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Rubrique Culture

L’HISTOIRE DE L’ALGÉRIE DE CHEMS-EDDINE CHITOUR Repères spatio-temporels, marqueurs identitaires et vision prospective

Dans cet ouvrage abondamment rédigé, mais remarquable de rigueur intellectuelle et de générosité, Chems-Eddine Chitour propose une écriture de l’histoire dans toute sa polysémie. C’est une manière originale de faire de l’histoire en la relisant et la réinventant suivant une démarche plus réflexive et plus juste, d’une parfaite clarté.
Pareille interprétation de l’histoire permet, à bien des égards, de mieux comprendre le passé, de l’interpréter, de le transmettre, d’en prolonger la traçabilité avec effet de projection sur le futur. L’auteur déconstruit et reconstruit, relit et réinvente l’histoire de l’Algérie pour une compréhension la plus large possible, tout en contribuant à enrichir l’étude et le débat d’idées sur des sujets sensibles. Chems-Eddine Chitour n’est pas historien (professeur à l’Ecole polytechnique d’Alger, il est docteur-ingénieur, titulaire d’un doctorat ès-sciences), mais il sait que «seule l’histoire dit à l’homme ce qu’il est» (Wilhelm Dilthey), et que c’est à travers l’interprétation de l’histoire que l’homme devient libre (et donc capable d’agir). Et comme l’auteur est un passionné d’histoire, il sait rendre celle-ci passionnante, loin des textes académiques généralement insipides et pasteurisés. Il écrit d’ailleurs à ce propos : «Ce récit-plaidoyer n’est pas celui d’un historien, encore moins de quelqu’un qui est là pour imposer une vision personnelle ou partisane. Ma seule ambition est de nous convaincre que l’Algérie a un passé, qu’il nous faut revisiter de façon généreuse. La Révolution de Novembre plus proche de nous, aussi prestigieuse soit-elle, n’a porté que sur un segment d’une épopée de trois mille ans d’histoire, cette histoire que nous devons connaître avec ses riches heurs et ses malheurs. Naturellement, comme l’écrit Montesquieu, «on doit mourir pour son pays, mais nous ne sommes pas tenus de mentir pour lui». «C’est donc, en honnête courtier, que j’ai tenté de rapporter les faits, tous les faits mais rien que les faits. Il est important que la jeunesse s’empare de son passé, l’assume et le glorifie. C’est, de mon point de vue, le plus sûr moyen de lutter contre l’anomie identitaire.» 
Connaître et comprendre l’histoire de l’Algérie depuis trois mille ans, c’est aussi opérer un prolongement vers le présent. C’est surtout se projeter dans l’avenir : «Il vient que la nation algérienne est un graal que nous devons chaque fois tenter d’atteindre. Pour cela et pour reprendre Ernest Renan, elle doit être un ‘’plébiscite de tous les jours’’, doit se mériter au quotidien, car il est important d’avoir des racines, mais il est encore lus important, voire décisif d’avoir des ailes, c’est-à-dire de se tourner vers la conquête du futur en épousant les savoirs de son temps.» Explorer le passé pour entrevoir d’où nous venons et où nous allons, faire fructifier l’héritage des générations précédentes et le léguer aux générations futures... En cela, le savoir et la connaissance historiques nécessitent un travail de déconstruction, d’émancipation, de libération de toute forme de complexe d’inhibition.
Chems-Eddine Chitour prône la seule écriture de l’histoire digne d’attention, celle d’un peuple libre. Dans l’avant-propos, il cite l’écrivain bengalais Chatterjee qui disait : «Qui louera nos nobles qualités si nous ne les louons pas nous-mêmes ? C’est une loi de la vie qu’un homme qui ne se préoccupe pas de faire savoir qu’il est grand  est considéré par ses contemporains comme quantité négligeable. La gloire d’une nation a-t-elle jamais été chantée par une autre nation ?» D’où ce «plaidoyer sur la nécessité d’un récit national qui sert de viatique aux générations algériennes et qui leur permettra de lutter contre l’errance identitaire, fruit d’une histoire écrite par les autres». D’autre part, l’auteur a écrit cet essai pour répondre à un sentiment qu’il éprouve, celui du vide mortel d’une Histoire sans projets. «Notre indépendance a plus de cinquante ans, l’âge de raison. Devant le vide sidéral actuel qui fait que les Algériennes et les Algériens se désintéressent de leur histoire partant du constat réaliste qu’il n’y a rien à attendre de la puissance coloniale qui garde par-devers elle, les documents et nos fragments de mémoire. De plus, cinquante ans après, il faut bien en convenir, l’histoire de l’Algérie avec un grand H reste à écrire.» 
Le constat ainsi dressé, les enjeux et les défis clairement identifiés, l’auteur donne à lire un ouvrage très construit, très riche d’informations, qui se révèle être bien plus un livre d’histoire (même si Chems-Eddine Chitour écrit l’histoire à sa façon), qu’un simple plaidoyer. De plus, il s’agit d’une somme historique considérable de 450 pages harmonieusement réparties entre le factuel, l’événementiel, le didactique, l’utile, le critique et le prospectif. Après la préface (signée Ali Benflis) et l’avant-propos, l’ouvrage est découpé en quatorze chapitres chrono-thématiques ou thématiques, dans lesquels l’auteur revisite le vaste sujet, qu’est l’histoire de l’Algérie. Parmi les époques traversées et les thèmes abordés : «Une brève histoire de l’Algérie jusqu’à la veille de l’invasion coloniale» ; «L’invasion : la fin d’un monde» ; «L’éducation et la culture en Algérie depuis les origines» ; «Histoire religieuse de l’Algérie» ; «Les chants de résistance : le témoignage oral» ; «Les luttes culturelles et politiques au XXe siècle» ; «Ces Algériennes qui ont fait l’Algérie à travers l’Histoire» ; «Les ‘‘Justes’’ qui se sont engagés pour l’indépendance de l’Algérie» ; «L’Algérie du futur : pour une deuxième Révolution de Novembre avec les savoirs du XXIe siècle»... Le sous-titre du livre («De la résilience à la quête de la modernité») préfigurait déjà la problématique, le cœur du propos. L’accent mis sur les mots souligne combien l’essai se veut une contribution à un renouvellement historiographique, à une construction nouvelle du savoir historique sur l’Algérie, notamment par le biais de l’histoire sociale, culturelle et cultuelle, de l’histoire de l’art, de l’anthropologie historique, de la mémoire et de la recherche pluridisciplinaire. «Aussi loin que nous plongeons notre regard dans l’histoire de l’Algérie, nous nous apercevons que bien avant les nations européennes actuelles, l’Algérie était une nation au sens de l’époque comme nous allons le montrer en présentant l’Algérie avant l’invasion française. Sept périodes correspondant chacune à la venue en Algérie d’un envahisseur qui a apporté avec lui sa «civilisation» et qui a tenté quelle que soit la durée de sa présence, d’imposer aux habitants de ce pays un impérialisme basé sur des considérations ethniques de supériorité de la race et de religion», écrit l’auteur à l’entame du chapitre premier. Et comme l’histoire est une démarche intellectuelle qui inclut la «préhistoire», Chems-Eddine Chitour commence par remonter très loin dans le temps, traversant rapidement les âges et mettant en lumière l’évolution humaine depuis au moins 20 000 ans. Après la révolution du néolithique, «la protohistoire est marquée au Maghreb occidental surtout, par l’apparition du cheval domestique, vers le milieu du IIe millénaire avant J.-C. et l’émergence des peuples et royaumes berbères». Premier repère spatio-temporel : «Lorsque les Berbères (les Amazighs) émergent de l’histoire, ils sont déjà un peuple, une langue, des royaumes.» A l’époque, «une culture existait déjà en Algérie», étant prouvé que «plusieurs jalons ont marqué le savoir et la connaissance dans notre pays, depuis plus de trois mille ans». Plus précisément, «l’avènement de la dynastie des royaumes berbères aurait débuté au Xe siècle avant Jésus-Christ».
Mais pourquoi la succession des envahisseurs depuis la plus haute antiquité ? Parce que l’Afrique du Nord a toujours été convoitée pour ses richesses naturelles, dont l’abondance des productions agricoles. Vinrent d’abord  les Phéniciens, à partir du XIIe siècle avant J.-C. : «Ce peuple de la mer, constitué d’habiles commerçants avait un but premier : le profit.» Les Phéniciens vont fonder une vingtaine de ports «dont le plus célèbre d’entre eux est Icosium qui devait devenir près de trente siècles plus tard la ville d’Alger».
Un autre jalon est planté : «Avec eux, les populations locales font leur entrée dans l’histoire économique et politique de la Méditerranée.» Plus qu’une puissance commerciale de premier ordre, la ville de Carthage reste dès lors «pour les Berbères  un repère civilisationnel» pendant des siècles. Suite aux guerres puniques et à la chute de Carthage en 146 avant J.-C., il y eut l’extension romaine en Afrique du Nord (de 146 avant J.-C., à 434 après J.-C.). «Cette période peut être considérée, valablement, comme le début de l’impérialisme (...). La domination romaine s’est réalisée en Algérie sur près de six siècles», rappelle l’auteur. Il est utile de dire aussi que «l’Empire romain a laissé en Algérie plus d’une centaine de villes», pillées pour l’essentiel par le colonialisme français. Du point de vue archéologique, il est clair, en effet, que «le pouvoir colonial eut là un véritable trésor dont les meilleures pièces se trouveraient dans les musées de France et les collections privées de militaires de l’armée d’Afrique notamment».
Dans cette brève, mais riche histoire de l’Algérie avant l’invasion coloniale en 1830, Chems-Eddine Chitour revisite les illustres rois numides, notamment les grandes figures que sont Massinissa et Jugurtha. Deux importants repères, deux symboles. Sous le long règne de Massinissa (202-148 avant J.-C.), «l’Algérie constituait déjà un Etat puissant où fleurissaient les sciences et les arts». Quant à Jugurtha, il est «le dirigeant politique avisé et chef militaire intrépide, éternel symbole de la résistance à l’occupation étrangère, qui porta la menace de destruction du pouvoir romain jusqu’aux portes de sa capitale». Chems-Eddine Chitour donne à lire une histoire vivante, passionnante et toujours aussi rigoureuse et solide épistémologiquement. L’auteur multiplie les détails significatifs, cite différents auteurs et références, authentifie ou confronte les sources bibliographiques à chaque page de son ouvrage. La pioche (la plume) minutieuse de l’historien découvre, couche par couche, la trace des civilisations qui ont succédé à l’Empire romain : la période vandale (432-534), l’occupation byzantine (534-647), les conquérants arabes au VIIe siècle, la résistance de Koceïla et de la Kahina... Et cet autre repère : «La résistance berbère cédera à la puissance du message de renouveau de l’Islam apporté par les conquérants arabes. Quarante ans suffirent pour voir l’armée musulmane, dans sa grande majorité berbère et conduite par leur chef Tarik Ibn Ziyad, traverser la Méditerranée à la conquête de l’Espagne. (...) Après la victoire et les premiers tâtonnements, le califat ‘’occidental’’ s’installe en Andalousie, indépendant de Damas puis de Baghdad. Alors, sept à huit siècles durant, l’histoire de l’Algérie actuelle se confondra avec celle du Maghreb tout entier, cette partie occidentale et autonome de l’empire musulman.» C’était aussi la période (près de 700 ans, entre le huitième et le quinzième siècle) où l’Islam, le christianisme et le judaïsme vécurent en paix. Une période connue comme la «convivencia» (la cœxistence) dans l’histoire espagnole et qui a notamment apporté à l’Europe le savoir, la connaissance, la sagesse de la philosophie grâce aux échanges culturels, au commerce... Aux épopées antiques succèdent les épopées des royaumes musulmans au Maghreb (Kharédjites, Rostomides, Fatimides, Hamadites) et des dynasties hafcide (1229-1526), Zianide (1235-1554) et mérinide (1244-1465) nées après la disparition des deux grandes dynasties almoravide (1056-1145) et Almohade  qui ont «réalisé, pour la première fois dans l’histoire, l’unité politique du Maghreb».
Dans cette brève rétrospective aux multiples facettes, le flâneur raffiné des jardins du savoir historique revisite les importants bouleversements qui s’opèrent aux XIVe et XVe siècles :  alors que le Maghreb vit une période de profonde décadence économique et politique, la Méditerranée occidentale connaît l’émergence et la montée de nouvelles puissances, tandis qu’à l’Est l’Empire ottoman étend son influence.
Puis vient cet autre marqueur historique : «S’il est vrai que l’Algérie a été occupée sous la période ottomane, il faut, cependant, rendre justice à Kheireddine Barberousse qui a sauvé l’Algérie d’une christianisation forcée comme ce fut le cas des incas et des Aztèques (...) De plus, Kheireddine fut le premier à délimiter les frontières de l’Algérie actuelle (...). Kheireddine repousse les attaques espagnoles sur les différentes villes. C’est l’acte de naissance de la Régence d’Alger.» 
Une histoire de la Régence qui, à son tour, sera racontée avec toute la verve du chroniqueur, mais une fantaisie créatrice combinée à une démarche intellectuelle rigoureuse. Car le scientifique et homme de culture sait mettre ses talents de chroniqueur au service d’une écriture de l’histoire qui brille de toute sa polysémie, que ce soit par son volet témoignage utile et critique ou dans son découpage  en plans (chronologiques, thématiques, chrono-thématiques, mixtes). L’ouvrage est d’une belle composition et c’est ce qui relance, ravive l’intérêt du lecteur alors que celui-ci n’a pas encore fini de savourer le chapitre premier. Dans l’histoire épique et tumultueuse de la Régence d’Alger, le lecteur apprend, par exemple, que la Régence fut la première à reconnaître l’indépendance des états-Unis en 1776 ! «Alger a vécu du XVIe au XIXe siècle par la mer et pour la mer. En très peu de temps, elle s’imposa dans le concert des nations et se tailla une place de choix en Méditerranée.
Elle se dota d’une flotte redoutable et s’attacha les services de corsaires intrépides. Mais du point de vue scientifique et technologique, elle prit un retard qu’elle paya cher», souligne Chems Eddine Chitour, tout en expliquant les causes d’une telle décadence. «Au vu de l’histoire des cinq derniers siècles, mariant à la fois le fait religieux et le fait économique, l’Occident sortant d’un Moyen âge entame sa «Renaissance». Il part à la conquête et à la destruction du monde non chrétien, joint à l’appât du gain. Trois siècles d’invasions, de meurtres, de rapines, d’évangélisation forcée peuvent caractériser l’Occident. De ce fait, l’invasion de l’Algérie était inéluctable en 1830 du fait du retard scientifique et technologique de la Régence et plus encore de l’Empire ottoman», fait remarquer l’auteur à la fin du chapitre d’ouverture.
Les treize chapitres et la conclusion qui vont suivre sont, par-delà leur variété thématique et leur richesse documentaire, la démonstration des vérités énoncées dans l’avant-propos. Des principes de la démonstration mathématique (ou déduction constructive) basés uniquement sur les faits, et que la voix persuasive de Chems Eddine Chitour sait défendre admirablement. En plus de montrer dans cette étude bien détaillée le vrai visage de la colonisation, d’analyser et d’expliquer la résilience des Algériens durant 132 ans, de donner à lire deux excellentes études sur «L’éducation et la culture en Algérie depuis les origines» (chapitre III) et sur «L’histoire religieuse de l’Algérie» (chapitre IV), l’intellectuel généreux n’oublie pas de rendre hommage à tous les Européens qui ont défendu l’Algérie. Mention spéciale également à ces «Algériennes qui ont fait l’Algérie à travers l’histoire» (chapitre X). Ou encore «Les chants de résistance : le témoignage oral» (chapitre VII), car «nous devons, en définitive, ne pas oublier de nous souvenir de notre passé comme un puissant facteur de ressourcement ! En effet, toutes les souffrances subies sont des marqueurs identitaires». 
 Dans le jeu passé-présent, déconstruction-construction, l’essayiste ne se contente pas de dire à l’Algérien ce qu’il est (un être historial), il lui indique «L’Algérie du futur : pour une deuxième Révolution de Novembre avec les savoirs du XXIe siècle» (chapitre XIV). 
Ce chapitre — magistral dans sa vision stratégique et de prospective — confirme, si besoin est, que l’Algérie possède des penseurs et des hommes de culture éclairés.
Les décideurs politiques ont le devoir de les écouter. Il est plus que temps : «A côté des légitimités historiques, le moment est venu de faire émerger d’autres légitimités, de déclencher une autre révolution, celle du savoir, à même de permettre aux jeunes Algériens qui, tout en tenant à leurs repères, iront à la conquête du monde avec une mentalité de vainqueurs.»
Hocine Tamou

Chems Eddine Chitour, L’Histoire de l’Algérie. De la résilience à la quête de la modernité, Chihab Editions, Alger 2018, 450 pages,1 400 DA.

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