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Rubrique Culture

LES ÉCRITS DE TOCQUEVILLE SUR L’ALGÉRIE, 1837-1847 DE ALI ZIKI Un esprit brillant au service de l’expansion coloniale

La traduction en langue arabe des écrits de Tocqueville sur l’Algérie a donné un ouvrage ayant valeur de document historique. Ce travail orienté vers la recherche polycentrique favorise aussi une communication sérieuse tant il renouvelle des perspectives dans le public.

Le lectorat arabophone ne pourrait, en effet, que se féliciter de voir des textes si importants traduits et, fait significatif, accompagnés d’une approche à la fois explicative et critique. Le résultat, un livre clair et parlant grâce, notamment, au travail de déconstruction, de questionnement et de distanciation réalisé par l’auteur dans l’introduction et, précédemment, par Daho Djerbal dans la préface. Cela a aussi l’avantage d’ouvrir un pont vers le savoir, le vrai (celui qui permet, entre autres, d’établir un  lien entre passé et présent pour bien mieux comprendre l’évolution du monde, son fonctionnement et  les enjeux actuels). Docteur en philosophie, professeur-chercheur à l’université d’Alger, Ali Ziki a privilégié une approche dialectique, panhistorique, totalisante. Il met en relation l’étude et les perspectives de l’histoire avec l’environnement politique, sociologique, anthropologique et de la pensée. Surtout, l’auteur a adopté des formes de représentation et des techniques d’exploration historique autonomes, avec le souci d’une Histoire «décolonisée» (Mohamed Cherif Sahli), débroussaillée et accessible au plus grand nombre. Les quatre écrits de Tocqueville sont ainsi précédés de deux textes préliminaires et explicatifs (la préface de Daho Djerbal et l’introduction de l’auteur) qui permettent au lecteur d’obtenir toutes les informations nécessaires, de comprendre certaines choses qui pourraient lui paraître confuses et, de la sorte, pénétrer aisément dans l’univers bipolaire de celui qui, considéré comme un analyste et théoricien de la démocratie, était, dans le même temps, une figure essentielle de la colonisation.
Alexis de Tocqueville était parmi les penseurs et les hommes politiques qui ont joué un rôle majeur au cours des premières années de la conquête. Ses écrits consacrés à l’Algérie révèlent combien sont importantes ses déclarations et ses prises de position sur la colonisation moderne (celle dite de la «civilisation») et ses enjeux, une colonisation à laquelle il contribue à apporter une base théorique et un socle doctrinaire. L’un des mérites du livre de Ali Ziki, c’est justement d’inviter le lecteur à jeter un regard nouveau sur les origines de la colonisation, ce qui peut favoriser une meilleure compréhension de tout ce qui s’est passé par la suite et jusqu’à la folie des Frankenstein occidentaux de l’époque actuelle. Car Tocqueville était un acteur privilégié de son temps.
Ali Ziki souligne, à ce sujet, que Tocqueville, «en accompagnant, en encadrant et en conseillant les étapes des opérations militaires de la conquête, a été l’architecte en chef de la conquête des terres, ainsi que de l’assujettissement des esprits des autres ; maniant maladroitement l’universalisme encombrant de la philosophie des Lumières et les sacro-saints principes libérateurs de la Révolution française». Alexis de Tocqueville, théoricien du colonialisme ? C’est pourtant bien lui qui écrit, s’inspirant des Romains : «Il y a deux manières de conquérir un pays : la première est d’en mettre les habitants sous sa dépendance et de les gouverner, directement ou indirectement. C’est le système des Anglais dans l’Inde. Le second est de remplacer les anciens habitants par la race conquérante. C’est ainsi que les Européens ont presque toujours agi. (...) Attirer dans ce pays de nombreux colons, tel est l’un de ses objectifs majeurs, et pour y parvenir il faut exproprier, expulser les habitants, déplacer des villages entiers afin d’octroyer aux Français les terres les plus riches» («Travail sur l’Algérie», 1841). Dans le «Travail sur l’Algérie», Tocqueville se montre résolument partisan de la politique coloniale française en Algérie. Encore plus, il affirme souscrire à la politique de terreur et de razzias menée par le maréchal Bugeaud, compte tenu des «nécessités» de la conquête. Par exemple, dans le chapitre où il se demande «Quelle espèce de guerre on peut et on doit faire aux Arabes ?», il dénonce une attitude qu’il juge trop «philanthropique» de certains de ses contemporains. Il écrit : «J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.» Et de recommander d’autres mesures extrêmes : interdiction du commerce pour les populations autochtones, expropriations massives et «ravage du pays» afin d’affaiblir davantage ces populations et d’accélérer leur anéantissement. «Quoi qu’il en soit, on peut dire d’une manière générale que toutes les libertés politiques doivent être suspendues en Algérie», recommande encore le «penseur de la démocratie moderne».
Des déclarations compromettantes et qui ternissent l’image de celui qui a été l’un des penseurs français les plus marquants et les plus brillants du XIXe siècle, surtout connu pour son œuvre magistrale De la démocratie en Amérique (en deux volumes : 1835 et 1840). Homme de lettres et homme politique à la fois, Alexis de Tocqueville (29 juillet 1805-16 avril 1859) est présenté comme un philosophe politique, un écrivain politique et un historien, et même comme le précurseur de la sociologie ! En plus de ses travaux sur La démocratie en Amérique, il s’est également rendu célèbre par son œuvre sur L’Ancien régime et la Révolution (1850). Ses importants écrits sur la démocratie ne doivent cependant pas faire oublier ni ignorer qu’il a été également auteur de travaux et rapports sur l’Algérie qui prouvent qu’il a été un théoricien du colonialisme, légitimant l’expansion française. Dans son ouvrage de traduction critique, Ali Ziki reproduit l’essentiel de ces écrits sur l’Algérie, sinon les plus intéressants : Lettre sur l’Algérie (1837), Impressions de voyage en Algérie (mai 1841), Travail sur l’Algérie (1841) et Rapport sur l’Algérie (1847). En 1837, Tocqueville fait campagne en vue de son élection comme député à la Chambre. Les deux lettres qu’il publie sur la situation politique en Algérie sont censées témoigner de ses capacités d’homme politique. Lui qui n’a pas encore mis les pieds en Algérie s’est déjà documenté sur ce pays depuis 1833 et il est convaincu qu’il est peuplé de barbares exploitables et colonisables à merci. Ce premier texte a été rédigé juste après la prise de Constantine par les troupes françaises. L’auteur appréhende néanmoins la résistance armée menée par l’Emir Abd El-Kader. Pour contrecarrer son expansion, il préconise (déjà) l’implantation de colonies de peuplement dans les territoires conquis par l’armée française. Les textes de 1837 préfigurent la pensée coloniale qui se structure et progresse tout au long du XIXe siècle. Alexis de Tocqueville s’affirme, à cette époque, comme un théoricien de la conquête des terres, traçant les étapes à suivre et conseillant les militaires. Et dire qu’il se construit, dans le même temps, une légende dorée.
En 1841, Tocqueville embarque enfin pour l’Algérie. Son voyage (mai-juin 1841) est consigné dans un journal de bord (traduit ici par Ali Ziki). Le troisième texte (Travail sur l’Algérie) a été rédigé après son retour en France. Cet important mémoire constitue une sorte de synthèse de ses lectures et de ses impressions. Il est surtout une approbation sans réserve à la politique de la domination coloniale, de la guerre à outrance et de la ruine des populations autochtones. «La fusion de ces deux populations, des Arabes et des Français, est une chimère qu’on ne rêve que quand on n’a pas été sur les lieux. Il doit donc y avoir deux législations très distinctes en Afrique parce qu’il s’y trouve deux sociétés très séparées. Rien n’empêche absolument, quand il s’agit des Européens, de les traiter comme s’ils étaient seuls, les règles qu’on fait pour eux ne devant jamais s’appliquer qu’à eux», écrit-il. Il est également utile de rappeler que la véritable conquête avait commencé dès la nomination du général Bugeaud, le 29 décembre 1840, comme gouverneur de l’Algérie. C’est alors le début d’une longue suite de massacres des populations, de déportations, de destructions, de razzias, de rapt des femmes et des enfants... Dans son Travail sur l’Algérie, Tocqueville évoque, à ce sujet, «le droit de la guerre» : «Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays et que nous devons le faire soit en détruisant les moissons à l’époque de la récolte, soit dans tous les temps en faisant de ces incursions rapides qu’on nomme razzias et qui ont pour objet de s’emparer des hommes ou des troupeaux.» En s’exprimant ainsi, il cautionne sans état d’âme les méthodes draconiennes du général Lamoricière, s’en faisant même l’avocat. Pour Alexis de Tocqueville, une telle politique, même si elle coûte une guerre longue et difficile, est le prix à payer pour que la France demeure une grande puissance en Méditerranée. L’obsession sous-jacente à l’expansion coloniale française au XIXe siècle n’a jamais quitté Tocqueville. Il avait été l’un des premiers penseurs rationalistes à considérer la conquête de l’Algérie comme une nécessité impérieuse pour éviter à la France de tomber en décadence, pour  retrouver autorité et notoriété et pour tenir son rang parmi les autres pays conquérants (telle l’Angleterre).
Après un autre périple en Algérie et une enquête sur place de quelques semaines, Tocqueville présente son Rapport sur l’Algérie (1847). Dans ce texte, il approuve les grandes  lignes de la politique «indigène» de Bugeaud tout en continuant à prôner une conception essentialiste de la civilisation (celle d’une société humaine divisée entre «civilisés» et «barbares»). C’est pourtant  le même Tocqueville qui admet, dans ce rapport, que des excès ont été commis. La duplicité et l’hypocrisie du personnage lui font ainsi écrire : «La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée, elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages. Nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé. C’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’avait été avant de nous connaître.»  De tels propos reflètent quelque peu l’ambivalence d’un Tocqueville démocrate et libéral, mais qui, par «nécessité», s’est transformé en un penseur raciste et négationiste. Cela illustre, en tout cas, combien la pensée rationaliste du XIXe siècle a évacué du domaine de l’esprit les peuples colonisés. 
Précisément, l’ouvrage de Ali Ziki aide à comprendre — à travers le cas controversé de Tocqueville — comment cette pensée triomphante (dont la philosophie occidentale moderne) rend compte de la colonisation, la justifie et la légitime. Un livre qui vient rappeler que les desseins colonialistes ont toujours prospéré grâce à des élites intellectuelles, des philosophes et autres écrivains.
Hocine Tamou

Ali Ziki, Les écrits de Tocqueville sur l’Algérie 1837-1847, éditions Dar El-Djaïza, Alger 2016, 700 DA.

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