifère, elle n’est plus le lieu privilégié d’expérimentation et de créativité où l’on travaille les qualités corporelles de l’enfant. Elle est loin d’offrir une éducation sportive à tous les jeunes de la nation et ce, afin de produire des corps en excellente santé, mettre l’accent sur les valeurs morales et sociales de la participation, et inculquer les valeurs de fair-play et de sportivité. Ainsi, le processus de démocratisation dans l’accès à la culture sportive scolaire et universitaire dans ses acceptions les plus simples (courir, sauter, lancer, nager, etc.) ne repose plus sur un enseignement des sports classiques soigneusement codifiés tels que la natation et l’athlétisme (où les individus se mesurent à eux-mêmes), ou encore les sports collectifs (où les compétiteurs entrent en jeu les uns contre les autres) ; c’est-à-dire deux grandes familles de pratique sportive, qui se révèlent plus ou moins riches de possibilités en deux domaines (technique et tactique), et qui engagent sur le plan de la motricité des modèles corporels différents.

Comment édifier une culture sportive ouverte à l’ensemble des citoyens ?
Aujourd’hui, la culture sportive dite classique, par laquelle se mettent en place les capacités psychomotrices et motrices de l’enfant, ne s’infiltre plus dans notre système éducatif. Jamais autant que durant ces quatre dernières décennies le sport n’a été autant délaissé par l’école, le lycée et l’université, privant ainsi 11 millions de jeunes de pratique sportive. C’est ainsi que les associations sportives, en milieu scolaire et universitaire, ne sont plus à la pointe de l’innovation de la technologie sportive.
Ces deux institutions, au sein desquelles les jeunes trouvent l’occasion d’exprimer leur vigueur musculaire et d’enrichir leurs personnalités, ne jouent plus leur rôle dans la transmission des savoirs, des savoir-faire et des règles ; autrement dit, dans l’apprentissage des fondamentaux pour faire émerger une culture sportive authentique ouverte à l’ensemble des citoyens.
En effet, pour les jeunes qui connaissent l’impossibilité d’exprimer leur identité culturelle de manière positive et de s’affirmer au plan social, le sport peut offrir une voie positive d’affirmation de soi. Or, les moyens de satisfaire ce «besoin d’affirmation de soi», par le biais de la compétition sportive en milieu scolaire et universitaire organisée et encadrée, deviennent de plus en plus difficiles à réunir, à mobiliser et à organiser. Ceci touche toutes les catégories de la jeunesse : écoliers, lycéens et étudiants des cités universitaires, qui sont la couche porteuse de la perfection gestuelle sportive. Ainsi, dans un pays où la culture sportive est établie inégalement, il est alors compréhensible que tous ces jeunes, pour qui l’égalité des chances dans l’accès à la pratique sportive ne représente plus qu’une abstraction, cherchent des «raccourcis» en s’adonnant à des comportements «transgressifs» et «violents» autour du fait sportif.
Ces formes de violence caractérisent tout un répertoire de comportements de l’agressivité, qui se matérialise en agression et en violence à l’égard du sport en général, et des matches de football en particulier. C’est là une occasion pour les jeunes d’exprimer et d’affirmer leur identité, face à un modèle culturel sportif qui les exclut.
En omettant d’introduire dans les institutions chargées de l’éducation et de l’enseignement «l’atmosphère du jeu» (c’est-à-dire le rôle pédagogique du jeu dans la formation de la personnalité de l’enfant), selon l’heureuse expression du pédagogue suisse Claparède, l’Etat a plongé la jeunesse algérienne dans un «obscurantisme sportif» total. Il l’a privée d’exprimer les pulsions primordiales de la vie à travers la fertilité des jeux d’exercice physique en général, et du «jeu de compétition sportif» en particulier, qui est un espace de liberté et d’invention, de fantaisie et de discipline, de coopération et d’entre-aide. Le «jeu de compétition sportif», avec les formes d’échange qu’il suppose, est un véritable système d’apprentissage aux rapports sociaux (respect des règles, respect d’autrui, etc.) et d’intégration de l’individu dans le monde social réel. Contrôlé de bout en bout, c’est un prodigieux instrument dont dispose une société pour resserrer ses liens collectifs et se sentir vivre ensemble. Il perfectionne les «dons» des jeunes dans toutes les directions.
Aujourd’hui, la pratique sportive dans les quartiers urbains dits «sensibles», lorsque des espaces existent, ne remplit plus sa fonction éducative pour les jeunes gens : en certains endroits, elle s’est même transformée en des «espaces» ouverts au conflit, à l’affrontement, et à la violence. Tels sont quelques-uns des problèmes qui se présentent lorsqu’on tente d’analyser le «modèle culturel sportif algérien». Un modèle en situation de crise persistante, devenu un sujet de préoccupation collective, et qui reste essentiellement tourné vers un sport-spectacle rongé par : la politique, la corruption, le dopage et la violence.
C’est un modèle culturel sportif, fragmenté et désorganisé, qui a édifié une pratique sportive de la différence et de l’exclusion ; transformé l’arène sportive en une scène politique ; mis en lumière certains comportements délictueux de responsables ; dégradé le lien social dans sa dimension communautaire ; amplifié les tensions et les fractures sociales ; rendu la jeunesse irritable et furieuse ; instauré des orgies de violence dans les stades ; fait ressurgir des revendications régionalistes et ethniques ; mobilisé des pulsions de prédation et de destruction de l’autre, etc. Détourné de sa mission première, c’est un modèle dans lequel la Cité ne découvre plus une image de soi. Alors, qu’aujourd’hui de toutes parts s’affirme au sein de la société algérienne la revendication du droit à l’exercice physique, du droit au sport, du droit à la santé, du droit au bien-être, du droit au bonheur physique, du droit à la culture du corps ; on assiste à un modèle culturel sportif qui ne s’insère nullement dans la vie de la Cité moderne et progressiste. C’est un modèle hors sol, sans rêverie et sans enthousiasme, qui a transformé l’Algérie en un «vaste couvent sportif». Evoluant depuis des décennies dans un majestueux désordre, c’est un modèle culturel sportif corrompu et perverti, qui a fini par produire l’obscurantisme sportif», «l’abrutissement sportif», c’est-à-dire le «sous-développement sportif».

Comment prendre en charge les grands idéaux de la société moderne ?
Comment faire alors pour penser et pratiquer le sport autrement, en Algérie ? La question est de taille. Dans le domaine de l’activité culturelle, qui croît en complexité, le sport constitue un terrain éducatif utile pour acquérir ultérieurement des compétences valorisées au sein de la société moderne et progressiste.
Or, dans la compréhension des logiques des modèles culturels sportifs, quiconque essaye de comprendre l’organisation et le fonctionnement du modèle culturel sportif algérien sombre dans la perplexité, et avec raison.
Il n’est peut-être pas exagéré de dire, que dans une société où l’Etat ne s’intéresse plus à la manière dont le sport se constitue et se dynamise ; celui-ci reste incontestablement flou, mal défini et désorganisé à l’extrême. C’est un modèle culturel sportif, qui n’est pas mis en concordance pertinente avec la réalité sociale quotidienne telle qu’elle s’offre à nos yeux. Si bien, que pour la population algérienne le sport est, aujourd’hui, synonyme de football. Même les médias restent, essentiellement, tournés vers l’évènement match de football avec des «joueurs professionnels», qui ne suscitent guère l’intérêt et la mobilisation du public. Ce qui fait dire au philosophe Y. Vargas, que l’engouement généralisé pour le sport, en particulier pour le football et dans les pays où le suffrage universel n’est pas vraiment acquis, s’expliquerait par l’emprise du spectacle sportif qui finit par imprégner tous les aspects de la vie sociale. En ce sens, l’Algérie vit effectivement aujourd’hui dans un climat d’idolâtrie du ballon rond, dans une sorte de «footolâtrie».
Autrement dit, dans une «passion commune» qui pousse tout un peuple-enfant, dressé à la cruauté et à la division, à se manifester par de constantes «démonstrations d’émotions» : brailler, se disputer, se caillasser et s’embrasser.
En effet, la brusque «professionnalisation» des pratiques sportives en général, et du football en particulier, a profondément changé le paysage sportif algérien. Elle n’a pas manqué de bouleverser les logiques traditionnelles de la participation et du fonctionnement associatif sportif, entraînant ainsi un profond changement dans la relation au public. C’est ainsi que la télévision, comme médium communicationnel dominant, a transformé le sport en un «pur spectacle», en une «pure apparence», en une «pure illusion» partagée ; autrement dit en une forme de simple consommation passive, qui a accentué le «vide culturel sportif».
Cette non-maîtrise de la spécificité moderne du sport, au sens strict, est considérée par certains experts comme un signe d’une infériorité de nature des pays en voie de développement.
Ces pays, nous disent ces experts, ne savent pas créer un «modèle culturel sportif» performant, qui puisse participer pleinement à la construction d’une «éducation citoyenne» : par le goût de l’effort gratuit et organisé, le sens de la tâche, la réalisation de soi et le respect de la règle. D’où la nécessité d’une mobilisation collective autour d’une nouvelle approche d’un «modèle culturel sportif» qui serait ouvert à tous, et qui ne peut être portée que par un «projet» politique fort.
Dans cette optique, une question fondamentale mérite d’être posée : Quelle est la place, ou plus précisément la fonction sociale et sociétale du sport dans un pays en voie de développement ? On est tenté de dire, que le sport dans un pays en voie de modernisation comme l’Algérie est bien au service de la société pour initier une éducation harmonieuse du corps et de l’esprit ; instaurer un dialogue entre les classes sociales et les sexes ; instiller des comportements pro-sociaux de coopération et de solidarité ; nourrir et enrichir le lien social ; transformer les représentations et les mentalités à l’égard du corps ; permettre l’expression des émotions collectives et la consolidation des identités ; canaliser la violence ; etc. Dans une précieuse analyse du phénomène sportif, le sociologue allemand Norbert Elias nous montre comment est né ce fait social dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle. Dans cette étude, Elias nous rappelle que les caractéristiques de la société anglaise de l’époque y ont grandement contribué.
Ce sont, en effet, les structures politiques de l’Angleterre du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, et les caractéristiques d’un développement social et économique particulier ; qui ont façonné le «modèle culturel sportif anglais». Elias ne manque pas alors d’émettre l’hypothèse que pour que le sport puisse être culturellement inventé et codifié en tant que tel, deux «propriétés» se sont trouvées réunies très tôt dans ce pays.
Premièrement, on admet que l’Angleterre se caractérise par un Etat moins centralisé et autoritaire, moins dirigiste et moins interventionniste, qu’en France, en Italie ou en Espagne, par exemple.
Deuxièmement, l’auto-organisation et la cohésion de la «société civile anglaise» douée d’une plasticité particulière rend inutile l’apparition d’un Etat puissant opérant sans alternative ni contre-pouvoir et d’une bureaucratie dominante.
Ces deux «propriétés» ont constitué le creuset indispensable à la structuration d’un «modèle culturel sportif», qui offre beaucoup de place au sport compétitif éducatif. Elias considère que les traits sociopolitiques nécessaires à l’émergence puis à l’essor d’un modèle culturel sportif cohérent et puissant ne se retrouveraient pas ailleurs qu’en Angleterre.
Dans ce pays, il constate que le «modèle politique» et le «modèle sportif» s’éclairent réciproquement et traduisent une vision différenciée du monde et des règles de l’existence collective, qui se caractérisent par le «fair-play» (le franc jeu). Celui-ci est une sorte de vertu sportive, qui demeure jusqu’à nos jours un des traits dominants de la vie sociale anglaise, et que beaucoup persistent à considérer comme une énigme. Dans son essence, le «modèle culturel sportif anglais», à travers ses différentes étapes historiques, a su mobiliser et transférer les compétences d’organisation et de planification dans d’autres domaines, comme l’école et le monde professionnel. Chez nous, les caractéristiques particulières de la société, et la structure délicate d’un système politique à penchant d’autorité, font que le «modèle culturel sportif algérien» est devenu un simple instrument de pouvoir au service d’une fraction de la classe dominante, celle qui s’oppose à tout idéal sportif commun, et qui impose sa vision sportive aux autres.
C’est un «modèle culturel sportif», qui n’a pas su ériger une «culture sportive» d’ouverture à autrui, de tolérance et de respect : celle qui soude les hommes entre eux, et perpétue ainsi la nature du lien social. On voit bien, ici, comment une société impose en définitive un «modèle culturel sportif», qui s’avère être en totale contradiction, voire en opposition avec les besoins fondamentaux d’une population. Ce type d’approche pose, encore une fois, l’interrogation sur la place du phénomène sport en tant qu’élément d’éducation et de culture dans une société en voie de modernisation, et de la signification qu’il revêt pour chaque citoyen.
B. L.

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