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Rubrique Culture

AUX SOURCES DU HIRAK DE RACHID SIDI BOUMEDINE De la «confusion bourdonnante» à l’éveil des esprits

Ancré dans une sociologie pragmatique et réflexive, le travail réalisé par Rachid Sidi Boumedine s’efforce de décrire et d’analyser tout un processus de transformation saisi sur une longue durée. Pour le chercheur, il s’agit de renouveler l’approche sur la mobilisation collective née du 22 février 2019 et d’en explorer les aspects inédits, sombres, complexes.

L’ouvrage est important en ce qu’il offre à la fois un regard critique sur le Hirak et des pistes d’investigation sur ses usages, ses enjeux et ses angles morts. Rachid Sidi Boumedine ne s’arrête pas à l’événementiel ou à une vision statique et déterministe, il inscrit son travail de recherche dans le rapport au temps et à la capacité de penser le temps, c’est-à-dire à des stratégies et à des questionnements. Autrement dit, le Hirak analysé avec un vrai recul. Rédigé dans une langue claire et accessible, le livre vise, en premier lieu, un objectif pédagogique, en remontant «aux sources du Hirak» et en offrant une présentation générale et historique de ce qui a provoqué la naissance du mouvement et de ce qui a conduit à une mobilisation massive de la société.
La preuve qu’un tournant est en train de s’opérer, qu’une formidable accélération de l’Histoire est en train de transformer la psyché collective de la société algérienne. Rupture eschatologique ? Manifestation d’une dernière bascule vers une autre Algérie ou, à tout le moins, vers une Algérie à bâtir sur de nouveaux modèles ? Une rupture qui demanderait alors à être comprise, digérée, assumée, étant entendu que le mouvement social en cours, en s’inscrivant dans la durée, participe à la création d’un nouveau type de compromis social. Mais le Hirak a surtout une dimension politique qui l’emporte sur tout le reste : c’est une manifestation de type moderne, avant tout liée à l’émergence du politique et capable de penser la durée. Et c’est pourquoi, dans un second temps, le livre accorde une attention particulière, voire centrale au travail opéré par les acteurs en présence. Rachid Sidi Boumedine propose, pour ce faire, des discours et des réflexions argumentés tant sur ce qu’exprime la puissante mobilisation populaire  et qui aspire à de nouvelles formes de gouvernance conforme à ses aspirations et à son histoire, que sur l’État, le système rentier et la nouvelle caste rentière dénationalisée et décidée de faire passer ses intérêts personnels avant tout.
Rachid Sidi Boumedine revient précisément sur «la question des différents enjeux de la lutte décisive en cours» (avertissement au lecteur), lui qui a cet avantage de disposer «de matériaux élaborés sur une durée de trente ans, notamment sur les questions de l’État néopatrimonial dit clientéliste, et sur la rente» (il a déjà publié à ce sujet).
A travers l’analyse de multiples dossiers, le chercheur veut porter un autre regard sur le Hirak. La dynamique sociale et la dynamique des groupes, entre autres, permettent de s’intéresser aux longs processus par lesquels se forment et se déforment des jeux d’acteurs, le tout s’inscrivant dans une pragmatique de mouvement, de transformations, d’évolutions. «Car, à n’en pas douter, et l’expérience actuelle le prouve et l’illustre chaque jour, il faudra aller au-delà des apparences ou des sentiments immédiats et, par exemple, tenter d’analyser ces évènements soit à travers les actions passées et présentes des instances visibles, institutions publiques, partis, politiciens, ou au contraire, soit nous en éloigner quelque peu pour nous intéresser à ce qui est moins visible, c’est-à-dire aux ressorts cachés de tout cet emballement des individus, des groupes et des actions. Ceci, au moins un certain temps, et dans une première étape. Il y a un obstacle immédiat qui se pose devant le citoyen et l’observateur, même spécialiste des sciences sociales devant de tels évènements. C’est celui du dépassement du temps individuel, du vécu, du sensible, de la perception des évènements, pour aller vers une réflexion sur un temps plus long, social et historique, surtout que nous sommes à la fois concernés et aussi, souvent, des participants», écrit l’auteur dans l’introduction. Repassant le film des mois écoulés, le sociologue se dit frappé par la rapidité avec laquelle la vie politique s’est transformée, celle-ci ayant pour moteur «un être politique collectif» (le Hirak) et qui «bouge et fait bouger les situations à travers ‘‘l’effet miroir’’ qu’il produit». Le sentiment qui prévaut est celui d’«une fausse immobilité et l’histoire en accéléré», comme si l’Histoire, longtemps occultée, se découvrait soudain à nos yeux.
Dans ce travail de détricotage, le sociologue écrit encore : «Et c’est ici qu’apparaît l’accélération de l’histoire, derrière l’image de la routine : nous avons vécu de 1962 à 2019, soit cinquante-sept ans, successivement avec l’idée que nous avions un État, après la décolonisation, que c’était le nôtre, c’est-à-dire au service de notre peuple, comme le proclame la devise officielle, et nous avons obéi, bon gré mal gré, aux dirigeants successifs avec de plus en plus d’aigreur et de colère, faut-il le dire. Or, si on se limite à la seule période récente de 2019, pour écarter pour le moment la question de la longue maturation de la conscience politique et sociale, non seulement le mouvement populaire a rendu visible et lisible le fait que l’État était approprié privativement, qu’il était mis au service de réseaux, et que la prédation était érigée en système, mais nous avons assisté en six mois aux bouleversements de schémas de pensée qui ont duré au moins cinquante ans. (...) Aussi, si dans le temps individuel vécu/perçu ce temps est lent, pour le temps historique il est d’une vitesse fulgurante !»
En s’attaquant à l’ordre existant, le Hirak apparaît donc comme le véritable moteur du changement social et politique. Le présent ouvrage de Rachid Sidi Boumedine, en proposant une analyse synthétique de ses usages et de ses enjeux, offre des pistes d’investigation et des clés de lecture qui permettent de reconstituer le sens du Hirak et les valeurs qui le portent et l’orientent.
De même que l’ouvrage cherche à éclairer tout ce qui naît des contradictions du «système et ses rouages», avec toute une série de frises dans lesquelles s’inscrivent des controverses, des conflits, des crises et des résistances collectives. Et si  l’enjeu central «est celui de l’accès à la citoyenneté à travers la mise en place d’une république égalitaire, qui remet pour cela en question tout l’édifice bâti depuis 1962», l’auteur ne s’interdit pas d’autres pistes de réflexion et des «enjeux corollaires» à explorer au moins en partie. Cet ouvrage dédié aux deux acteurs en présence, à la trajectoire des jeux (de ces acteurs) qui se forment et se déforment, et à un travail de radioscopie et de décryptage, est structuré en deux grandes parties et qui s’inscrivent dans une pragmatique des transformations chère au sociologue. Dans «Comment écrivez-vous Hirak ?» (le titre de la première partie), l’auteur s’intéresse aux prémices du mouvement, dont la cinquième candidature de Bouteflika et la sombre et difficile année 2018 («une année de plomb et une année plombée pour l’Algérie»).
Cette année-là en particulier, «ce qui donne sa force au régime, la vente des hydrocarbures, devient sa faiblesse». C’est aussi l’année d’actions répressives, de la colère qui couve. «Si pendant une bonne décennie, avec un pétrole à plus de 100 dollars et des réserves qui ont dépassé les 200 milliards de dollars, les dirigeants pouvaient préserver la paix en distribuant de l’argent : à leurs amis sous forme de marchés surévalués, des importations massives de véhicules, des crédits aux jeunes, des centaines de milliers de logements construits, et malgré cela un chômage fort, maintenant, alors que la manne pétrolière a fortement baissé, l’enrichissement de l’oligarchie proche du pouvoir continue, et s’accentue même. Elle apparaît aux yeux de la population comme une classe dirigeante très riche qui décide de tout, achète des hôtels de luxe et des immeubles en Europe, pendant que des jeunes désespérés meurent en mer. Or, cette jeunesse n’est pas la même que celle de la dernière révolte de 1988, époque où on avait atteint les mêmes types de situation de misère sociale et de colère», rappelle l’auteur. Pour Rachid Sidi Boumedine, la machine était en marche «longtemps avant Bouteflika», avec «le tournant ‘‘politique’’, en réalité économique, qui a suivi l’arrivée de Chadli au pouvoir, qui constitue une libéralisation déguisée par le renoncement entre autres, selon l’exigence de la Banque mondiale, aux politiques sociales (...).
La mise en œuvre de cette libéralisation a acté la naissance, ou le renforcement de couches sociales devenant de plus en plus puissantes économiquement et politiquement». Tout en renouvelant l’approche sur la nature de l’État en Algérie et sur «les principaux réseaux (...) qui ont pris progressivement le contrôle des appareils puis des institutions» (réseaux de commerce et d’affaires), l’auteur cite Hocine Bellaloufi pour avoir proposé «la définition la plus correcte du capitalisme algérien». Celui-ci avait écrit dans la revue Contretemps du 31 mai 2019 : «Dans ces conditions (...) notre capitalisme réel (est) celui d’un pays dominé avec sa corruption généralisée, sa bourgeoisie atrophiée, compradore et délinquante, une classe ouvrière décimée par la désindustrialisation du pays consécutive  à l’infitah (ouverture aux capitaux privés) en cours depuis 1980, le choix de privilégier le commerce et l’import au détriment de l’industrie, la monoexportation d’hydrocarbures, l’évasion fiscale et l’exportation de capitaux, la spéculation... Telle est l’histoire réelle du développement capitaliste dans notre pays.» 
Il y avait donc quelque chose de pourri dans le tissu économique, politique et «intellectuel» de l’Algérie, il y a plusieurs décennies déjà. C’était l’échec des rêves d’une nation fière, productrice, prête à décoller, libre d’aller de l’avant. La nouvelle noblesse rentière avait de l’appétit : «Avec le temps, la réalisation de la rente et sa distribution sous sa forme ‘’euro ou dollar’’a encore plus poussé ces acteurs à tout faire pour privilégier les importations, voie par laquelle on les obtient, au détriment de l’industrialisation, source de production concurrente de l’importation, mais, plus dangereux, libératrice de la rente et source de l’autonomisation des acteurs productifs et des travailleurs.
C’est ce qui explique les affrontements pour la prise de pouvoir (1990-2000) entre ces nouvelles couches, les ‘’importateurs’’, vecteurs et sponsors de l’islamisme, et les ‘’industriels’’, vecteurs du  ‘’nationalisme’’. Si, en effet, on s’intéresse à qui a été la cible privilégiée du terrorisme, on voit qu’il a coûté la vie, surtout aux intellectuels, journalistes, militants des droits de l’homme et de la démocratie, et tous ceux, travailleurs, paysans et villageois, qu’il fallait tuer pour l’exemple, et pour domestiquer la population par la terreur. Ensuite, des arrangements ont eu lieu entre ces deux groupes, sous des formes qui ont évolué au gré des conjonctures, des objectifs du moment.» 
Rachid Sidi Boumedine passe à la radioscopie les incompressibles données qui ont caractérisé le processus depuis l’indépendance. Il analyse très précisément toutes les dimensions des décisions politiques majeures, des actes, des évènements, des configurations et reconfigurations qui consolident et perpétuent le système rentier depuis «le virage vers la libéralisation débridée (...) et la désétatisation». Il explore notamment certains aspects de ce capitalisme à l’algérienne : la mise au placard de «l’économie étatisée», le démantèlement du tissu industriel et des bureaux d’études «où commençait à se forger une expertise réelle» (à partir de 1983, «une bonne partie de cette expertise, découragée, a émigré. Ce fut le point de départ de la saignée des cadres de l’Algérie vers l’étranger»), la stigmatisation des cadres gestionnaires, la destruction des compétences, le combat contre les idées progressistes, le renforcement des courants islamisants, la fin du monopole du commerce extérieur, la montée en puissance des «barons» de l’import («ces barons, enrichis et porteurs, depuis les liens tissés au Moyen-Orient, des idéologies salafistes, sont devenus les vecteurs et les sponsors de l’islamisme qui s’était mis en place en Algérie») et jusqu’à «la réconciliation nationale comme stratégie d’alliance des réseaux rentiers», réconciliation par laquelle Bouteflika «a contribué ainsi à consolider de manière très forte le système rentier et ses rouages politiques». La course de fond autour de la souveraineté nationale, l’érodant pièce par pièce, a perfectionné les tactiques sur la façon d’opprimer et de soumettre la société. Ce sont là quelques pièces de la mosaïque du jeu que l’Etat néopatrimonial a perfectionné depuis quelques décennies. Aujourd’hui, «le dispositif global au plan économique reste le partage calculé de la rente entre réseaux, et donc le maintien du peuple dans la soumission avec différents procédés, surtout lorsqu’il y a moins d’argent à distribuer, et un partage des tâches entre alliés/associés, qui se présentent pourtant en public comme rivaux/adversaires. Il leur faut à tout prix préserver le système sinon ils risquent tous, s’ils perdent le pouvoir, de perdre leur argent, la liberté et d’être poursuivis aussi à l’étranger».
Rachid Sidi Boumedine étoffe son argumentaire avec des exemples concrets, en accordant une place centrale au travail politique opéré par les acteurs. Cela lui permet de parler plus en détail du Hirak, un «chapitre délicat entre tous». Mais une telle matrice a énormément inspiré le citoyen, le marcheur, l’observateur, le sociologue et même... le reporter et chroniqueur improvisé. Dès lors, les lecteurs qui ont pris l’habitude d’observer à travers les sombres lentilles nihilistes fournies par les médias et autres faiseurs d’opinion pourront ouvrir encore plus les yeux. Le sociologue démontre, exemples et preuves à l’appui, «la résilience dont fait montre la société algérienne» et son aspiration à «un changement de système». L’accélération du mouvement populaire l’amène également à s’interroger sur le champs des forces en présence : «Le ‘‘tiers État’’, agrégat appelé opposition : un amalgame voulu ?» ; «Le large ‘‘mouvement tournant’’ du ‘‘pouvoir réel’’» ; «Les premiers effets du Hirak».
De même que cela permet au sociologue d’analyser très précisément toutes les dimensions de ce qui est appelé communauté et société civile (avec, ici encore, beaucoup de cas concrets passés sous la loupe). La deuxième partie de l’ouvrage est une analyse descriptive et analytique du «système et ses rouages».
L’auteur y présente «ce second acteur qu’est l’État, ses appareils et l’Etat néopatrimonial appelé ‘‘système’’ par le Hirak», avec, bien sûr, énormément de références. L’auteur décrit et décrypte la rente et le système clientéliste (les modes formels de la création de la rente, l’État néopatrimonial, comment fonctionne la rente, comment les groupes qui dominent l’État gèrent leurs rapports à l’international, au national et au niveau local avec les réseaux et acteurs subalternes), comment et pourquoi «les dirigeants sont englués dans des situations où ils sont condamnés au compromis», etc. Où le lecteur avisé pourra ainsi se souvenir du grand timonier Mao Tsé-Toung, pour qui les deux principales variables politiques étaient l’indépendance et le développement. Pour Mao, cela implique évidemment une pleine souveraineté. Quid de l’Algérie et de «l’État néopatrimonial vassalisé» ? Dans le dernier chapitre du livre, l’auteur traite des phénomènes de la corruption, de ses mécanismes, notamment dans le domaine de l’urbanisme.  D’autres clés de lecture et des pistes de réflexion et d’investigation sont proposées dans la conclusion générale. En ces temps de «confusion bourdonnante» (William James), lire Rachid Sidi Boumedine c’est comme respirer l’air salutaire et bienfaisant des campagnes, c’est ne plus voir à travers un  brouillard.
Hocine Tamou

Rachid Sidi Boumedine, Aux sources du Hirak, éditions Chihab, Alger 2019, 238 pages, 950 DA.

 

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