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Rubrique Culture

ORAGES DE HEDIA BENSAHLI L’histoire d’une douloureuse mise au monde

Le premier roman de Hedia Bensahli, Orages, révèle une auteure qui ne triche pas et qui nous donne la vérité toute crue d’une femme et du monde féminin. La narratrice de cette histoire étale des sentiments purs, elle dit les laideurs et les vices dans toute leur nudité. Non sans poésie.
C’est le récit d’une colère sourde, profonde et qui dévore de l’intérieur. Une colère qui menace et éclate comme l’orage. «J’ai mal d’être une femme ! J’ai mal d’avoir à me construire dans ce carcan qui m’enchaîne à la potence de l’assujettissement», s’insurge le personnage-narrateur tant l’orage gronde constamment dans son ventre et dans sa tête. Comment se réaliser en tant qu’individu alors que «la femme est réduite à une abstraction dans la représentation collective» ? L’être et le non-être. L’être, le paraître et l’essence. Au-delà des question ontologiques, il est tout de même difficile de saisir la profondeur et la complexité de ce mal qui ronge et qui paralyse, et surtout de trouver la force de combattre le monstre tapi en chaque femme. Exemple typique, le cas de la cousine : «Ma cousine fait partie de cette catégorie de femmes qui vouent leur existence entière au maintien de la vie de couple vaille que vaille. Elle fait partie de ces femmes qui ont bien compris et bien assimilé le legs ancestral : le ‘‘s’bar’’. C’est comme si, chez nous, les hommes naissaient avec une ‘‘clé’’ qui ouvre les portes de tous les droits et les femmes avec une autre ‘‘clé’’ qui ne sert qu’à boucler leur gueule. On ferme notre gueule si l’homme déborde et s’écarte. On ferme notre gueule s’il nous laisse en friche. On ferme notre gueule s’il nous insulte, nous ignore... C’est ainsi que l’équilibre devient possible, quelle que soit la limite atteinte. Notre ‘‘clé’’, à nous les femmes, s’appelle ‘‘s’bar’’.» La résignation à l’injustice, la soumission, le fatalisme, le renoncement et l’asservissement ne font-ils pas plutôt craindre pour l’équilibre mental de la femme ? Quand un cerveau est soumis, chaque jour, à tous les vertiges, la résignation s’apparente à un suicide quotidien. La femme souffre alors de logopathie ou perd complètement la parole.
Précisément, il s’agit de rendre la parole à la femme. Car la parole libère, et c’est ce pourquoi Hedia Bensahli se livre à un véritable travail d’orthophoniste («La littérature a pour substance et pour agent la parole», disait Paul Valéry). Par le recours à des éléments de psychanalyse, l’auteure va au plus profond des sentiments et des états de conscience de la femme, les fonctions de relation de celle-ci en tant qu’être social étant évidemment mises en lumière par l’éclairage de la sociologie et de l’histoire. La parole libératrice a un effet cathartique même si, parfois, elle est comme cet orage volcanique qui accompagne l’éruption d’un volcan.
«La vie ne possède pas de port/Les mots doivent impérativement traduire/ Les maux pour les rendre audibles/ Et permettre la conjuration du sort./La parole décadenasse... les consciences se/Libèrent.../En attendant, elle rêve...», est-il écrit en mots rayonnants à l’ouverture du troisième chapitre.
Ces vers d’un ton chaud, lumineux, rythment, en quelque sorte, le roman de Hedia Bensahli. Le texte de présentation, en quatrième de couverture, en dit également assez pour mettre l’eau à la bouche du lecteur. Extrait : «Le personnage principal, dont on ignore le prénom, nous introduit dans un univers strictement féminin. Alors qu’enfant elle semble maîtriser son être bourgeonnant, elle comprend, au fil des années, que le Moi intime et sa réalisation ne lui appartiennent pas. Circonscrire sa place au milieu de l’absurdité qui l’entoure est peut-être le sens de sa quête. Mais, des années durant, elle reste assaillie d’un doute mortifère. (...) Les écueils, trouvant leurs origines autant dans l’Histoire qu’au sein de la société et la famille, laissent des traces indélébiles, filandreuses, et retardent cette  ‘‘naissance’’ de la femme comme moitié de l’humanité.» 
Le roman raconte l’histoire d’une vie qu’on pourrait comparer à un itinéraire mouvementé, compliqué, escarpé qu’emprunte un voyageur pour parvenir à une destination. De fait, les sept chapitres du roman sont des petites histoires prises dans un contexte précis et susceptibles de se suffire à elles-mêmes, comme si le livre, à l’origine, était structuré en autant de nouvelles centrées sur le même et seul personnage : l’héroïne sans prénom. C’est dire combien  Orages  ne peut en aucun cas se présenter comme une traversée rapide avec pour but ultime la fin du voyage. Pour son premier roman, Hedia Bensahli laisse libre cours à son écriture naturelle et spontanée. Elle laisse parler son imagination, osant écrire tout ce qui lui vient à l’esprit et ne se censurant absolument pas, se permettant même de transgresser  les règles et les interdits. Elle a l’art de cultiver les idées tout en étant elle-même, c’est-à-dire en se mettant à l’écoute de ses sentiments et en les exprimant comme elle le souhaite. Son style se révèle naturellement à travers l’expression de sensations neuves et d’idées nouvelles. Hedia Bensahli croit en son talent, et c’est pourquoi elle a, d’emblée, personnalisé son premier livre, n’hésitant pas, par exemple, à mettre le personnage principal dans des situations intenables. Les sept tranches de vie — tableaux à la fois réalistes et intimistes, d’une nudité souvent violente — dévoilent une femme qui sent de plus en plus la difficulté d’être à mesure qu’elle avance dans la vie. Depuis l’enfance sensitive (à trois ans, juste après l’indépendance), puis, dans un deuxième temps, après ses dix-huit ans (connaissance de la vie, de soi et des autres), et enfin, dans un troisième temps, après quarante ans (la phase où tout se joue), ce sont sept moments et évènements marquants d’une vie qui émergent dans le roman. Un demi-siècle, presque toute une vie racontée sous forme d’histoires qui sortent du quotidien, de la routine et des modèles imposés. Comme si la narratrice, voyageant sans plan préétabli, sautait du coq-à-l’âne, d’une scène à une autre, d’une image à une autre, s’abandonnant à ses fantasmes, à une force inconnue qui éveille en elle des fantômes et des émotions vives, en perspective éclatée.
L’héroïne sans prénom est un personnage fait de chair et de sang, déchiré de contradictions, complexe, actif et osant dire et faire ce que la femme placée sur le piédestal de l’idéal puritain n’oserait jamais faire. Le bras de fer (sic) commence au chapitre premier («La chaussette», le seul chapitre écrit à la troisième personne du singulier), dans lequel se révèlent le caractère de la narratrice ainsi que le cadre à partir duquel va démarrer l’histoire. Dans «la grande maison du grand-père» où tout le monde était réuni, la fillette haute comme trois pommes s’accrochait à son caprice. Elle refusait obstinément de remonter sa chaussette alors que toute l’assistance attendait d’être prise en photo : «Elle se détache du bouillonnement familial qui déborde devant elle et juge inutile de fournir la moindre explication sur sa détermination à laisser une de ses chaussettes en accordéon sur sa cheville. La photo sera prise ainsi ! Elle l’a décidé !» Ce caprice d’enfant est le signe précurseur des orages à venir. Les personnages et le décor du chapitre d’ouverture ont eux aussi un lien visible avec l’histoire : le système patriarcal et ses mœurs, l’autorité illimitée du patriarche (le grand-père), la toute-puissance du père et des mâles en général, l’éducation des filles fortement façonnée par cette forme d’organisation sociale... A son âge, «la petite ne mesure certainement pas de façon assez objective l’ampleur du conditionnement, du dressage social,  mais se rend compte de la volonté de l’établissement et du maintien d’un Ordre.» Bien sûr, les femmes contribuent à rendre pérenne cet ordre réglé de tout temps par le destin, la providence et la volonté des hommes. Celle qui s’est révoltée et se raconte (à partir du deuxième chapitre, «Illusions») va apprendre à ses dépens qu’on ne transgresse pas impunément l’ordre, les règles sacrées et les interdits.
Le texte est encore plus déroutant à l’entame du deuxième chapitre : «J’ai 18 ans et je cesse d’être vierge. Voilà ! C’est décidé ! Je ne sais pas dans quelle mesure je vais l’assumer, mais pour l’instant c’est ainsi !» Coup de fouet à la curiosité et à l’imagination du lecteur. La virginité de la femme étant érigée en dogme dans la société traditionnelle, il peut penser que la rage du sacrilège est, ici, hors de toute proportion. Mais le lecteur se rend compte, progressivement, que la question de l’hymen fournit à la narratrice un prétexte et un départ à une profonde réflexion sur la personnalité de l’individu (le sujet, l’ego, l’unité transcendantale du moi), sur les souffrances, les frustrations, les violences protéiformes, les prisons mentales et sur les enclos de treillages barbelés où se nouent des relations aliénantes, déprimantes, oppressantes et sans réel devenir. Société figée, sclérosée ; hommes et femmes formatés insidieusement dès la naissance ; soumission, conformisme, tricherie, vérité maquillée, hypocrisie ; vies brisées, rêves fracassés, drames à huis clos, labyrinthe de difficultés... Autant dire que l’esprit prométhéen (ou toute tentative de se libérer, de se  désaliéner) n’a pas sa place, n’a aucune raison d’être dans une société malade, transformée en un théâtre de la fatalité, de la résignation, du conformisme et de la mortification. La narratrice a perdu son hymen tout en disant adieu à ses dernières illusions. Autour d’elle, il y a pires cas. La tragédie aux multiples victimes est racontée sans fausse pudeur. L’auteure ne mâche pas ses mots, appelant un chat un chat. L’intensité dramatique du texte, la brutalité du propos sont toutefois tempérées par cette poésie des mots qui aide à aimer et qui fait chaud au cœur. L’autre qualité du texte, c’est l’ironie, l’humour et l’auto-dérision pour mieux traquer l’absurde et la folie dans leurs recoins les plus intimes, les plus inattendus.
La voix de la narratrice est de plus en plus persuasive.
Elle va au plus profond de l’être. Le lecteur s’accroche à cette histoire palpitante, il n’a aucune occasion de reprendre son souffle. Vacances et mariage à l’algérienne, attentats terroristes, «nouvel ordre infâme» et un monde qui marche sur la tête... La tragédie de la «décennie noire» est surtout mise en lumière dans les délires oniriques de la narratrice, à travers le quatrième chapitre («Le cri») où sont utilisées les techniques du surréalisme pour illustrer des images et des visions cauchemardesques. Réveil brutal dans «l’avion qui va atterrir à Orly dans cinq minutes».
C’était l’alternative la moins cruelle pour cette femme universitaire habitée par la révolte de l’instinct : partir, s’exiler comme tant d’autres. à Paris, elle se fraie un chemin «pas à pas...». Elle veut se reconstruire moralement et intellectuellement. Pas facile. Ici, dans le monde occidental, tout se consomme, la nature comme les humains. C’est un univers concentrationnaire où l’homme moderne soigne son image, s’enferme dans un travail aliénant. Familles atomisées, gens pressés et stressés, déprime... Cerise sur le gâteau ? La rencontre d’un Maghrébin (un Tunisien) lui fait croire qu’elle a enfin trouvé l’amour, le réconfort et une vraie raison de vivre. Las, «le processus de démolition» de son être intime va s’accélérer.
L’oiseau rare qu’elle avait déniché, à cinquante ans, s’était révélé un pervers narcissique ! Un monstre. Très fragilisée psychiquement, elle ne devait pourtant compter que sur elle-même pour s’en sortir. Pour apprendre «à naître seule... et à grandir seule... avec ma vérité», se disait-elle. Il lui fallait agir pour briser le cercle maléfique de la résignation suicidaire. Après tous ces orages,  la mise au monde de la femme est-elle maintenant possible ? Ce premier livre a été récompensé par le prix Yamina-Mechakra du roman féminin.
Hocine Tamou

Hedia Bensahli, Orages, éditions Frantz-Fanon, Tizi Ouzou 2018, 262 pages, 700 DA.

 

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