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Rubrique Culture

LA GUERRE D’ALGÉRIE DANS LE ROMAN FRANÇAIS DE RACHID MOKHTARI Des pièges littéraires mis au profit du bourreau

Dans ce remarquable travail de recherche, Rachid Mokhtari pose un regard détaillé et critique sur une centaine de romans d’auteurs français ayant écrit sur la guerre d’Algérie, ici un terme générique qui renvoie à toute la période coloniale. Cette «littérature algérienne des Français» mobilise souvent la mémoire ; elle a surtout toute liberté d’inventer et de construire l’histoire.

L’essai aide notamment à comprendre pourquoi, en France, il y a un intérêt renouvelé pour le passé colonial. Ainsi, fait remarquer l’auteur dans l’introduction, «de 2009 à 2016, plus d’une soixantaine d’ouvrages sur la guerre d’Algérie a paru dans l’Hexagone dans la diversité des genres : fiction, récit, polar, témoignage romancé, poésie, romans d’aventure». Une littérarisation multiple et polyphone de l’histoire qui n’a pas manqué d’attirer l’attention de Rachid Mokhtari. Entre-temps, l’écrivain, universitaire et journaliste a eu l’occasion de découvrir et d’apprécier l’essai de Charlotte Lacoste : Séduction du bourreau. Négation des victimes  (Ed. PUF, 2010), dans lequel l’universitaire, «dans une analyse aussi pointue que véhémente, y décortique le roman-fleuve de Jonathan Littell Les Bienveillantes (prix Goncourt 2006) dont elle démantèle le ‘’traquenard narratif’’ qui consiste à transformer par la fiction le bourreau (nazi), narrateur et narrataire, en une pitoyable victime». Rachid Mokhtari précise que son livre est «initialement motivé par l’essai unique en son genre» de Charlotte Lacoste, et qu’il «en partage l’esprit et, partiellement, la méthode». Il écrit : «Pour Charlotte Lacoste, un nouveau courant littéraire occidental, français en particulier, œuvre à magnifier la figure du bourreau (de toutes les guerres, des génocides, des massacres du terrorisme islamiste), à le présenter aux yeux du lecteur sous les traits d’un être sensible, fragile, quémandant, non le pardon, mais de l’affection et de la compréhension. Ce courant romanesque, par des effets spéciaux fictionnels, réhabilite la figure sordide du tortionnaire et, au nom de la liberté de l’imaginaire, culpabilise ses victimes en neutralisant son témoignage.» 
Fruit d’un travail de longue haleine, l’essai La guerre d’Algérie dans le roman français est publié en deux volumes : «1. Esthétique du bourreau» (474 pages) et «2. Elégie pour une terre perdue» (314 pages) ; «deux tomes distincts mais complémentaires et solidaires du point de vue de la réalité historique et des structures narratives des romans étudiés» (quatrième de couverture). Tout en examinant à la loupe les attitudes historico-mémorielles des auteurs français issus de différentes générations, l’essayiste se livre à une minutieuse lecture, fort critique, de leurs œuvres. Et là, il interroge l’écriture littéraire elle-même, à savoir le domaine esthético-fictionnel et ses thématiques, ses représentations, ses canons, son herméneutique et sa fonction distinctive. Par exemple, relève l’auteur, «le rapport entre les écrivains français et la Guerre d’Algérie n’est pas neutre. Les romancier (e)s né(e)s après l’indépendance de l’Algérie ont un lien intime avec ce passé qui participe de leur histoire familiale. Ils ne font pourtant pas œuvre d’écrits aux consonances autobiographiques ; ils réactivent le passé algérien dans la recherche de nouvelles formes esthétiques de la micro-histoire, celle des tragédies intimes...» Dans cette traversée explicative, exégétique et réactualisée, Rachid Mokhtari livre des clés et des décryptages éloquents sur cette littérature dont on peut dire qu’elle «possède deux macro-récits qui ne semblent pas avoir beaucoup évolué depuis la conquête coloniale : celui du soldat (militaire) et celui du pied-noir (civil)». Les deux macro-récits, échelonnés sur différentes périodes historiques et de publication, font l’objet d’une approche comparative et d’une lecture critique dans les deux volumes de l’essai. Toutes les écritures individuelles étudiées, pour chaque période, font ressortir la proximité entre narration, mémoire et littérarisation esthétique. Celle-ci (l’écriture esthétique) représente à elle seule un précieux instrument d’assimilation, d’interprétation et de tradition historique depuis les premières productions d’écrivains-voyageurs après le débarquement de 1830. C’est en ce sens que Rachid Mokhtari parle de «poétiser la conquête» (le titre de la première partie d’«Esthétique du bourreau»).
Les deux écrivains les plus représentatifs de cette poétisation, de l’histoire sont assurément Eugène Fromentin et André Gide, «les témoins passionnés de l’Algérie des premières heures de la conquête coloniale». L’essayiste relève, ensuite, que «la période de l’occupation de l’Algérie (1830-1954) dans la littérature algérienne des Français a fait plus l’objet d’études et d’essais historiques que de romans de fiction». Surtout, «elle est très peu exploitée par la nouvelle génération des écrivains français ayant écrit dans les années 2000 et dont les œuvres ont pour cadre historique la guerre proprement dite (1954-1962). Cette période antérieure à 1954 est l’apanage littéraire de romanciers pieds-noirs, des femmes surtout, pour lesquels cette ère consacre le triomphe du colon, la fondation des origines du rapport quasi mythique ‘’Terre-Mère’’ (...). Cette vision idyllique de la conquête, décantée de ses horreurs, a, essentiellement, nourri l’écriture de la ‘’nostalgérie’’, celle des lamentations, des complaintes victimaires du pied-noir après l’Exode, sur la perte inexorable du ‘‘Paradis perdu’’». Ici encore, «deux écrivains que tout oppose, appartenant à deux générations nettement distinctes, vont se saisir de cette période du passé colonial de la France en Algérie pré-1954 et se lancer dans l’écriture d’une fresque algérienne de 1830 à 1962». Les deux auteurs de «deux sagas contrastées» sont Jules Roy, écrivain pied-noir, et Mathieu Belezi, né en 1957 en France. Dans les années 1970, Jules Roy écrit Les chevaux du soleil, une saga en six tomes et «dans laquelle ses origines familiales plongent leurs racines dans la conquête militaire et la colonisation de l’Algérie». Mathieu Belezi, s’emparant de la même période, a écrit sa trilogie algérienne à une période plus récente :  C’était notre terre  (2008), Les vieux fous (2011) et Un faux pas dans la vie d’Emma Picard (2015). C’est «une trilogie sur le mode proche du conte fantastique dans laquelle les horreurs de la pénétration coloniale sont celles des «réalités ogressales» de conquérants sanguinaires et les rêves des colons fermiers aux fermes opulentes fondent comme neige au soleil». Rachid Mokhtari fait remarquer que, «malgré la différence nette de leur vision romanesque, les deux auteurs ont été boudés par les médias en raison, sans doute, de leur intérêt à cette période qui nourrit encore ‘‘la guerre des mémoires’’ (...). Romancer cette époque ne va pas sans présenter des risques». La période pré-1954 restant peu exploitée par cette littérature, l’auteur va ainsi consacrer l’essentiel de son essai au «militaire littéraire» et au pied-noir.
Dans sa longue introduction explicative, Rachid Mokhtari donne une vue d’ensemble claire et précise sur le sujet étudié : genèse, historique, étapes et courants successifs, thématiques, problématiques, ouvrages de référence en la matière... Rappels utiles et observations critiques se conjuguent pour évoquer la littérature des débuts de la colonisation (celle dite d’escale et des voyageurs), les publications autour de l’«algérianisme» et de la «Méditerranée» (1896-1920), la littérature de l’algérianité (1895-1940), le courant littéraire de «l’Ecole d’Alger» (1930-1940), la production romanesque durant la guerre (qui «semble tourner le dos aux réalités du conflit»), la littérature de l’exode des pieds-noirs (celle des deux premières décennies après 1962). La problématique principale est alors la suivante : «Comment s’écrit aujourd’hui ‘‘La guerre d’Algérie’’ ?» Et par qui ? «Le mythe de ‘‘l’Algérie française’’ des pieds-noirs s’estompe avec le temps mais les blessures restent toujours profondes et vives cinquante ans après la tragédie dans le roman français actuel de ces dix dernières années d’auteurs, femmes en majorité, nées en France de parents pieds-noirs, de la génération post-1968», relève l’auteur.
Une autre problématique s’y ajoute : «Cette littérature algérienne des Français observe  un paradoxe spatiotemporel : l’Algérie, à quelques exceptions près, est toujours mise en scène en temps de guerre, figée donc, alors que la France est celle des années 2000 (...). Les récits donnent rarement la parole aux Algériens qui sont pourtant les principales victimes.» Mais la mise en scène en temps de guerre ne signifie nullement que ce sont «des romans de guerre, décrivant des batailles, des scènes de torture, de ratissages, d’attentats (...). Point de cela dans le ‘‘roman français’’». Pour les auteurs, la guerre d’Algérie (c’est seulement en 1999 que la France a officiellement reconnu qu’il s’agissait d’une guerre) reste «un marqueur émotionnel exorcisé par la fiction».
La guerre, à la fois mémoire et histoire familiale, est alors transformée en «tensions psychopathologiques». Aujourd’hui, «la nouvelle génération d’écrivains français se nourrit des horreurs de la guerre d’Algérie subies par le soldat survivant». Cette guerre «est plus l’expression des traumas, des séquelles psychologiques sur les jeunes Français appelés du contingent qu’elle ne l’est dans son déroulement événementiel (...).
Ces traumas, lourds et pernicieux, sont la matière première de ces romans et récits qui les sondent, les mettent à nu, dans la diversité de leurs éléments déclencheurs». Et c’est ainsi que «la guerre d’Algérie pour l’appelé du contingent devient un artefact car elle sort du champs de l’Histoire, de ses réalités, pour servir de cadre enjolivé, historié pour ses tourments existentiels». Cinquante ans après, «la guerre n’est pas une mémoire mais une plaie vive et intime», tandis que la fiction est transformée en «plaidoyer de victime».
Chez les pieds-noirs et leurs descendants, la guerre des traumas ressurgit elle aussi dans les mémoires. «Dans la quasi-totalité des romans qui constituent le corpus de cet essai, le rapport au passé algérien du pied-noir s’exprime dans une mémoire pathologique, déchirée, à la limite de l’auto-flagellation», souligne l’auteur. Rachid Mokhtari consacre l’essentiel du deuxième tome à cette littérature pied-noire qui, écrit-il, «dans son ensemble, sublime la période de la guerre d’Algérie antérieure à 1954». Quant à la période de l’OAS, «riche en faits divers sanglants», elle nourrit principalement «le genre du polar qui ‘’déshistorie’’ la guerre d’Algérie et la transforme en aventures d’énigmes policières au cœur d’Alger avec en toile de fond la débâcle des pieds-noirs et l’imminence du cessez-le-feu des accords d’Evian». En tout état de cause, cette littérature algérienne des Français «n’est pas sortie du passé colonial» et se caractérise par son «immobilisme esthétique». En clair, toutes ces fictions font de la «Guerre d’Algérie» plutôt «une guerre ‘’franco-française’’ générée des années après l’indépendance de l’Algérie par la résurgence des traumatismes restés enfouis dans les mémoires des pieds-noirs et des soldats».
L’espace romanesque est transformé en une plaidoirie psychiatrique. «Ainsi, la matrice historique du système colonial est-elle graduellement gommée dans les fictions au profit de micro-histoires de ceux qui apparaissent comme des victimes de leur propre guerre dont le pathos est le principal moteur des fictions», qu’ils soient soldats du contingent, paras, légionnaires, activistes de l’OAS ou pieds-noirs. Preuve en est, le tabou littéraire sur la période de la conquête coloniale. Sans oublier le fait que «parmi les nombreux romanciers français de l’après-guerre (celle d’Algérie) aucun n’a eu pour personnages des réfractaires à la conscription ou des déserteurs et, parmi eux, des officiers de haut rang». La thèse de Charlotte Lacoste peut trouver ici matière à illustration tant les pièges littéraires mis au profit du «bourreau» sont nombreux.
Hocine Tamou

Rachid Mokhtari, La guerre d’Algérie dans le roman français 1 - Esthétique du bourreau (474 pages).
2 - Elégie pour une terre perdue (314 pages), éditions Chihab, Alger 2018, 1 450 DA.

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