«Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts, en votant pour une politique qui profite à ceux qui sont déjà riches ?» Plusieurs réponses sont données à cette question, souvent posée en Occident. Une thèse marxiste l’expliquerait par l’hégémonie idéologique de la classe dominante et la «fausse conscience» des classes populaires. Ceux qui s’inspirent de Thorstein Veblen optent pour la disposition des classes populaires à imiter la «classe de loisir», notamment sa «consommation ostentatoire », plutôt que de s’identifier à leurs semblables. D’autres disent que les clivages ethniques et raciaux peuvent fausser la solidarité entre les membres d’une classe sociale. Enfin, beaucoup d’Américains évoquent le mythe « Horatio Alger », ce romancier dont les livres racontent l’épopée d’un jeune homme pauvre qui devient riche par son travail et son effort. Les classes moyennes et populaires soutiendraient aussi les baisses d’impôts pour les plus riches parce qu’ils pensent que ces impôts pourraient un jour les concerner.
Deux économistes américains ont dernièrement proposé une autre explication à ce paradoxe. Selon Ilyana Kuziemko (Princeton) et Michael I. Norton (Harvard), les gens sont motivés moins par un désir de réussir que par une crainte d’échouer complètement. Ils appellent ce phénomène la «peur de la dernière place». Selon eux, l’utilité économique n’est pas simplement déterminée par une volonté d’accumuler les richesses, mais par son positionnement vis-à-vis d’autrui. Ainsi, des phénomènes psychologiques tels que la honte et la gêne se révéleraient aussi importants que l’intérêt matériel. Les deux économistes font remarquer que le degré de la peur de la dernière place augmente à mesure que le revenu diminue et que cette dernière place se fait plus proche. Si ceux qui se trouvent dans la tranche salariale légèrement au-dessus de la tranche la plus basse sont portés à voter contre leurs intérêts économiques, c’est parce que des politiques de redistribution risqueraient de donner un coup de pouce aux plus infortunés qu’eux. La redistribution, en somme, menace leur statut d’«avant-derniers».
Ceci n’explique pas à lui seul, selon Kuziemko et Norton, les raisons pour lesquelles des populations à moyen ou bas revenu votent contre leurs intérêts économiques. Ils évoquent aussi le fait que les Américains évaluent mal la réalité des inégalités, estimant en moyenne la part de la richesse détenue par les 20% des Américains les plus riches à 59%, alors qu’en réalité elle est de 85%. En outre, ils surestiment largement leurs chances de mobilité sociale ascendante. Le changement viendra-t-il le jour où les pauvres voteront pour leurs propres intérêts ?
K. B
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