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Rubrique Culture

DANS LE SECRET DES GRANDES FAMILLES SAOUDIENNES D’AKLI BELLABIOD Quand un observateur fait tomber les masques d’imposture

C’est à la fin des années 1970, à Paris, que le narrateur entra pour la première fois au service d’une grande famille saoudienne. Aussitôt il découvrit un monde extravagant, peuplé de riches prodigues et de sybarites masqués d’hypocrisie.
 

Akli Bellabiod venait de pénétrer dans un drôle de musée réunissant excès, aberrations, horreurs parfois. Depuis, il a travaillé pour d’autres importants personnages et dans l’entourage de la famille royale, y compris en Arabie Saoudite où il lui arrivait de séjourner. De ce fait, son livre présente un réel intérêt documentaire. C’est un témoignage de première main sur un underground obscur, souvent voilé par le faux éclat du clinquant et par les discours fallacieux. Dans cette histoire basée sur des faits vécus personnellement par l’auteur, il n’y a rien de plus que des choses vues, entendues, ressenties... Un vivier d’informations factuelles sur la vie des gens au quotidien, sur leur environnement, leur face cachée et leur part secrète. Mais, dans cette peinture d’une société, le narrateur ne cède pas à la facilité. Il ne se limite pas à énumérer les frasques, les iniquités, les injustices, les leurres et les impostures : il fait en sorte que sa trajectoire participe à une expérience d’un milieu et des gens, que son témoignage soit une pénétration d’un monde caché qui doit être dénoncé. Tout  en démasquant la perversité et la cruauté des hommes malfaisants, l’auteur élargit ses observations, tire les leçons de ses expériences, interroge le réel et l’apparent. Par exemple, il pousse la réflexion et l’analyse jusqu’à explorer les recoins les plus obscurs de la condition de la femme saoudienne, voire des autres formes d’exploitation et d’esclavage. En contrepoint, il évoque dans les premiers chapitres son enfance et son adolescence à Alger, ses premiers séjours en France... La juxtaposition des deux vécus donne un éclat surprenant au récit.
Pour l’auteur, en effet, le lien est important : «L’avenir n’appartient pas aux hommes mais à leur histoire. Le passé pour moi est comme un réservoir qui permet à chacun de nous d’avancer dans la vie. Comme le dit le proverbe, ‘‘le silence est l’apprentissage de l’exil’’.» Et de citer William Shakespeare : «Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des puissants... car les puissants ne travaillent qu’à marcher sur nos vies.» Akli Bellabiod a pratiqué divers métiers après ses études. L’école de la vie lui a notamment fait tirer beaucoup d’enseignements de son expérience «saoudienne». Il en a été marqué à un point où il voit dans l’écriture de ce témoignage comme une délivrance : «Je ne veux pas que ce fardeau que je porte depuis des années me soit éternel. (...) Aujourd’hui, j’ai été rattrapé par ma conscience. Je veux écrire en toute connaissance de cause, sans vouloir viser d’autres considérations et en n’attaquant aucune personne en particulier. Je souhaite me limiter à énoncer les évènements dont j’ai été témoin, ni plus ni moins.» Autre précision : ce livre «est le fruit du travail d’un fervent croyant, musulman, sunnite de surcroît. Ici, je tiens en effet à souligner que je ne suis pas un mécréant au sens des islamistes radicaux, ceux-là mêmes qui veulent transformer notre islam philosophique et scientifique en un islam politique radical, sans conviction profonde, dévastateur. Un islam de haine et de mépris. Quand il n’est pas miné par des rapts, nourri de rançons et d’argent facile, qui sont devenus le fonds de commerce avec lequel on alimente la haine, la méchanceté envers les non-musulmans et le reste du monde. Cela m’est insupportable, à la fois sur le plan humain mais aussi spirituel...» Révolté par le takfirisme wahhabite, l’auteur rappelle que ce sont les pétrodollars de l’Arabie Saoudite qui ont favorisé l’expansion de cette idéologie obscurantiste et mortifère aux quatre coins du monde, avec comme carburant «la violence et la haine de l’autre sans crainte du mensonge et de la falsification de l’histoire».
Il évoque aussi ce qui a précipité l’écriture du livre : «J’ai décidé de sortir de mon silence le jour où j’ai appris par la presse qu’une jeune Franco-Algérienne nommée Sarah K., âgée d’à peine 14 ans, avait été violée et tuée alors qu’elle se trouvait à la Mecque, accompagnée de ses parents. Elle accomplissait un petit pèlerinage (omra). C’est donc en Terre sainte qu’une bande d’hommes sans scrupule ont abusé de cette jeune fille, avant de la faire disparaître en la balançant par le balcon de l’hôtel où elle séjournait avec ses parents. Ses sadiques agresseurs courent impunément, toujours en liberté. D’après les autorités saoudiennes, Sarah se serait volontairement jetée par le balcon de l’hôtel. (...) Par cette triste bavure, les autorités saoudiennes ont tenté, une fois de plus, de déguiser un viol et un meurtre en suicide.»
Dans la longue et «honteuse liste des crimes» figure également «le cas d’une hôtesse de l’air de la compagnie nationale Air Algérie, qui fut violée et violentée par plusieurs individus avec un acharnement qui dépasse l’entendement, alors qu’elle se trouvait dans sa chambre d’hôtel à Djedda où elle séjournait avec ses collègues de travail. Elle a reçu des premiers soins avant de rentrer en Algérie sur un brancard et, suite à cet incident, cette malheureuse hôtesse de l’air a été licenciée de son poste. Ses agresseurs n’ont jamais été inquiétés...» Akli Bellabiod revient à son expérience personnelle, pour souligner que ses séjours en Arabie Saoudite l’ont «conforté dans la nécessité de dire la vérité, quelle qu’elle soit». Quitte à livrer un témoignage dur, fort, dérangeant pour certains. Pour lui, «ce monde-là est dangereux, non seulement à cause du mal que les hommes font, mais aussi à cause de l’inertie de ceux qui les observent de loin et qui lâchement ne font rien». Parce que le plus bigot et oppressif régime du monde s’est taillé un statut d’impunité qui interdit de le critiquer, en plus d’être hyper-protégé par les démocraties «droit-de-l’hommistes», Etats-Unis en tête. En retour, les intérêts du soi-disant «monde libre» sont bien gardés. «Avec une bourse au cou, nul ne peut être pendu», enseigne le proverbe russe. Il est vrai que le royaume des ténèbres recèle un coffre-fort qui regorge de trésors. La docile vache à lait peut également jouer un rôle-clé dans les parties d’échecs de la stratégie occidentale et atlantiste (le rôle d’idiot utile, diront certains !). Autant donc fermer les yeux sur des situations révoltantes et sur un état de schizoïdie pourtant flagrant. Résultat, «aucun média n’ose braquer ses projecteurs sur ces drames qui se jouent quotidiennement dans cette partie du monde». En plus du viol des femmes, il y a d’autres sujets «tabous» que personne ne cherche à lever. «Ce fut une expérience terrible pour moi d’avoir découvert l’Arabie Saoudite, ce pays plein de paradoxes», confie l’auteur. Il écrit à propos de certaines choses dont on fait silence : «Je crois utile de dénoncer ici l’existence en Arabie Saoudite des réseaux de prostitution de mineurs, spécialisés dans le kidnapping de jeunes étrangères pour les proposer ensuite à des maisons closes. Sans aucun contrôle, ces dernières poussent comme des champignons à travers le territoire national, en particulier dans les grandes villes comme Djedda et Riyad. Une association d’entremetteurs propose également des jeunes garçons mineurs yéménites...» Que dire aussi «des maisons et des bunkers qui sont de véritables palais des Mille et Une Nuits, aménagés et décorés à l’occidentale par des sociétés étrangères», que l’auteur a visités ? Des «discothèques de luxe (...) généralement fréquentées par des membres de la haute société, en particulier par certains jeunes princes assoiffés qui se permettent tout». Pour sa part, la police religieuse «ne rôde jamais dans ces quartiers obscurs, assurant la protection de ces nababs». Le réquisitoire contre cette «jeunesse intouchable» et contre la police religieuse est foudroyant : «Quand le soleil se couche dans cette partie du monde austère sous l’emblème du conservatisme ‘’wahhabite’’, tous les interdits volent en éclats dans les petits palais. Tout se passe sous silence à l’intérieur de ces extravagantes maisons de luxe où se complaît cette jeunesse dorée, imbue d’argent et de pouvoir.» Quant à la fameuse commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice (la police religieuse), eh bien «les donneurs de leçons qui la composent (...), avec une liberté qui leur est réservée, participent très souvent incognito à ces soirées d’orgies».
Dans l’un des «pays les plus fermés de la planète, et surtout totalement insensibles aux droits de l’homme», les femmes sont évidemment le souffre-douleur de la police religieuse. Elles «sont victimes d’une discrimination flagrante en contradiction avec les préceptes de l’islam. Les conditions de vie des femmes saoudiennes sont désastreuses, et cette atteinte à la liberté individuelle m’a toujours interpellé, attristé, scandalisé, révolté. Tout est préparé pour que les femmes servent de défouloir à ceux qui veulent satisfaire un instinct basique. Que ce soit pour des raisons économiques, sociales, politiques ou religieuses, on est dans le déni de la femme en tant que personne et citoyenne à part entière». Que dire de plus, sinon que «tout le mal réside dans le statut civil de la femme qui est traitée comme une enfant mineure, considérée comme irresponsable et mise sous tutelle le long de sa vie». Dans cet Etat policier obsédé par sa sécurité intérieure, il est également utile de rappeler que «lors d’une procédure judiciaire pénale, la présomption d’innocence n’existe pas. Les prévenus sont donc d’office considérés comme coupables. (...) Ils sont privés de la possibilité de se faire accompagner d’un avocat». Avec des conditions de détention particulièrement déplorables, «l’Arabie Saoudite demeure toujours en tête des pays les plus répressifs et les plus fermés du monde. Aucune personne n’est épargnée, même pas les enfants qui sont torturés dans les prisons avec autant de violence que les adultes».
Le bref inventaire des pièces d’un musée des horreurs à nul autre pareil est suivi d’autres digressions sur les «bellâtres» irrespectueux des lois coraniques (dont la tragique prise d’otages du 20 novembre 1979 à la Mecque). Akli Bellabiod s’accorde alors un instant de répit. Comme pour s’oxygéner, se relever et mieux dire les faits par la suite. Belles pages consacrées à un ressourcement mémoriel profond et nécessaire : les peurs et les souffrances durant la guerre d’Algérie, les petits bonheurs vécus à Alger, la mère au grand cœur, les petits boulots, l’exil en France (à 15 ans) et la participation à l’action clandestine du FLN, le retour à Alger juste à temps pour la célébration de l’indépendance... «Adolescent, je n’ai pas fait la guerre, mais c’est la guerre qui m’a fait», dit-il. Cette indépendance-là, ce n’était pourtant pas celle qu’il avait rêvée pour son pays : «Je n’ai jamais aimé l’injustice. C’est d’ailleurs cette sentence despotique qui m’a propulsé vers la porte de l’exil.»  
à 27 ans, en 1973, l’auteur redécouvrait Paris. Il en tomba amoureux. Il y revient en 1975 avec sa petite famille. Premier emploi dans une société de gardiennage. Le hasard d’une rencontre va changer son destin. Il entre au service d’un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur de l’Arabie Saoudite pour lui servir de chauffeur, de guide, lui faciliter différentes réservations, veiller à sa sécurité... Au programme : hôtels luxueux, grands restaurants, cabarets. «à l’issue de cette première journée, je compris qu’il aimait la vie facile. (...) La vie continua ainsi de coucherie en beuverie.» 
Le deuxième employeur saoudien, un certain Mahmoud, «était le beau-frère du roi. Il a en effet épousé la sœur de la troisième épouse du roi Fahd. Il n’appartient pas à la famille des Saoud ni son épouse non plus, mais il occupait un haut poste comme cadre supérieur au  ministère de  de l’Intérieur.» Il y eut ensuite «un général de l’armée de terre qui, dès son arrivée à l’aéroport, me demande de lui remettre le carnet de contact de plusieurs filles». Détails croustillants sur le défilé ininterrompu des noceurs noctambules... «Un constat m’est venu à l’esprit rétrospectivement.
Parmi les responsables saoudiens que j’ai accueillis à Paris, je n’en ai vu aucun consacrer son temps à la prière. L’hypocrisie de ces hommes de pouvoir, qui se sentaient au-dessus des lois et ne se souciaient ni de Dieu ni du Coran, m’a toujours frappé», fait remarquer l’auteur. La consommation de drogue et les casinos pouvaient être aussi au menu, notamment dans le sud de la France (Nice, Cannes, Monte Carlo).
Totalement à contresens de ses mœurs dissolues, «toute l’Arabie Saoudite est soumise à une réglementation tellement stricte qu’elle empoisonne littéralement la vie des citoyens. La liste des interdits est longue». Le rire même est interdit ! «Imposer de telles restrictions sur les bons moments de la vie, punir les comportements normaux, amènent les gens à braver l’interdit. C’est dans la nature des choses. De telles frustrations génèrent toutes les obsessions et finalement amènent les hommes aux pires excès. De fait, j’ai constaté que tous les Saoudiens que j’ai connus étaient infidèles et enclins à tous les abus.» à l’invitation de Mahmoud son employeur, le narrateur s’est envolé pour Riyad. Attachez vos ceintures ! Le royaume des paradoxes réserve bien des surprises. à la sortie de l’aéroport, l’auteur a vite compris qu’il mettait les pieds dans un état policier.
En ce mois sacré de Ramadan, il retrouve Abdelkrim, son premier employeur à Paris. Il est sidéré par le comportement de son hôte, car celui-ci «flottait déjà dans une intense et hallucinante odeur d’alcool» et il «n’arrivait pas à se tenir debout pour faire sa prière». Et lui qui croyait «que de tels excès n’arrivaient qu’à Paris et qu’au moins, dans leur pays, les Saoudiens appliquaient avec rigueur et ferveur les principes de l’Islam». Après seulement quelques jours à Riyad, le narrateur découvre la nuit qui abolit tout.
«La nuit saoudienne est souvent celle des excès», il suffit de franchir la porte de maisons luxueuses pour voir s’étaler l’ostentation et la fatuité du vice. Autre bizarrerie saoudienne constatée, cette fois, dans les magasins de luxe, avec «le trafic illicite qui se déroulait à l’abri des inspections de la police religieuse qui, pourtant, n’avait de cesse de tout vouloir contrôler... en principe.» Dans les arrière- boutiques se passent en effet «des choses étranges et choquantes» : «Outre le whisky servi en cachette, une majorité des gérants organisaient des lupanars.» Le commerce de la chair y est fructueux, «des hommes pouvaient trouver une maîtresse  à toute heure de la journée», sans compter les mariages mut’aâ «conclus aux dépens de filles souvent très jeunes».
Une jeune étudiante rencontrée à Dammam confiait à l’auteur : «En Arabie, les femmes ne possèdent que deux choses : leur voile et leur tombe.»  Il arrive même que leur mort soit programmée. Comme le jour où, à Djedda, le narrateur a été témoin de la décapitation publique d’une femme accusée d’adultère ! Une scène surréaliste, horrible.
Etant entendu que «chaque Saoudien formé dans une université coranique ne reconnaîtra que la charia et rien d’autre», tout cela semble procéder d’un enchaînement logique des faits. La tolérance zéro envers les autres cultures, la corruption à tous les niveaux, un taux de chômage élevé, une jeunesse désemparée et en manque d’espaces de liberté... tout cela laisse présager un avenir sombre. «Mon père chevauchait un chameau, je conduis une Rolls
Royce ; mon fils vole en jet, son fils chevauchera un chameau», avait prédit le proverbe saoudien. L’auteur continue à sonder les plaies de l’Arabie Saoudite : la pédophilie «qui fait des ravages», la répression de la contestation et des activités partisanes, le règne de la peur, la torture des femmes saoudiennes, le financement des réseaux islamistes, la censure des médias, l’esclavage des femmes, la politique discriminatoire envers les travailleurs étrangers, une segmentation sociale très prononcée, etc. Loin, très loin du storytelling saoudien et de la fable que les wahhabites aiment raconter, le texte «est une plongée en apnée, courageuse, dans un monde secret et d’ordinaire inaccessible» (quatrième de couverture). Akli Belladiod a réussi à décrypter une société fermée simplement en racontant une histoire vraie ­— la sienne —, et en saisissant parmi une matière vivante de quoi écrire un ouvrage qui frappe par sa netteté.
Hocine Tamou

Akli Bellabiod, Dans le secret des grandes familles saoudiennes, éditions Celigne, Alger 2018, 240 pages, 1000 DA.

 

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