Placeholder

Rubrique Entretien

Karima Lazali, auteure de Le trauma colonial : «La société est passée du trauma colonial au trauma social»

Entretien réalisé par Mohamed Magani
Karima Lazali exerce la psychiatrie à Alger et à Paris. De passage à Alger pour présenter son dernier ouvrage   Le trauma colonial (1), elle revient sur les  destructions et les monstruosités de l’occupation coloniale et fait l’inventaire de ses effets psychiques et physiques, matériels et immatériels, visibles et invisibles, d’hier et d’aujourd’hui. De même qu’elle examine les impacts psychiques du trauma colonial et leur destin dans les subjectivités et les structures du politique. Karima Lazali est également l’auteure de La Parole oubliée(2) et de nombreux articles traitant du rapport entre psychisme et politique.

Le Soir d’Algérie : Vous introduisez d’emblée dans votre ouvrage Le trauma colonial(1) la notion de «colonialité». Elle traverse plusieurs disciplines et a pour souci de souligner la part subjective de l’Histoire. Qu’apporte-t-elle aux travaux des historiens ?
Karima Lazali
: Vous avez tout à fait raison de souligner que je me sers de ce terme particulier pour tenter de cerner les effets du système colonial sur les subjectivités et, dans le même temps, sur la structure du politique. La colonisation est un fait historique alors que la colonialité est un système politique, social, économique précis qui est réglé par des mécanismes très particuliers. Brièvement, relevons-en quelques-uns : la pratique de l’effacement sur plusieurs plans, pratique de la disparition, meurtre de masse laissant les vivants orphelins de la sépulture de leurs morts, falsification et destruction des liens de généalogie et donc du lieu de l’ancestralité et d’ancrage pour les générations de vivants, clivage féroce entre le «nous» et le «eux», haine du pacte et des principes républicains pour lesdits «indigènes». Et surtout, volonté féroce d’abraser tout ce qui relève de l’histoire, des mythes et de l’existence de l’Algérie avant la colonisation française. La colonie de peuplement, ce qu’a été l’Algérie, visait un repeuplement du territoire par des Européens. Pour ce faire, l’effacement des traces du crime a servi d’instrument à l’expansion d’une France éternelle. Disons que le fait colonial tel qu’il est abordé par les historiens, qui sont quasiment les seuls à accomplir un travail sur cet épisode, ne suffit pas à penser les conséquences précises sur le plan des subjectivités et du lien social. Mais, surtout, il était urgent pour moi, travaillant dans les deux pays, de réfléchir à la manière dont l’effacement causé par la colonialité n’a cessé de se transmettre de génération en génération, et ce, jusqu’à ce jour. 
De 1830 à aujourd’hui, ce sont  presque deux siècles et sept générations qui se débattent en Algérie dans des blancs d’Histoire, de mémoire, d’estime. L’offense, constante de cette histoire, est le nerf de la colonialité, qui est un système, je le redis, qui vise l’éternité et la captation des individus dans l’asservissement sur la durée. Qu’avons-nous fait de cette histoire et de la manière dont elle nous traverse et tisse le soubassement de notre rapport au vivre-ensemble, à la différence, au politique, au religieux, etc. ? Voici, véritablement, les questionnements qui ont orienté ce travail de recherche. J’ai essayé d’aller à la rencontre de ces lieux intimes de la destruction, là où les archives et l’archivation (au sens de la mémoire individuelle et collective) étaient en panne.

Psychanalyse, histoire et littérature : c’est le socle triangulaire sur lequel repose votre argument. Pourquoi le choix de cette transdisciplinarité particulière pour rendre compte des effets psychiques de la longue durée coloniale en Algérie ? Les incursions littéraires sont nombreuses dans Le Trauma colonial : Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Jean El Mouhoub Amrouche, Yamina Mechakra, Nabil Fares, Tahar Djaout… Elles prennent des allures d’antidotes à l’empoisonnement de la colonialité !  Elles attestent d’un certain rôle de la littérature… et également de la psychanalyse. 
Justement, dans la mesure où la pratique de l’effacement dans la colonialité a amené à fabriquer un brouillage mémoriel durable dans le temps, il me fallait retrouver les lieux de l’intime et du collectif qui ont été impactés et comment cela s’est inscrit dans les subjectivités tout en étant difficilement accessibles pour chaque individu. Pour exemple, comment s’est construit notre rapport à la violence, à la malvie, à la fraternité complexe et difficile souvent vécue sur le versant de son impossibilité : le fratricide. L’urgence étant de retrouver ce qui s’est déposé sans pouvoir être pensé et pansé. Comprenez que c’est comme un travail d’archéologue, nous avons des bribes de récit mais n’arrivons pas à construire un récit mémoriel intime, c’est-à-dire hors de toute injonction politique qui porte la question du souvenir mais aussi la question de la responsabilité de l’individu dans son héritage. Certes, il y a eu une immense destructivité par la colonialité qui continue à nous agir en tant que citoyens mais la question centrale est  : qu’avons-nous fait de cette affaire en dehors de la plainte, de la glorification des martyrs, de la reconduction de la pratique coloniale de la disparition dans l’entre-soi ?
Et donc pour penser cela, j’ai eu recours à la littérature algérienne car il me semble qu’elle est un trésor pour la pensée et le travail de la culture. Elle occupe, jusqu’à ce jour, plusieurs fonctions : d’une part, celle de venir en place d’archivage à ce qui n’a pu s’inscrire pour tenter de sortir d’une mémoire brouillée et mise à blanc ; d’autre part, d’un refus de toute forme d’asservissement linguistique, politique, idéologique. Enfin, cette littérature, dès son émergence, a été et continue d’être un remède pour ces intériorités déchirées, qui se traduisent aussi par un collectif gravement atteint dans sa fonction de tiers, de portage et de véhicule d’un vivre-ensemble possible. Cette littérature s’est constituée comme lieu d’archivage et de sépulture. Je suis toujours saisie par l’énorme écart entre les merveilleuses trouvailles de cette littérature et le peu de cas que nous faisons d’elle, en la reléguant à n’être que de «la littérature», évitant, par là, de tenir compte de l’immense travail de pensée que les écrivains accomplissent pour les individus. Je pense que sans Jean El Mouhoub Amrouche, Mohammed Dib, Kateb Yacine et Nabile Fares, je n’aurais jamais pu rentrer dans cet univers du blanc de mémoire et de la destruction et encore moins participer à la nécessité et l’urgence de transformer ces impacts historiques en traces, mission de cette littérature. Juste à titre d’exemple récent, le livre de Samir Toumi L’effacement aborde tout autant cette question du rapport à la mémoire comme effacée pour laisser place à une captation par un national héroïque, que  sa transmissibilité aux générations. Dans ce roman, il est question d’un fils qui ne se reconnaît plus, ce qui est terrible à vivre, il dit : «Tout s’efface, inexorablement, (…) je flotte dans une atmosphère cotonneuse, où tout est flou et blanc.» Le père lui répond sur le mode de la négligence, mettant en avant que seule une mémoire officielle glorieuse importe, à laquelle il s’agit d’être asservi. Autrement dit, il encourage son fils à renoncer à toute subjectivation de cette partie de l’Histoire. Le fils ajoute : «quand j’ai évoqué mes absences et la disparition de tous mes souvenirs, il a haussé les épaules. Tu as les miens, m’a-t-il rétorqué, ils sont bien plus riches et intéressants. J’ai une guerre à t’offrir, une fabuleuse victoire et la construction d’un immense pays, que demander de plus ?» (P. 212). Vous entendez dans ce passage à la fois comment l’effacement va servir dans l’après-coup à se maintenir dans le blanc de mémoire par la construction d’une mémoire glorieuse officielle qui meurtrit la subjectivité car elle l’empêche d’interpréter à sa guise cette histoire. Mais l’auteur va plus loin, lorsqu’il fait parler un père qui n’a que faire de la détresse, du vide, du blanc de mémoire de son fils, c’est-à-dire des descendants. 

Vous avez mis en évidence le caractère inédit de la colonisation française : effacement des langues et de l’Histoire de l’Algérie colonisée, destruction des rapports à la croyance et à la tradition, et l’avez ainsi différenciée de la colonisation anglaise. Les conséquences de cette colonisation intégrale n’ont épargné ni l’individu ni le collectif. 
Oui, en effet, ces destructions ont agi sur le double registre de l’individuel et du collectif. Il est important de rappeler que la colonialité s’est instituée par la destruction du collectif tribal de l’époque. Il fallait «décimer» la tribu, mot qui se retrouve dans une lettre d’un général de l’armée et que Kateb Yacine emploie pour penser la destruction du lien tribal et ses effets d’inceste, d’entre-soi et de crime. Cette destruction du collectif est aussi passée par la disparition et le meurtre de tribus entières, il y a eu les enfumades mais aussi des meurtres de masse, et, chose moins connue, le souci, dès le début de la conquête, de «comprimer la masse arabe» (Alexis de Tocqueville) en éloignant au plus loin les tribus vers les régions désertiques et peu fertiles jusqu’à les laisser mourir de faim, ou de manque de soin (lors des différentes vagues d’épidémies). L’européanisation du territoire algérien devait passer par la destruction du collectif, y compris des écoles et des lieux de culte existant en nombre avant la conquête française. Nous avons peu accès aux institutions qui existaient avant l’arrivée de la France en Algérie. Néanmoins, le peu d’écrits existants indique une richesse et un rapport au savoir et au vivre-ensemble qu’il fallait éliminer, selon le politique français de l’époque. La politique coloniale repose sur la haine du différent et l’impossible coexistence entre l’Européen et ledit «indigène» (juif et musulman). La civilisation des Lumières a voulu se répandre en produisant le mythe d’un «indigène» obscurantiste qu’il fallait civiliser. Il y a eu des théoriciens et des penseurs de la colonialité qui ont travaillé à la justifier. Alexis de Tocqueville en fait partie. Mais aussi de célèbres écrivains comme Victor Hugo. Plus tard, dans les textes d’Albert Camus, ce grand écrivain nous livre à son insu des éléments très importants sur le fonctionnement de la colonialité : absence de «l’indigène», fascination pour la latinité du territoire à travers son rapport aux ruines romaines, impossible coexistence des communautés et de la différence.  
Jusqu’à ce jour, il existe une difficulté pour sortir de cette destruction et de cette mise à mal du collectif. La société civile a beaucoup de mal à se constituer. Les milieux associatifs peuvent fonctionner un temps, puis se délitent. Nous manquons d’archives et d’écrits pour penser tout ce qui n’a cessé de se construire depuis l’indépendance sans arriver à tenir dans le temps. Ceci donne l’impression que les projets, les associations et les institutions reposent plus sur des personnes, mais que ce qui s’est mis en place disparaît des mémoires et de la pensée avec leur départ, ne laissant rien aux générations suivantes pour qu’elles s’appuient sur leurs aînés pour inventer un héritage. Tout cela oriente vers le lieu du marasme : il y a un défaut de traces et d’inscriptions qui pourraient servir à construire dans le temps une société engagée et ayant une histoire, des luttes et des créations. Ce défaut des traces est le meilleur indicateur de comment la colonialité continue jusqu’à ce jour à structurer le politique algérien et les subjectivités. Toute la question est d’entendre et de repérer comment chaque individu entretient à son niveau ce système d’impossible archivation et transmission des traces.

La mutilation, «la mise en lambeaux» des corps et de la mémoire a été une constante de l’occupation coloniale. Vous relevez, cependant, la rareté des travaux sur les effets psychiques de la torture et leur transmission aux générations suivantes, à titre d’exemple. A quoi est dû ce blanc, ce silence, sur les effets subjectifs de la torture ?
 Depuis Frantz Fanon, il n’existe pas de travaux de psychiatre, de psychologue et/ou de psychanalyste sur la question des effets psychiques de l’oppression et de l’effacement colonial. Et ce, qu’il s’agisse de la torture qui appartient par excellence à la colonialité, ou bien de l’offense, de l’humiliation, du mépris (qui se retrouve dans l’unique mot de la langue algérienne arabe : hogra), ou bien aussi de la pratique de la disparition des corps laissés sans sépulture, qui, eux aussi, ont été les traits de la politique coloniale en Algérie. Pour ma part, je pense que le soin psychique est aussi pris dans le silence d’un blanc concernant la colonialité.
En Algérie, où nous aurions pu sérieusement nous pencher là-dessus, nous sommes restés piégés dans une occidentalisation des savoirs qui transporte avec elle la notion d’un universel qui méconnaît sa face sombre de barbarie. En France, le soin psychique obéit à l’injonction politique au silence. Il existe des travaux sur la guerre et ses effets, essentiellement autour de la Première Guerre mondiale et des travaux sur le génocide juif et arménien. Mais la question coloniale, elle, est à l’image du politique, hors pensée, hors débat et hors production suffisamment solide pour que les mentalités changent sur ce qui a été constitutif d’une partie de l’histoire française des Français. La colonialité, ici et là, reste l’impensé agissant du politique.

Singulièrement, pour vous, c’est la douleur corporelle et non psychique, qui serait à l’origine de la littérature francophone algérienne des années 40 et 50. Cette primauté étonne !
Oui, bien sûr, ce qui ne peut s’inscrire psychiquement pour cause d’effacement va se loger dans les corps. La littérature algérienne est traversée par cet extrême marquage des corps des colonisés. Songeons aux descriptions de corps dans La grotte éclatée de Yamina Mechakra, aux «déchirures» et «blessures» de la «peau» dans l’œuvre de Nabile Farès. Nous pouvons aussi nous demander ce qui est arrivé aux corps de nombreux Algériennes et Algériens qui ont succombé à des maladies organiques graves ou à des morts brusques suite à des arrêts cardiaques et des AVC dans les premières années qui ont suivi la guerre civile que je qualifie d’«intérieure». La douleur corporelle est elle aussi une constante de la colonialité à ce jour, elle indique que ce qui ne trouve place dans les récits et les mémoires se loge à la surface des corps.

La colonialité, vous la voyez à l’œuvre dans la période coloniale et dans les mouvements et idéologie nationale, elle s’est poursuivie après l’indépendance. Vous dites : «L’idéologie nationale s’est construite comme une opposition terme à terme à l’idéologie coloniale. Mais cette opposition s’est révélée n’être qu’un prolongement de son héritage.» Comment ce prolongement s’est-il produit, compte tenu du prix à payer pour l’indépendance et les sacrifices colossaux consentis ?
Eh bien, l’effacement des généalogies, les meurtres sans sépulture, le sentiment permanent que la vie humaine de l’«indigène» ne compte pas, le sentiment profond d’être hors du monde, sans histoire ou disposant d’une histoire méprisable, conduisent à se sentir n’être que «fils de personne», pour reprendre la formulation de Mohammed Dib. Entendre que, jusqu’à ce jour dans l’Algérie contemporaine, l’individu a encore besoin de faire croire qu’il est «le fils ou le fils de flenn (c’est-à-dire untel)», laisse perplexe. C’est là une façon de dire que, contrairement à la majorité des Algériens, il a échappé à «l’orphelinage» (M. Dib) et qu’à ce titre, il est donc quelqu’un. Vous voyez, c’est en cela que la psychanalyse est d’un apport inédit dans le fait d’entendre et faire résonner les énonciations actuelles de l’intime avec ce qui du «passé ne passe pas». 
Le besoin d’être «enfant de…» pour masquer ce terrible sentiment de n’être personne». Or, si vous méconnaissez cette offense coloniale, la formule être fils ou fille de paraît absurde puisque nous sommes de fait toutes et tous les enfants d’au moins deux personnes…
Pour revenir à la littérature, ce trou généalogique se retrouve aussi chez Jean El-Mouhoub Amrouche, lorsqu’il écrit que les Algériens sont frappés au niveau de  «l’ascendance comme de la descendance». Ce terrible gouffre dans l’assise identitaire va faire que vous finissez par vous identifier à ce qui vous a opprimé et détruit car, au moins là, il y a du familier pour éviter le trou noir. Nous avons tendance à penser à partir de la guerre de Libération ; or, j’essaye de tenir compte d’une mémoire transgénérationnelle qui remonte à la guerre de conquête. La guerre de Libération a été l’expression d’une dégénérescence de la colonialité. Malgré l’immensité des pertes, nous sommes déjà à la fin du système. Dans mon livre, il s’agit de penser l’accumulation des pertes destructrices et la déperdition du sentiment du vivant depuis la conquête, ce que nous avons tendance à mettre de côté. Alors que cette première guerre a été inaugurale et terriblement hémorragique sur plusieurs plans, disparition qui serait de près d’un tiers de la population, destruction voulue et manifeste des institutions, des lieux de savoir et de culte, destitution de la part ancestrale du lien tribal, et donc de la référence et de l’ancrage. 
Ces différentes formes d’effacement superposées ont mené à un profond sentiment d’illégitimité qui a structuré le sentiment du «national» dès l’émergence des premiers mouvements nationaux. Ce sentiment-là reste actuel, d’où l’appel constant à la légitimité historique et/ou religieuse pour gouverner qui a induit très tôt une guerre interne fratricide au cœur du national. Songeons à la place qui a été accordée à Messali Hadj par son élimination stricte des mémoires. De ce parricide, le fratricide n’a cessé d’être un outil d’élimination en interne de Abane, Khider, Boudiaf, pour ne nommer que quelques-uns. A vrai dire, ils sont très nombreux à avoir été victimes de fratricide direct ou indirect. L’élimination, l’évacuation et la mise en prison ou exil sont des variantes du fratricide. Toute notre histoire nationale mérite d’être lue à partir de la pratique du fratricide. Je montre dans mon livre comment ce fratricide va conduire à une guerre intérieure sanglante dans les années 1990 avec pour exemple paradigmatique la manière dont les familles ont été déchirées et divisées entre le frère islamiste dit «terroriste» et le frère policier.
Jusqu’à ce jour, l’élimination dans l’entre-soi du pouvoir politique reste un mécanisme de la gouvernance. La population est privée d’informations et surtout d’avoir son mot à dire et de participer au débat. Le fratricide est la scène invisible du pouvoir politique. Il y a eu en parallèle de la guerre de Libération, une guerre de l’entre-soi que nous méconnaissons dans ses détails. Or, si nous disposions de plus d’informations, cela nous permettrait de mieux comprendre et penser comment une société entière va basculer dans une guerre intérieure, qui, au final, était là très tôt, dès les années 1940, avec l’élimination du père du fondateur du nationalisme algérien qui a été propulsé dans un fratricide ininterrompu.

La tradition, qui servait de médiation entre l’individu et les institutions, est actuellement mise à mal par la moralisation du religieux, et cette mise à mal s’est renforcée par ce que vous appelez le dispositif  LRP (langue, religion, politique). Sommes-nous encore dans la colonialité ?
 En effet, la question se pose : à défaut d’avoir fait dans plusieurs disciplines de véritables travaux de recherche suffisamment solides pour pouvoir changer les mentalités et surtout inventer une nouvelle orientation du politique qui laisserait place à une succession de générations, il y a eu reconduction d’une gouvernance clivante dans laquelle la citoyenneté relève d’«un titre vide» (Fanon). 
L’individu est en souffrance dès qu’il est exposé aux institutions qui ne constituent pas des lieux de protection et de considération, mais des lieux où la hogra vient comme unique réponse aux questions légitimes du citoyen. Cela dans un contexte où le collectif est malade et la société civile très boiteuse dans sa constitution. Ce n’est pas faute de volonté. 
La question majeure pour moi est : comment participe-t-on de cette gouvernance chacun à notre niveau en s’accommodant de petits arrangements dans l’ombre, à l’image du pouvoir politique et de ses petits arrangements familiaux ? Il y a un moment où Frantz Fanon écrit : «Les gouvernés ont les gouvernants qu’ils méritent.» A mon sens, cela interroge la complaisance intime que chaque individu a vis-à-vis du système qu’il entretient quand bien même il le dénonce et s’en insurge. Poser cette question de la responsabilité de chaque individu est le premier acte d’humanisation et de sortie à l’endroit de la scène invisible du pouvoir politique. Sans cela, nous demeurons à notre corps défendant prisonniers d’une plainte infinie qui masque une position d’objet, en accordant à l’autre (du colonial et du pouvoir politique) une toute-puissance à laquelle chaque individu contribue. Vous connaissez cette formule que presque tous les individus emploient face à un problème dans ce contexte algérien où s’adresser aux institutions met en péril : ma ta’arefch wahed / Connaîtrais-tu quelqu’un ? Vous voyez que les petits arrangements sont utilisés comme quelque chose de salutaire, là où les institutions sont source de péril et de dangers pour les citoyens. Mais en même temps à se tenir dans cette logique, d’une part, le système des petits arrangements et donc de la corruption se prolonge. La corruption devient une pratique intime et collective pour se sentir quelque peu protégé. Et d’autre part, avec cette logique, nous ne pouvons pas espérer contribuer à changer les institutions en faisant respecter leurs fonctions de tiers et de protection. 
Au final, à défaut de considération, chacun invente ses débrouillardises avec un système qui se délite mais ne semble pas prêt à changer. C’est en cela que, lorsque je parle du politique dans mon livre, il s’agit de l’entendre dans un double sens du pouvoir politique et du politique en chaque être humain, puisque nous y contribuons dès notre jeune âge. Frantz Fanon apporte un éclairage précieux là-dessus lorsqu’il explique que «le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence d’être un persécuteur». A méditer.

Au fil de l’analyse et des investigations, l’on s’éloigne de la colonialité, que pour en revenir très vite, si je puis dire ; le trauma colonial nous conduit au «trauma social» qui est la continuation du premier dans notre société présente. Que faire pour sortir de cette «damnation coloniale» ? Vous préconisez un retour à Frantz Fanon.
C’est une très bonne question : que faire pour sortir de «la damnation coloniale» ? Ouvrir l’espace public au débat, à la pluralité des voix, des points de vue, des histoires, forcer une participation citoyenne en renonçant chacun à son niveau à nos petits arrangements (facile à dire mais très difficile à assumer au quotidien face à des questions parfois urgentes et graves). Mais, aussi et surtout, encourager et soutenir toutes les formes de production artistique sans avoir besoin d’être «fils ou fille de», qu’il s’agisse de la littérature dans les trois langues, du cinéma, du théâtre, de la danse, de la peinture, etc. Je crois que l’urgence est là. Il y a un grand dynamisme et une soif de vie chez les jeunes générations qui, malgré l’inertie ambiante, luttent pour maintenir de la tension et de la créativité. Pourquoi ne sont-ils pas encouragés alors que le salut pourrait venir d’eux ? Ils et elles peuvent réinsuffler du vivant dans une société mélancolique qui, en effet, est passée du trauma colonial au trauma social, c’est-à-dire des déflagrations profondes qui se sont tellement bien incrustées dans les subjectivités et le lien social que nous en oublions le fait que cette destruction a d’abord été extérieure avant d’être devenue parfaitement intériorisée et agit maintenant dans l’entre-soi.
Nous avons vu comment, hélas, le traitement de la guerre intérieure par le silence, l’injonction à l’amnésie et l’absence de justice et de procès qui implique la société civile dans son ensemble, est en étroite résonance avec l’armistice des crimes coloniaux et le silence massif en Algérie sur la part intérieure de la guerre de Libération. Ce constat est effrayant. Nous en sommes donc à la troisième guerre (guerre de conquête, guerre de Libération, guerre intérieure). Le moment ne serait-il pas venu de laisser place à l’invention pour les nouvelles générations, leur faire confiance dans leur soif de vie et surtout fabriquer une société dans laquelle les mots avenir et espoir sont les langues de la nation ? De ce point de vue, une lecture actualisée de Frantz Fanon est vivifiante en cessant de le réduire à sa position cadavérisée de militant pour entrevoir ses apports de psychiatre humaniste dans le vif de ses rencontres avec les opprimés que nous sommes encore dans notre rapport aux institutions, au vivre-ensemble.
M. M.

Karima Lazali, Le trauma colonial, Koukou Editions, Alger 2018.
Karima Lazali, La parole oubliée, Erès, Paris 2015

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder