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Rubrique Contribution

Contribution Un effort collectif pour redresser l’école

 

Par Kamel Bouchama, auteur
«On boit à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte et l’on boit goutte à goutte une vérité amère.»
(Denis Diderot)

Entamer ma contribution avec cette citation de Denis Diderot, encyclopédiste français des Lumières, que je mets en exergue et qui me semble opportune, c’est ébaucher l’analyse des durs moments que nous vivons, et qui nous viennent, en partie, de mensonges que nous avons érigés en principes absolus. Notre lourd climat, marqué par des signes d’abattement et de démotivation dans une ambiance toxique où s’engoncent des humeurs sarcastiques, nous mène droit vers une démobilisation quasi totale, dans tous les domaines vitaux de notre pays. Ainsi, la situation présente nous vient, en grande partie, de cette mauvaise ambiance qui est une perception largement partagée et où l’insatisfaction est généralisée.
À travers cet écrit, j’avertis que je ne me plains pas, que je ne me pose pas en tant que censeur ou en tant que victime, sans prendre ma part de responsabilité dans les événements actuels, puisque je fus cadre de la nation, aux postes de dirigeant d’instances politiques et de membre du pouvoir exécutif, en différentes périodes de l’Histoire de mon pays. Donc ce que j’écris présentement ne peut, en aucun cas, être assimilé à un jugement dépréciatif débordant de sentiments de négativisme, de défaitisme, voire de catastrophisme. Je ne suis pas de ceux qui font dans la dissidence politique, je ne me considère pas comme le Soljenitsyne algérien — je ne prétends aucunement avoir ses capacités —, mais je ne tiens pas à conserver continuellement ma pensée, différente à bien des égards de celle du pouvoir actuel, pour qu’elle reste à rancir en mon for intérieur. La conscience et les attitudes civiques qui sont miennes m’imposent d’intervenir et faire la lumière sur de nombreux sujets qui me tiennent à cœur. Telle est mon éducation, celle qui me commande de m’élever contre cette pratique absurde et inconcevable de non-réponse aux questions sensées et légitimes, posées par la majorité des Algériens, notamment les authentiques et honnêtes militants qui, grâce à Dieu, existent encore.
Alors, que ceux qui me lisent, ou d’autres à qui «on rapporte cet écrit, soigneusement déformé» pour m’atteindre et m’accabler, ne m’en veulent pas de les poursuivre chaque fois avec mes papiers qui, je l’avoue, surgissent inopinément du fond de mon être pour dire ce que bon nombre de mes frères, amis et anciens collègues ne peuvent exprimer, pour des raisons qui sont les leurs.
La situation d’aujourd’hui, complexe, incommode et éprouvante, perceptible à l’œil nu, mérite quand même qu’on s’y attarde un peu pour que l’on sache qu’il est impératif d’aller vers plus de sérieux, en y mettant toute notre volonté, notre engagement et, on ne le dira jamais assez, notre détermination au service de notre pays, qui attend de nous ce sursaut pour tracer son chemin vers des horizons plus cléments.
Pour atteindre cet objectif, il faudrait sortir des sentiers battus, veiller à les éviter une fois pour toutes, car en nous dépoussiérant, nous irons à l’encontre de ces «sentiers» où nous nous sommes empêtrés pitoyablement, dans une démagogie de temps révolus, que nous approuvons doctement sous divers motifs de soutien aveugle et de complaisance servile..., ces intercesseurs impénitents.
Le Mahatma Gandhi, philosophe, homme politique, en même temps que révolutionnaire, disait dans sa sagesse : «La vraie moralité ne consiste pas à suivre les sentiers battus, mais à découvrir ce qui est pour nous-mêmes la vraie voie et à la suivre avec intrépidité. Tout véritable progrès est impossible sans une telle poursuite acharnée de la vérité.»
Et là, franchement, la vérité que nous devons admettre, au lieu de parader et nous gargariser d’acquis prestigieux d’une économie intelligemment conçue, est contredite tous les jours par le bilan accablant de ratages et de contradictions qui nous accule à regarder la triste réalité bien palpable sur le terrain, à l’opposé du discours officiel servi et qui, pareille à cette image d’Épinal, nous renvoie à la sombre ambiance des années quatre-vingt-dix.
Cependant, loin de nous le défaitisme, parce que nous devons rendre hommage aux travailleurs sincères et honnêtes qui sont toujours présents sur le terrain, en affirmant, incontestablement, qu’il y a eu des efforts ! Néanmoins, ces efforts — ayons le courage de les considérer à leur juste valeur — sont accompagnés de nombreux échecs et de profits personnels au détriment du peuple, puisque exclusivement à l’avantage d’une certaine caste de nouveaux riches, pardon, «d’anciens pauvres» qui plastronnent dans les allées du pouvoir. Ainsi, ces efforts perdent de leur consistance et de leur valeur, tant qu’ils ne feront pas corps avec les aspirations des masses, comme du temps de ces politiques des décennies passées, qui avaient le souci de combattre les disparités sociales et régionales et de lutter, au sein d’un front uni, pour le développement et le progrès du pays.
De toute façon, je ne vais pas m’appesantir sur ces aspects économiques que je ne maîtrise point. Ces aspects ont leurs spécialistes qui peuvent proposer des solutions, et doivent se prononcer de manière plus ferme, parce que notre économie – malgré les satisfécits proclamés par les membres des différents exécutifs – demeure bien fragile, en deçà de nos espérances, la corruption qui la ceint, ce mal insidieux, continue à gangrener notre société et notre système. Je vais par contre aborder une autre problématique, pour moi essentielle, dans la formation d’une nation qui se veut en conformité avec les lois divines et humaines. Il s’agit de l’éducation sous toutes ses formes, cette éducation qui, partant de pré-requis adaptés aux besoins du pays, doit jouer «ce rôle d’institution dont la finalité première est la transmission d’une culture, destinée à former l’individu».(1)
Pour ce qui est des lois divines, le Coran l’aborde clairement, en privilégiant les gens du savoir par rapport à toutes les autres créatures, incitant les humains à aller au-delà de leurs frontières, en quête d’instruction, de culture et, bien évidemment, d’érudition et de réussite. Quant aux lois humaines, elles sont aussi claires que mobilisatrices, pourvu que les concernés, personnels d’encadrement et disciples bénéficiaires des différents paliers, en fassent bon usage. Ces lois s’articulent autour de l’action éducative — dimension essentielle de la formation de l’enfant, qui est l’homme de demain, de l’école primaire jusqu’à l’université — dans ces établissements où se transmet une vision commune des valeurs de la société.
Le domaine abordé, énoncé précédemment, est celui de l’éducation, de la culture ; en somme, de la formation de l’individu qui a la charge de l’univers, «après que les cieux, la terre et les montagnes l’aient refusée. Ceux-là ont eu peur, alors que l'homme s'en est chargé»(2). Ces grandes missions de l’univers n’ont pu être menées, bien évidemment, que par des hommes et des femmes exceptionnels, possédant d’énormes capacités et qui, à travers les âges, ont été capables de performances inégalées. L’origine de leur savoir est l’école, sur ses bancs qu’ils ont fréquentés, de la maternelle à l’université, et même au-delà, de la post-graduation. Et ceux-là ont compris, dans leur espace, que «l’instruction n’était pas tout si elle n’était pas complétée par l’éducation qui doit aboutir à la création de l’homme nouveau, capable de mener à bien l’édification de la société dont nous rêvons tous»(3).
Nous aussi, comme tous les peuples du monde, nous avons fait ce qui était notre devoir, depuis l’avènement de notre indépendance. La situation d’alors, après le départ massif des enseignants français, et l’indéniable pénurie d’enseignants nationaux dans les deux langues, nous a placés devant un choix très difficile. Il fallait ouvrir l’école en octobre 1962. Une gageure terrible !
«C’était l’époque où l’Algérie vivait les premiers balbutiements de son indépendance, dans une ambiance militante, encouragée par ses cadres pourtant peu nombreux, mais pétris de qualités et guidés par le désir de réussir. Les écoles ont ouvert leurs portes et les premiers pionniers de l’enseignement se sont «défoncés» pour démontrer que l’Algérien sait faire devant l’adversité, quand la nécessité lui commande de se sacrifier. Le maximum a été fourni par de jeunes militants qui ont été encadrés par les chevronnés de l’éducation qui n’ont pas failli à leur mission. Alors, le défi a été relevé et la rentrée scolaire s’est faite dans des conditions assez bonnes et les classes étaient bien remplies... ».(4)
C’est dire que pour ce qui est de l’école, la volonté y était, assurément. Tous comprenaient que l’avenir est dans ces établissements où l’on apprend sa langue, sa culture, son histoire, ses valeurs, ses belles manières, en somme où l’on s’éduque et où l’on se forme pour devenir cette force potentiellement capable de changement et de progrès. Partant de là, des efforts considérables ont été consentis au sein de l’éducation nationale, tant au niveau des moyens, du recrutement et de la formation des enseignants, qu’au niveau de l’infrastructure scolaire.
Mais l’essentiel, l’avons-nous fait ? Une question pertinente, qui doit être posée. Et c’est là le fond du problème pour comprendre si, effectivement, depuis l’indépendance, ce secteur prioritaire a été organisé, comme il se devait, autour de la relation entre l’élève et le savoir.
Avant toute réponse, je précise que je ne m’arrête pas à la question de savoir s’il fallait créer une école sélective, performante, pendant ces premières années de l’indépendance, comme d’aucuns l’auraient imaginée, ou une école qui ouvre ses portes à tous les enfants d’Algérie, privés d’enseignement durant la colonisation ? Ce débat a été clôturé en son temps, car nous étions tous d’accord sur l’orientation de notre école. En fait, il n’y a pas eu d’hésitation quant au choix de la voie que nous commandaient l’équité, la justice et, également, la fidélité aux idéaux pour lesquels notre peuple s’était engagé dans la lutte armée, le 1er Novembre 1954. En d’autres termes, tous les enfants devaient avoir la chance d'aller à l'école... Ainsi, cette décision étant prise à l’époque où nous vivions l’euphorie de la victoire contre le colonialisme, il y a une autre question qui taraude nos esprits et que nous devons nous poser absolument. Avons-nous été à la hauteur des aspirations exprimées par ces mêmes idéaux de Novembre qui nous recommandaient de former de bons cadres, des élites en quelque sorte, à partir d’un mode d’enseignement approprié, en adéquation avec les exigences de la modernité, pour assurer la poursuite du combat pour le développement et le progrès, après le recouvrement de notre souveraineté nationale ?
Au regard des résultats présents, force est de constater que nous n’avons pas été bien efficaces, positifs et réalistes dans nos programmes, dans nos différentes approches, parce que nous avons manqué de clairvoyance vis-à-vis de l’avenir de nos enfants, de ceux qui, demain, ont le devoir d’encadrer et de diriger notre pays. Et, pour être plus précis — sans jeter l’anathème sur quiconque —, disons que le mal a commencé, il y a longtemps, lorsque nous avions perdu la raison et laissé nos egos se manifester dans ce vaste domaine de l’éducation qui ne peut être étudié, réformé, dirigé et contrôlé que par ses précepteurs, par ses maîtres, les spécialistes en pédagogie.
En effet, beaucoup de bouleversements, voire de confusions ont entouré l’Ecole algérienne. Les programmes constamment remodelés, parfois abandonnés pour en imposer de nouveaux, n’ont pas été de bon augure pour ce domaine sensible de la formation des nouvelles générations. C’est dire que l’improvisation, à tous les échelons, s’érigeait en ennemie dans un milieu qui nécessitait plus de consistance et d’intérêt de la part des encadreurs et de leur administration. Ceci dit, je ne m’attaque pas à proprement dit aux responsables de cette situation d’échec, mais plutôt aux causes qui nous ont menés à ce stade d’obsolescence.
Donnons un exemple, et pas des moindres, qui relève de cette désinvolture, voire de cette incompétence ou de ce mépris, c’est selon. Nous sommes dans les années soixante-dix quand le premier responsable du Parti le soulignait dans son ouvrage: «Contradictions de classes et contradictions au sein des masses.» Il attirait l’attention de ses pairs, les dirigeants d’alors, sur ces réalités amères..., en écrivant en substance : «Cette élite, toute imprégnée de sources diverses et par conséquent sans lien étroit avec l’authenticité culturelle, demeure encore une sorte de corps étranger. La résolution de cette contradiction passe essentiellement par l’algérianisation du contenu des programmes de l’enseignement dans tous ses degrés et en tout premier lieu, le supérieur. La tâche est immense dans ce domaine. A titre d’exemple concret, il nous a été donné de nous pencher sur une liste d’ouvrages dont la lecture a été recommandée à des étudiants en sociologie rurale à l’Université d’Alger. Sur les trente-deux ouvrages de cette bibliographie, quatre intéressent directement l’Algérie, un autre l’Egypte, alors que vingt-sept titres vont des caractères originaux de l’Histoire rurale française à la ‘’vie rurale dans la banlieue parisienne’’.
Faut-il en conclure qu’on peut être sociologue en Algérie et ignorer le contenu du ‘’Khammassat’’ et l’œuvre d’Ibn Khaldoun par exemple ?»(5) Mais depuis, rien n’a changé. L’école algérienne périclite. Nos enfants sont soumis au diktat d’un personnel de l’éducation nationale qui, lui-aussi, souffre de nombreuses lacunes, étant le produit de ce même système. Nos enfants sont également victimes d’un environnement de plus en plus hostile et souvent de parents démissionnaires, qui confient toute la responsabilité éducative à l’école. Ainsi, les conséquences de cet imbroglio persistant, vont inévitablement au-delà du primaire et du secondaire. L’université, ce malheureux réceptacle, souffre de son legs improbable, voire contestable. De ce fait, l’on devine les lacunes de ces nombreuses fournées de diplômés qui, dans l’absolu, sont des souffre-douleur d’un système éducatif qui va à vau-l’eau. Alors, il est vain de se nourrir de cette illusion que nos enfants possèdent des diplômes. En réalité, ils n’en ont que l’apparence qui sert d’alibi aux responsables du secteur qui se prévalent urbi et orbi d’être les meilleurs, d’avoir accompli des prouesses avec des taux de réussite encourageants, travestissant ainsi une réalité problématique.
Des exemples de comportements néfastes dans ce monde de l’éducation ? Il y en a à satiété, si l’on doit évoquer le népotisme, le favoritisme et les passe-droits dont a été victime le système éducatif, et le demeure jusqu'à présent.
Là, j’évoque les situations scandaleuses que j’ai vécues personnellement, en étant en poste à Damas. Les étudiants et étudiantes qui m’étaient envoyés pour des études de graduation n’avaient pas le niveau requis pour accéder aux facultés syriennes. J’entamais alors de grandes négociations, pour ne pas dire des batailles, avec le ministère concerné, du pays d’accréditation, pour les inscrire là où ils avaient été «aléatoirement» orientés par Alger, sauf deux parmi eux, qui ne pouvaient prétendre à une inscription pour entamer des études supérieures. Une étudiante, dont le père était «quelqu’un d’important», arrivée avec sa bourse d’études en main et un relevé de notes du baccalauréat qui affichait la modique note des 9,90 sur 20. Il était quasiment impossible de l’inscrire – tenez-vous bien, en médecine, avec l’accord de notre ministère – selon son vœu et celui de ses parents. Et un deuxième postulant aux études vétérinaires, qui n’avait pas également les notes requises pour son inscription. Une fois refusé son dossier par l’école, il s’est présenté à l’ambassade, deux jours après, avec «un nouveau relevé de notes» du baccalauréat. Ce en quoi je lui ai ordonné, par le biais du conseiller culturel, de retourner immédiatement chez lui, en prenant le premier vol à destination d’Alger. Évidemment, cet étudiant est le frère d’une «cheikhsonnalité» du pays, à qui j’ai fait savoir que je ne représentais pas, là où j’étais, une «république bananière».
Les autres candidats à la post-graduation n’étaient pas brillants, quant à eux, et la filière de droit pour laquelle la plupart avaient fait le déplacement n’était pas parmi les priorités de notre pays. Alors je me suis insurgé, en tant qu’ambassadeur, et j’ai contacté notre ministère de l’Enseignement supérieur. Vous ne devinerez jamais la réponse que j’ai reçue.
- «Que voulez-vous, Monsieur l’ambassadeur, nous avions tellement de dossiers en instance, qu’on a préféré nous débarrasser de quelques-uns, en vous les envoyant à Damas...!»
J’ai été tellement choqué par cette désinvolture et ce manque de respect, que j’avais répondu :
- «Merci, parce que pour vous, Damas, c’est Oued-Smar, n’est-ce pas !» en faisant allusion à la décharge publique.
Je ne raconte pas des balivernes, ce sont des faits, et je n’en ai donné que quelques échantillons !
Revenons donc au pays pour commenter d’autres anecdotes, aussi affriolantes.
Il y a des années de cela, le ministre de l’Education nationale s’emporta maladroitement, en pleine réunion, avec ses inspecteurs généraux, réunis au lycée Hassiba-Ben-Bouali :
- «Cette année, je veux du 120% de réussite au bac !»
Une inspectrice, courageuse, lui répliqua :
- «Mais, Monsieur le ministre, savez-vous quoi dire..., 120% ?»
La réplique insipide du ministre le montra sous le visage d’un homme insignifiant :
- «Oui, du 120%, parce qu’il m’attend au virage..!»
Comprenez par-là, qu’il s’agit du Président...
Était-ce de la folie ? En tout cas, ces comportements, qui ont imposé des statistiques falsifiées, ont certainement plu, non seulement en «haut», c’est-à-dire urbi, mais aussi orbi où elles ont suscité l’admiration de grands responsables de la culture, dans de hautes institutions mondiales. Koïchiro Matsuura, directeur général de l’Unesco, affirmait en 2005, en ce qui nous concerne, et faisant certainement plaisir là où il faut, après avoir été briefé par notre inamovible ministre de l’Education nationale d’alors : «Les ambitions et la cadence formidable qui caractérisent la réforme de l’éducation actuellement en cours en Algérie sont révélatrices de l’évolution de la société algérienne et de sa volonté d’intégration dans la société du savoir émergente.»
Pourquoi tous ces compliments ? Ne manquait-il pas des satisfecits, dans notre nature qui a horreur du vide..., n’est-ce pas ? Oui, il est certain que lorsqu’il n’y a rien en face, dans notre climat de désuétude, la mystification et la duperie deviennent des manifestations des plus naturelles. Et Victor Hugo l’a bien qualifié (le climat) en expliquant que «la chute des grands hommes rend les médiocres et les petits importants. Quand le soleil décline à l’horizon, le moindre caillou fait une grande ombre et se croit quelque chose».
C’est à cette sauce que nos enfants ont été mangés, durant des décennies entières, parce que chez nous, les nôtres – comprenez, nos responsables de l’éducation et de nombreux parents démissionnaires – n’ont pas été et ne seront jamais capables de reconnaître leurs manquements et ainsi, ils s’interdisent d’évoluer, de tirer les conséquences de leurs échecs et se refusent la capacité d’analyser leurs ratages au quotidien. En fait, ils s’enferment dans une attitude de déni destructrice. Le danger est là, et encore une fois, j’emprunte une remarquable citation de Martin Luther King qui avait justement dit : «Quand un pays produit tous les jours des hommes stupides, ce pays achète à crédit sa mort spirituelle.»
Nos responsables ont-ils été conscients de ces agissements, bien avant cette période mouvementée, et le sont-ils aujourd’hui ? Ils le sont, effectivement, mais le laxisme aidant, ils ne peuvent s’insurger contre ces manquements à l’éthique de l’éducation qui persistent comme pour confirmer «ce pouvoir omnipotent d’une institution scolaire — administration et enseignants — que nous savons sclérosée et fermée au progrès de la pédagogie».(6)
Voyons un autre aspect de l’éducation nationale qui retient notre attention présentement. Il s’agit de ces grèves qui, même différemment ressenties par tous les concernés qui évoluent dans l’environnement de l’éducation nationale, ne sont pas la solution idoine pour remettre le train de l’éducation sur les rails. Ahmed Tessa, déjà cité, pédagogue clairvoyant et conscient de la gravité de la situation, expliquait que «l'impact de la grève ne peut être que négatif et néfaste sur l'élève, c'est l'évidence même... Il est difficile de rattraper le retard... Il y a toute une atmosphère pédagogique négative qui est suscitée par la grève, à laquelle s'ajoute la peur des parents... L'école n'est pas une usine, car si l'on peut rattraper le retard dans une usine de tomates en conserve par exemple, ce n'est pas le cas avec les élèves. Les élèves sont des êtres fragiles qui ont besoin d'être sécurisés», en estimant que «les syndicalistes ayant appelé à nouveau à la grève n'ont pas tenu compte de l'intérêt des élèves, car le débrayage dans le secteur de l'éducation est une course à l'audimat syndical».(7)
Le même pédagogue, qui persiste dans sa juste position, dira consciemment et clairement, quatre années plus tard, en ce début d’année 2018, qu’«en déclenchant un tel mouvement, ce syndicat est certainement conscient des dégâts prévisibles dont seront victimes des milliers d’élèves : retard dans leur scolarité et traumatismes d’ordre psychologique qui peuvent mener au décrochage...»(8). Ainsi, ces grèves récurrentes sont de plus en plus impopulaires au sein de l’opinion nationale.
Dans sa riposte, le coordonnateur du Conseil national des professeurs de l’enseignement secondaire et ternaire de l'éducation nationale (Cnapeste), M. Nouar Larbi, qui, avec aplomb, martelait ses vérités pour disculper ses collègues dans ce mouvement de débrayage imposé au secteur de l’éducation, déjà bien malade, s’exprime au Forum de Liberté : «Vous savez, il y a une tendance chez nos autorités : aucune décision n’est prise dans le calme.
Il faut, à chaque fois, contester et protester, sinon vous n’aurez rien. On nous dit à chaque fois : oui, vos revendications sont légitimes et justifiées. Mais aucune décision n’est prise pour éviter la crise. S’il n’y avait pas de problèmes sur le terrain, croyez-moi, il n’y aurait pas de grèves.»
La vérité dans tout ce remue-ménage est que notre école, creuset du savoir, est à la dérive et les enfants en sont les premières victimes. Alors, nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, que nous avons fait fausse route, et que nous persistons à être les fossoyeurs de notre avenir, avec nos luttes intestines, avec nos égocentrismes, avec notre silence et notre impuissance à «réagir face au naufrage qui peut faire disparaître notre entité en tant que nation».
De là, «un pourrissement s’empare de plus en plus des institutions sensibles du pays. Le phénomène du suicide prend gravement de l’ampleur, parallèlement aux crimes de lèse-société perpétrés par les fous de Dieu, la course au suicide intensifie l’allure létale dans les rangs des adolescents.
Le silence inquiétant des autorités rejoint pareillement la scabreuse surdité des médias publics, c’est comme si le deuil quotidien des uns excitait la joie coupable des autres».(9)
Franchement, en suivant les événements de ces derniers mois, nous percevons ce sentiment d’échec, parce qu’assurément, nous sommes dans une situation délicate. Et ainsi, nous affirmons la persistance de ce mal qui nous colle à la peau. Cette situation ne perdure-t-elle pas depuis trop longtemps ? Et aujourd’hui, ne vit-on pas toutes ses conséquences ? Notre réponse, nous la donnons clairement en nous remettant à la clairvoyance et à la pertinence du regretté visionnaire Si Slimane, Kaïd Ahmed, qui avait abordé le sujet, qui avait exprimé avec son style particulier ce mal lancinant qui commençait à produire ses effets. Il n’y avait que lui, dans les années soixante-dix, qui avait ce courage et cette lucidité, compte tenu du contexte politique de l’époque. Oui, il avait exprimé, une année avant sa disparition, d’un ton sentencieux, en usant de sa franchise coutumière, son espoir et surtout ses craintes pour le pays. Il avait livré le fond de sa pensée en déclarant :
«Je n’ai pas de problèmes d’ordre personnel avec Boumediene. Ce qui nous sépare, aujourd’hui, c’est sa gestion du pays en dépit du bon sens et des normes universellement admises. Sa Révolution agraire est un échec consommé qui pourrait être surmonté avec une équipe homogène et une conception saine et rationnelle de la gestion du monde rural. Sa pseudo-révolution industrielle est également un échec qui a coûté des sommes colossales au pays pour l’achat de gadgets qui poseront d’énormes problèmes dans le futur. Même ce désastre pourrait être solutionné grâce à une vision globale de nos intérêts bien compris et une équipe de cadres compétents.
A mon sens, l’acte le plus pernicieux de cet homme réside dans le préjudice et les dégâts causés dans les cerveaux des Algériens. Pour cela, il faudra des générations pour réparer le mal commis.»
Il faudrait longuement méditer ces paroles, et l’on saura que la mission de l’école, aujourd’hui plus que par le passé, n’est pas l’affaire de certains cadres formatés dans un environnement bureaucratique stérilisant, de même que des gardiens du temple de l’ineptie, à la vision étriquée, mais elle est de la responsabilité de toute la nation, qui doit participer, dans un élan d’engagement et de détermination, à l’effort collectif pour donner à notre système éducatif les moyens de remplir ses missions. Là, il s’agit d’une réforme profonde, d’une révolution — comme l’expliquait si bien Kaïd Ahmed — qui sous-entend tout naturellement une reprise en main sérieuse et ordonnée d’une situation jugée inadéquate et anachronique, autrement dit dépassée au regard des exigences de l’évolution des hommes et des sociétés.
Ce n’est qu’à travers cette véritable et profonde réforme, que notre pays pourrait opérer un bond qualitatif et mettre un terme à une situation obsolète, dans le secteur de l’éducation. Ainsi, nous préserverons l’essentiel – par une prise en charge responsable des générations montantes, forces de création et de changement – en même temps que nous assurerons la pérennité de l’Algérie...Mais pour l’instant, messieurs de l’éducation, ce qui vous est demandé, prestement, c’est un esprit de solidarité et un dialogue fécond pour solutionner, avec sérieux et courage les nombreux obstacles qui se dressent sur le chemin de l’école algérienne, minée par des dissensions interminables et des luttes sournoises qui n’ont pas leur place dans le champ du savoir et de la formation de nos enfants. Il vous est demandé d’ouvrir le débat, de vous exprimer clairement, en toute transparence, avec une volonté palpable de toutes les parties, afin de trouver les bonnes solutions qui permettront, une fois pour toutes, de renouer avec l’école de la République, une institution qui ferait la fierté de tous. La ministre en poste actuellement est loin d’être une néophyte dans ce secteur vital de la nation. Elle semble avoir de bonnes idées et la formation requise pour apporter sa contribution dans le domaine de l’éducation. Elle a besoin de temps et de sérénité pour mener à bien sa mission. Pourquoi donc cette animosité à son égard, depuis les premiers jours de sa prise de fonctions ? Quel est le but de ces campagnes hostiles et incessantes pour déstabiliser la titulaire du portefeuille de l’Education nationale et, à travers sa personne, tout ce secteur dont l’importance stratégique n’est pas à démontrer, et dont le mauvais fonctionnement pourrait s’avérer mortel pour le pays ?
Le secteur de l’éducation plus que tout autre est la propriété de tous les Algériens. Partant de ce postulat, l’effort de redressement doit être collectif et engager toutes les bonnes volontés soucieuses de bâtir une école qui s’inscrit dans l’acquisition du savoir, la modernité et le progrès, pour le bénéfice de nos enfants, qui devront assurer, demain, le développement et la pérennité de notre pays.Ainsi, demain, Si Slimane, Kaïd Ahmed, de là où il repose, sera bienheureux d’apprendre que cette révolution a bel et bien commencé dans la famille de l’éducation nationale, maillon essentiel et vital d’une longue chaîne qui œuvre au développement de la nation.
Il sera d’autant plus satisfait qu’il constatera que nos enfants, bien éduqués, bien formés, et préparés convenablement, feront oublier «le préjudice et les dégâts causés dans les cerveaux des Algériens». Et demain, c’est toute la société qui reprendra ses forces parce qu’elle sera une société cultivée, où la science sera à l’honneur pour permettre d’avancer vers le progrès et l’élévation.
K. B.

Notes

1- Questions en débat : La cause de l'éducation, «L’éducation dans la société de demain».
2- Chap. Al-'Ahzâb (Les Coalisés), verset 72.
3- Kaïd Ahmed, in Expressions d’un visionnaire, ouvrage à paraître.
4- Kamel Bouchama, in Le FLN a-t-il jamais eu le pouvoir ? Ed. El Maârifa 1995.
5- Kaïd Ahmed, in Réflexions d’un visionnaire, chapitre «Contradictions au sein des masses», 5e partie, page 92.
6- Ahmed Tessa, dans sa Contribution ; «École, l’impossible réforme», dans Le Soir d’Algérie du 16 janvier 2018 7- Ahmed Tessa dans Le Temps d'Algérie du 28 janvier 2014.
8- Ahmed Tessa Op. cit.
9- Chekri Rachid, enseignant-écrivain, in L’empire de la répression.

 

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