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Rubrique Culture

Oser la poésie

Par Mohamed Aouine
On la dit inefficace ; mais on y recourt quand rien ne va plus. On la dit morte ; mais elle se manifeste partout, y compris dans la mort. On la dit dépassée ; elle est indémodable. On la qualifie d’élitiste, alors qu’elle vient du peuple. On la range dans la case «culture» ou «littérature», elle refuse et s’échappe. Elle, c’est la poésie. Libre comme le vent. Nécessaire comme l’air qu’on respire. Et pourtant, jusque-là, personne n’a réussi à la définir. Probablement, personne ne saura le faire. Ni les universitaires spécialisés en la matière. Ni les poètes eux-mêmes. Pourquoi donc ? Eh bien, entre autres facteurs, parce que la poésie est une insurrection de la beauté et une liberté totale, mêlées à une quête de sens et de vérité. Parce qu’elle demeure rebelle et résiste à tout : à la récupération politique, à l’étude comme à la critique littéraire. Tout écrit sur la poésie, en se construisant, se transforme instinctivement en création poétique. Tout écrit poétique demeure inachevé. 

Le langage ne suffit pas pour conférer une identité à la poésie. Laquelle a précédé le langage. 
Elle était déjà là, en nous, avec nous. Peut-être même avant nous, quand on lui enlève les visages et on se focalise sur les paysages.

La poésie aime s’exiler, tout comme les poètes 
La poésie réclame l’interaction. Elle va, de son plein gré, vers tous les domaines. Mais on retrouve son écho davantage dans les arts. Quoique, avant tout, elle préfère nouer des alliances avec la musique et le chant. Oui, le poème appelle la voix. La voix appelle le chant et la musique pour avoir plus de portée. Pour sortir le texte de sa solitude. 
C’est à se demander d’ailleurs si tout poème n’est pas créé pour être chanté ou déclamé en public sur un ton chantant. En effet, si sa forme s’élabore face à la solitude du poète, le texte poétique cherche à être entendu, donc à rapprocher les êtres et les unir. 
À faire naître une communauté. Mais le chant qui berce peut parfois berner. Les chants patriotiques, les hymnes nationaux, certains chants religieux conduisent des peuples entiers au désastre. L’actualité nous en apprend quelque chose. Même en poésie donc, on se doit d’être constamment vigilants, à l’affût. Yves Bonnefoy affirmait pourtant ceci : «Le lecteur de la poésie n'analyse pas, il fait le serment de l'auteur, son proche, de demeurer dans l'intense.» Cette position ne doit être adoptée par celui qui reçoit la poésie que quand il a affaire à un poète digne de ce nom, c’est-à-dire un militant de la poésie, connu pour son honnêteté intellectuelle et son humanité. Et des grands poètes, l’humanité en a donné. Comme la poésie qui cherche constamment à se marier avec d’autres médiums pour mieux s’exprimer, un grand nombre de poètes ont choisi de s’exiler pour garantir à leur parole poétique toute la liberté qu’elle requiert. «Fidèle à l’engagement que j’ai pris vis-à-vis de ma conscience, je partagerai jusqu’au bout l’exil de la liberté. 
Quand la liberté rentrera, je rentrerai», lancera Victor Hugo, de son exil, en réponse à l’amnistie proposée par Napoléon III à tous les proscrits français. Si Mohand Ou M’hand, poète qui a considéré la poésie comme un destin inévitable, a longtemps erré et s’est exilé. Face à l’injustice, et pour affirmer sa position de poète incorruptible, dans un poème, il a dit : «Je le jure de Tizi-Ouzou jusqu’à l’Akfadou/Nul d’entre eux ne me commandera… Plutôt l’exil que la loi des pourceaux.» 
Les Amrouche ont connu, eux aussi, comme beaucoup d’autres créateurs, l’amertume de l’exil. Mais, souvent, c’est de la nuit que jaillit la lumière. Ils ont légué à l’universalité des œuvres incomparables. Taos, avec ses chants lyriques et ses textes hors pair. Jean, avec ses poèmes intenses, transpirant ses racines. Au-delà du chant qu’ils sollicitent, il faut dire que certains poèmes possèdent leur propre voix. Il nous suffit de les lire ou de les entendre une fois pour les adopter, en faire des amis de choix pour le restant de nos jours. 
Le poème Mort familière de Tahar Djaout en fait partie. Il se déroule agréablement, en dégageant tout à la fois mysticisme, simplicité et complexité. On le trouve dans Pérennes, son dernier recueil. En voici la première strophe où il humanise la mort et la change en un personnage multidimensionnel : «L’hiver est le temps des décomptes/Et des cadavres qui nous questionnent/La mort s’assied avec son broc et son visage familier/Elle aussi aime le feu/Et la tristesse des vents chanteurs.» Dans la dernière strophe, il fait du corps de son géniteur une nourriture pour la nature qu’il a autrefois maltraitée (peut-être par nécessité), puis il récupère sa figure pour perpétuer la lignée familiale ainsi que les traditions symbolisées par un habit. Il écrit : «La forêt, mon père y dort/ Pour que les plantes mangent son corps/ Pour que son sang rejoigne la sève/ Des peupliers qu’il abattait jadis/Mais je porte son burnous et son visage buriné.» Le poète originaire d’Oulkhou, assassiné pour ses idées, a insisté auprès de son éditeur pour que son livre porte le titre Pérennes. Un titre plein de sens. Pour Djaout, le rôle de la poésie est de saisir intensément le réel, le présent et d’essayer, en prenant des risques, de déchiffrer l’avenir. 
Au-delà de l’exil géographique, certains poètes s’exilent en eux-mêmes et acceptent en exilés les autres. C’est, à titre d’exemple, le cas de Mohamed Ben Guittoun, aède originaire de Biskra. Son poème élégiaque Hiziya, composé en 1878, en est une parfaite illustration. En grand poète, il a su absorber, puis restituer pour l’éternité le chagrin d’amour de Sayed, un jeune bédouin. Hiziya, sa jeune épouse, était d’une beauté magnifique. Mais elle meurt à l’âge de 23 ans. Subitement. Un poème éponyme sera composé par Ben Guittoun pour lui rendre hommage. Il apportera au jeune veuf une grande consolation. Il trouvera aussi, plus tard, toute sa place dans la poésie populaire algérienne. La poésie sait dire l’amour. Elle sait aussi dire l’humour. À ce sujet, on peut évoquer le poème 3 novembre de l’inimitable Richard Brautigan : «Me voilà assis dans un café/En train de boire un Coca/Une mouche s’est endormie/Sur la serviette en papier/ Il faut que je la réveille/Pour essuyer mes lunettes/Il y a une jolie fille/Que j’ai envie de regarder.»
 
La poésie à l’épreuve du temps
Tout va vite aujourd’hui. Trop vite même. Le monde dans lequel nous vivons exige de la vitesse. On court tous. Partout. Tout le temps. Conséquences : on est rongés par le stress et handicapés par le surmenage. Cette cadence infernale arrange le monde capitaliste, qui ne pense qu’à produire du profit au détriment du bien-être de celles et ceux qu’il exploite. La poésie, elle, n’aime pas la vitesse. C’est tout le contraire. Elle nous invite à nous poser pour méditer, en silence, sur nous-mêmes et ce qui nous entoure. Le bonheur est dans la lenteur. L’être humain n’est pas né pour vivre comme une machine à créer de la richesse. Cela, la poésie tente de nous le rappeler à chaque instant. Voilà pourquoi le système capitaliste livre un combat acharné à la poésie. Il essaie de la bannir du quotidien des gens et de leurs cœurs, du paysage médiatique et du monde éditorial. 
Il essaie. Mais la poésie ne se laisse pas faire. Vous la chassez par la porte ; elle revient par la fenêtre. Après avoir été portée uniquement par la parole, des siècles durant, la poésie a commencé à être écrite pour sa sauvegarde. 
Mais, aujourd’hui, ne supportant pas l’enfermement, elle cherche à sortir du livre. Elle explore de nouveaux moyens pour jouer pleinement son rôle : celui d’éveilleuse des consciences et de fondatrice de l’espoir. On la retrouve maintenant dans le street art. Elle est au cœur des villes du monde entier, avec ses messages puissants. On la rencontre sur les façades des immeubles. Sur les trottoirs. Dans les gares. Sur les trains. Partout, en prenant des risques parfois, des artistes essaient de la jeter aux yeux des passants. Des employés des mairies passent nettoyer ou repeindre les murs le matin. Le lendemain, dès l’aube, on retrouve des vers, parfois des poèmes entiers, inscrits aux mêmes endroits, et ailleurs. 
Dans de nombreux pays, des poèmes engagés sont bannis officiellement des manuels scolaires. Les élèves les découvrent désormais écrits en gros caractères sur les murs des édifices, parfois sur ceux de leurs écoles. La poésie profite également de la démocratisation de l’internet pour se diffuser dans le monde virtuel. On la découvre sous différents formats. Quelques internautes, qui se préoccupent moins de leurs images personnelles que de la beauté des choses, la partagent sur les réseaux sociaux et leurs ancêtres, les blogs. On lui fait de la place dans le théâtre et le cinéma. Certains plasticiens refusent d’exposer leurs toiles sans être accompagnées de poèmes. Ils lui offrent ainsi une visibilité dans les galeries d’art. 
La poésie est aussi régulièrement mise à l’honneur dans les cafés littéraires qui naissent ici et là. Il ne reste plus qu’à la distribuer comme des tracts dans la rue. Un jour, peut-être ! Qui sait?  En tout cas, de nombreux poètes font entendre leurs voix, chacun à sa façon, pour enrichir la production poétique déjà existante. On ne les voit pas beaucoup. On ne les connaît pas toujours. Mais ils composent des poèmes, les déclament et les publient lorsque c’est possible. Ils seront sans doute mieux connus par les générations futures. C’est rare qu’un poète soit connu et reconnu de son vivant. C’est bien dommage. Mais c’est comme ça. Tout le monde n’est pas Mahmoud Darwich. Ce poète palestinien remplissait, à lui seul, des salles entières pour ses récitals. Le public avait besoin de sa poésie. Il aura toujours besoin de poésie. On le sait. Mais on l’empêche d’assouvir ce besoin, en lui créant toujours plus de besoins futiles à qui il consacre un temps fou et une énergie dévorante. «Si le courage te fait défaut, va au-delà de ton courage», a écrit Emily Dickinson. Cette poétesse américaine a comparé la poésie à cette force grandiose qui éclate comme un tonnerre quand toute chose se terre. Il est difficile de finir sans rapporter la perception de la poésie de Georges Perros que voici : «Le plus beau poème du monde ne sera jamais qu'un pâle reflet de ce qu'est la poésie : une manière d'être, d'habiter, de s'habiter.» Il est dans le vrai. En travaillant à rendre intelligible ce qui ne l’est pas, la poésie se veut aussi un mode de sociabilité. Le plus beau qui soit. Alors, osons la poésie ! 
M. A.

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