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Rubrique Culture

Entretien (presque) imaginaire avec Mouny Berrah

Par Ahmed Cheniki
Je ne sais pas comment contenir son sourire, Mouny, une femme posée, réservée, mais qui s’impose comme un vrai roseau. Elle dit son mot. Femme à principes, d’une forte personnalité, elle intimidait, par son beau regard et son intelligence, hommes et femmes, qui tentaient d’impressionner les uns et les autres par leurs titres ou leur richesse. 

Elle souriait encore, elle n’arrêtait pas de sourire, narguant les murs tout en taquinant Abdou B. qui n’arrêtait pas de raconter ses aventures, nous riions en chœur. Abdou s’énervait, nous continuions à rire, aux éclats, à tel point que le directeur du journal, Zoubir Zemzoum, faisait son apparition, soupçonnant une quelconque cabale, mais finissait par participer à ce complot ourdi contre Abdou B. qui ne décolérait pas, parce que nous avions osé l’égratigner et le démentir. Il finit par se calmer et se mit, lui aussi de la partie, riant aux éclats. Abdou n’arrêtait pas d’évoquer ses années à El Djeich, à l’école de journalisme «Les 2 écrans» tout en plongeant dans les souvenirs anciens de cette embellie de la critique cinématographique. Abdou était, certes, merveilleux, rieur, gai, mais aussi colérique, c’était donc facile de le sortir de ses gonds. Nous avions la partie facile. Mouny riait toujours, regardait Abdou avec une certaine affection. Pour moi qui lisais régulièrement les revues de cinéma, notamment Cinéma et Les cahiers, je la considérais comme la plus grande critique de cinéma de toute la région méditerranéenne. Elle parlait avec aisance des questions de cinéma : «Peut-être ma formation de sociologue et ma consommation sans fin des films, pas uniquement à la cinémathèque, ailleurs également, dans les autres salles, je lisais tout ce qui respirait la culture filmique et cinématographique.» Mouny se retint, soupirait violemment, elle racontait de belles choses et aussi des déceptions connues dans ce milieu des arts et des lettres. Elle était rieuse, même si elle semblait parfois sévère, elle pesait ses mots avant de murmurer quelque chose, mais passionnée par les affaires du cinéma et de la littérature, elle pouvait parler sans fin de Durkheim, Weber, Metz, Ibn Khaldoun, Allouache et, bien entendu, de Roland Barthes dont elle connaissait tous les textes. En évoquant Barthes, ses beaux yeux se mettaient à briller apportant une profonde lumière à tout l’entourage : «On ne peut, selon moi, parler de cinéma, de lecture filmique sans recourir à la sémiologie, au travail sur la photographie et sur les formes non verbales de Barthes qui réussit la gageure de proposer au lecteur une conception de la critique qui n’exclut nullement la subjectivité marquée par les jeux ludiques, le plaisir du texte.» 
Elle s’arrêtait un laps de temps, regardait le mur, bougeait les pieds, puis sirotait son café et se remettait à tapoter sur la table, souriante, ce qui la rendait encore plus belle, lumineuse, Abdou, comme à son habitude, tentait de reprendre la parole, je l’arrêtai sèchement. Au même moment, Rachid Mimouni et Tahar Djaout, timides mais souriants, faisaient leur apparition dans le bureau. La discussion allait changer un petit peu. On se mettait à discuter des derniers ouvrages de Tahar et de Rachid, Mouny, que les deux appréciaient énormément, se mit à leur poser sur leurs dernières parutions des questions tout en cherchant à glisser certaines idées qui pourraient peut-être permettre aux deux romanciers de régler certains moments narratifs. D’ailleurs, nous savions que Mimouni cherchait à trouver un titre à son texte qui allait s’intituler à la fin, Tombeza. C’est Mohamed Balhi, journaliste à Algérie Actualité qui avait vendu la mèche, lui aussi ami des deux écrivains. Après de brefs échanges, Rachid, Tahar et Abdou se turent pour laisser la vedette à Mouny qui se mit à parler, avec toujours un sourire généreux, de son expérience aux 2 écrans, en compagnie de Abdou et de Djamel-Eddine Merdaci, un débit parfois rapide, surtout quand elle évoqua le cinéma nuevo brésilien et son film culte, Le dieu noir et le diable blond, Antonioni, Chadi Abdesselam et La Momie. L’écouter, c’était comme lire un poème d’Aragon et de Neruda, deux poètes que nous aimions dans notre rédaction.  On ne pouvait jamais,en rencontrant Mouny, ne pas être séduit par son extraordinaire sourire, synonyme paradoxal d’une grande maturité et d’une érudition qui faisait d’elle la femme la mieux à même de conjuguer le cinéma et l’histoire.Elle parlait aisément de Barthes, de Metz, de Lebel, d’Antonioni, de Chadi Abdessalam ou de Allouache. Elle fut grande journaliste, elle était là où on parlait de cinéma et de culture.
Lacheraf l’appréciait énormément. Et qui n’appréciait pas cette consœur qui laissa de fabuleux textes sur le cinéma ? Elle était d’une grande maturité et d’un charisme naturel. Son sourire illuminait la revue Les 2 écrans et cohabitait si bien avec un autre grand du journalisme et du cinéma, Abdou B, dont les éclats de rire et de colère ponctuaient tous les bons débats des 2 écrans, d’Algérie-Actualité et de Révolution Africaine.  
On ne peut oublier la grande journaliste, une véritable spécialiste du cinéma, Mouny Berrah. Avec Abdou B. et Djamel Eddine Merdaci, elle était considérée comme l’une des plus brillantes critiques des «mondes» arabe et africain. Mouny, c’était l’intelligence, le débat sur les questions culturelles et intellectuelles. Rien ne lui était étranger, comme l’avait si bellement écrit un autre grand homme de culture, Mostefa Lacheraf. Oui, avec Mouny, on n’arrêtait pas de débattre de Dib, Barthes, Chadi Abdessalam, Youcef Chahine, Brecht, Godard, Bunuel, Rocha, cinéma nuevo, néoréalisme… Tout y passait. Abdou était toujours là qui ponctuait ces discussions avec ces citations légendaires, Balhi, calme, parlait surtout de Dinet ou de Delacroix, Boukhalfa Amazit, ce coureur de fond avait le sourire facile quand il s’agissait de souvenirs et de pérégrinations du monde de la culture, Djaout apportait son grain de sel, Ameyar était celui qui élevait sa voix en usant d’une culture cinématographique singulière. Mouny, c’était aussi la belle revue de cinéma, Les 2 écrans, avec Abdou, Djamel Eddine Merdaci et quelques autres. Nous étions ensemble à Algérie-Actualité et à Révolution Africaine, les débats que nous animions dans ces deux espaces étaient fabuleux. A l’université, depuis que j’ai épousé les contours du métier de professeur, je n’ai jamais assisté à des débats aussi élevés, que nous organisions comme ça, sans préparation préalable. 
Il y avait, certes, des universitaires, rares, il faut le dire, El Kenz, Liabès, Boukhobza, Djeghloul, Merdaci, Tengour, Mediene, Touati, Ouettar, Benhadouga et bien d’autres intellectuels Lacheraf, Meziane, Toumi, Boucebci, Ridouh… qui y participaient et fréquentaient les couloirs de ces rédactions. Beaucoup étaient émerveillés par la grande culture de Mouny qui usait d’une voix calme, défendant son point de vue. Elle lisait beaucoup, parlait de tout, engagée politiquement, elle ne dissimulait pas ses positions.Je me souviens de notre déplacement à Riad el Feth, accompagnant l’ambassadrice de Palestine à Paris et directrice de la revue d’études américaines, Leila Shahid, qui devait rencontrer Hocine Senouci, alors directeur de ce bâtiment. Je ne sais quelle mouche avait piqué le DG de Riad el Feth de recevoir le grand acteur français, Roger Hanin avant Leila Shahid, ce qui avait provoqué l’ire de Mouny contre Senouci.Elle refusa de lui serrer la main, je suivis moi aussi, mais il faut le reconnaître, Hanin était d’une grande correction, il nous fit la bise, avec un grand sourire tout en discutant avec Leila Shahid, des blagues et des plaisanteries en sus. C’est pour dire qu’elle était entière, elle se remettait à parler du cinema nuevo, de l’Égypte, elle souriait encore, tapota encore du bout des doigts cette table qui semblait accepter cet affectueux sort : «Au-delà de ce cas limite qui fait le délice des cinéphiles, le désert, dans les cinémas arabes, peut être parabole. 
Ce sont Les dupes (1971) de Tewfik Salah. Adapté du roman palestinien Des hommes au soleil de Ghassan Kanafani, ce film d'auteur assigne d'emblée au désert une charge symbolique incontournable. Après avoir payé un passeur pour traverser une frontière, des jeunes gens meurent étouffés dans la citerne du camion où ils ont été enfermés. Parabole aussi que cette mise en jeu du désert dans le chef d'œuvre de Chadi Abdessalam, La momie (1969), où, prenant prétexte du pillage d'une tombe de pharaon, l'auteur traite du destin de l’Égypte et de sa culture. 
A l'art de filmer de Abdessalam s'ajoute une formation d'architecte qui n'est pas étrangère au travail sur le cadre». Puis comme elle connaissait de très nombreux cinéastes arabes, elle collabora avec Guy Hennebelle, l’Unesco sur des ouvrages collectifs et des numéros spéciaux de revues consacrés aux cinémas arabe et africain, elle poursuivit la discussion en tentant d’analyser les expériences de Youcef Chahine, Tayeb Louhichi, Nacer Khemir, Souleymane Cisse, Sembene Ousmane… Puis comme s’il avait deviné qu’on parlait cinéma, le Boudj national, Boudjema Kareche, l’ancien patron de la cinémathèque, débarquait avec ses grandes pattes et ses éclats de rire et de voix. Ce n’est plus un monologue, mais un colloque de cinéma et des relations littérature et cinéma. Djaout qui n’arrêtait pas de déplacer ses lunettes comme si elles ne supportaient plus de cacher des yeux aussi luisants et Mimouni, avec sa voix rauque et ses mains qui ne cessaient d’esquisser des formes géométriques comme si elles faisaient et défaisaient les détours d’un fleuve apparemment sans source, citaient sans cesse des romans qui auraient fait le bonheur du cinéma. Pour Mouny qui ne partageait pas leurs dires, le cinéma était un art spécifique, différent de la littérature : «Oui, vous avez peut-être raison, mais le cinéma est complexe, il utilise la parole, la langue, mais aussi d’autres langages, d’autres codes, d’autres métiers. C’est, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, une machine cybernétique.» Quand elle parlait, tout le monde écoutait, mais on ne pouvait pas s’empêcher de déceler son empreinte dans beaucoup de films des années 1970-1980, notamment ceux de Allouache, Beloufa ou Bouamari. 
Mouny écrivait, ne pouvait pas arrêter d’écrire. Partie à Washington, accompagnant son mari, cadre dans une grande entreprise internationale, elle continua à collaborer avec la radio et Le Soir d’Algérie. Elle décéda, il y a quelques années, succombant à une crise cardiaque dans la capitale américaine.  
Mouny sourit toujours, regarde loin, très loin, sourit encore, une rose dans sa main droite et une branche d’olivier dans l’autre main, elle continue à marcher, tout en murmurant des vers de Mahmoud Darwich…
A. C.

 

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