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Rubrique Entretien

AMIN ZAOUI : «L'écriture romanesque est la sœur jumelle de la liberté»

Entretien réalisé par Saïd Aït Mebarek
La liberté, la religion, la tolérance, la laïcité, la culture et l’identité ainsi que la femme et la perception du corps avec tous les tabous qu'il suscite dans un imaginaire social dominé par la pensée religieuse sont des questions qui constituent la substance et la matière première de l'œuvre et de la pensée du romancier et essayiste Amin Zaoui. Un projet littéraire sur lequel il  revient dans cet entretien réalisé en marge de la vente-dédicace qu'il a organisée, samedi dernier, à la librairie Cheikh de Tizi Ouzou,  autour de son essai La boîte noire de l'islam, publié dernièrement chez Tafat Editions. L'auteur de Le dernier juif de Tamentit donne un éclairage instructif sur les mutations et les ruptures qui irriguent le champ littéraire algérien actuel, le roman d'expression française, en particulier, façonné par une nouvelle génération d’auteurs dont les textes charrient  de nouvelles orientations esthétiques et thématiques. Osant la contradiction, Amin Zaoui rétorque à Rachid Boudjedra. Son brûlot Les contrebandiers de l'histoire et ses sorties polémiques sont symptomatiques, selon lui, d'une rivalité œdipienne qu’entretient le père de L'escargot entêté avec ces jeunes auteurs, notamment Kamel Daoud. Une fierté pour l'Algérie, considère A. Zaoui.

Le Soir d'Algérie : Beaucoup de monde à la signature de votre essai La boîte noire de l’islam. Pourquoi ce livre sur l’islam et pourquoi  un tel titre?
Amin Zaoui : La boîte noire est cet instrument qui contient les codes permettant de connaître les raisons de la chute et du crash d’un avion. J'ai voulu par cette construction métaphorique, par ce jeu de mots, attirer l'attention sur les blocages que vit le monde musulman dans beaucoup de domaines. Le monde musulman est dans cette configuration de la  chute dont les conséquences catastrophiques sont visibles dans plusieurs  situations, notamment dans la place réservée à la femme, dans notre société. La boîte noire de l’islam est un livre écrit de façon pédagogique, il s’adresse surtout aux jeunes. Il parle d’une réalité bloquée sur le plan religieux. Le livre est un plaidoyer pour la laïcité et contre l’intégrisme et l’islamisme. 
Dans notre société,  l’amalgame est entretenu entre laïcité et athéisme. J’ai essayé de faire œuvre de pédagogie politique et intellectuelle pour faire passer des messages et expliquer ce que recouvre réellement ce concept qui n’est nullement, comme le prétendent certains, une arme dressée contre l’islam et la religion. C’est plutôt une manière de préserver la religion en la séparant de l’Etat. La condition peu enviable réservée à la femme est la conséquence de ce blocage/chute. On ne peut prétendre à la modernité sans la valorisation de la femme, de son rôle social, et de sa visibilité sur les plans politique, économique, culturel, scientifique, etc. 
L’Histoire, la nôtre, est l’autre aspect abordé dans le livre. Nous sommes, malheureusement, aliénés vis-à-vis de notre histoire ; nous sommes trop orientaux, nous regardons beaucoup vers l'Orient et nous avons oublié que nos racines sont berbères, africaines et nous sommes aussi des Méditerranéens. Nous nous sommes contentés d’une petite fenêtre pour regarder et être soumis à l'Orient et nous avons oublié que nous pouvons regarder vers le Sud, le Nord et l’Ouest. 
A travers mon  livre, j’ai essayé de libérer le lecteur de cette vision aliénante qui consiste à ne regarder que vers l'Orient. J’ai aussi abordé la question de la diversité et de la pluralité. Nous sommes un pays fort grâce à la diversité de sa composante humaine et de sa pluralité sur les plans culturel et linguistique. La langue arabe, le tamazight, le français et l’arabe dialectal sont des atouts qu’il faut défendre parce qu’ils constituent la richesse et la force de l’Algérie. Privilégier l’enfermement linguistique et culturel, comme c’est, malheureusement, le cas aujourd’hui, revient à tirer notre société vers le bas et de la maintenir dans un état d’immobilisme et de stagnation. Mon livre condamne aussi la Charia. 
C’est quoi la Charia si ce n’est qu’un mélange des interprétations du Coran et des hadiths du Prophète, et ces interprétations sont à l’origine de la confusion que nous vivons non seulement sur le plan spirituel et religieux mais aussi dans la pratique politique et nos comportements quotidiens.

La question de l’islam revient souvent dans vos écrits (romans, chronique ou essais). Pourquoi vous êtes à ce point habité par tout ce qui a trait au sacré et à la religion ?
Je considère que la religion comme pratique, c'est-à-dire la religiosité, est un danger pour la société et le vivre-ensemble. Si je focalise sur ces deux aspects (religion et religiosité), en partant du fait que toutes les sales guerres  sont les guerres sacrées, elles sont menées au nom de la religion. 
La religiosité est la cause principale du mal que connaissent les régions de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Le démantèlement des institutions, le sous-développement, l'arriération s’expliquent par ce phénomène de la religiosité et de l’islam politique.

La femme, la liberté, l’identité, la culture sont aussi des sujets omniprésents et repris de façon presque systématique.
Effectivement. J’ai une vingtaine de romans qui sont au cœur de mon projet d’écriture qui centralise d’abord la femme. Je suis convaincu qu’aucune société ne peut avancer sans la femme. Malheureusement, chez nous, la femme est encore marginalisée, elle est considérée comme un élément de décoration, une potiche ornementale, comme on dit.
Aussi, je travaille beaucoup sur le corps qui est, pour moi, l’équivalent de l’âme. Malheureusement, nous avons une culture basée sur la «hachma», la pudeur. Une attitude qui est en porte-à-faux avec la littérature qui, elle, ne s’accommode pas avec la pudeur ; la création littéraire étant plutôt synonyme de dévoilement, c’est l’art de dire ce qui est beau sans tabou, sans faux semblant. Les tabous, ce qui est réprouvé par le politiquement correct, sont au cœur de mon travail…

Il y a une part d’impertinence dans vos choix esthétiques, vous aimez subvertir et provoquer…
Oui, tout à fait. La provocation est une partie de la littérature. C’est Kateb Yacine qui a dit que la littérature sans provocation n’est pas une littérature. Mais à condition d’en faire un bon usage dans son texte, il faut que la provocation fasse corps avec le processus de création. On ne provoque pas pour provoquer. On provoque pour accompagner le lecteur dans la découverte de la liberté, de la modernité et des questions philosophiques.

Cette façon d’écrire et d’aborder vos sujets ne plaît pas à tout le monde. Certains vous reprochent, comme à Kamel Daoud,  de produire une littérature de commande, vos romans ne s’adressent pas aux lecteurs algériens.
L’écriture romanesque est la sœur jumelle de la liberté. Personnellement, je n’écris pas pour un lecteur précis. J’écris pour un lecteur qui peut me lire que ce soit en Algérie ou partout dans le monde ; mes romans sont traduits dans treize langues y compris en chinois. Je ne réponds à aucune commande, mon seul souci, c’est la liberté, c’est elle qui guide et inspire mes choix et mes sujets d’écriture qui sont puisés du milieu et de la société où j’évolue. 
L’écrivain russe Tolstoï a atteint l’universalité en racontant des histoires vécues ou inspirées de son contexte social local dans lequel il était émergé. Quand je dévoile les travers de ma société, ce n’est pas pour plaire aux autres, c'est pour faire état de ma tristesse, c’est pour dénoncer et alerter le lecteur qu’il soit algérien ou étranger sur des situations et des problématiques qui sont inhérentes à l’être humain.

Que répondez-vous à Rachid Boudjedra qui se fait justement le porte-voix de ce genre de critiques ? Il a dit publiquement que Kamel Daoud a écrit Mersault contre-enquête pour plaire à l’establishment littéraire français.
Personnellement, je considère que Rachid Boudjedra est un grand écrivain. Je le respecte beaucoup dans le texte. Surtout dans le genre romanesque. Je trouve que son essai polémique qu’il a intitulé Les contrebandiers de l’histoire (R. Boudjedra s’attaque dans ce pamphlet à certains écrivains algériens, qui, à ses yeux, s’adonnent dans leurs romans à la falsification de l’histoire de l’Algérie et à la réalité de la société algérienne, Ndlr) ne vaut rien devant son dernier roman, La dépossession. 
Sur les raisons des positions de Boudjedra et de ses attaques contre certains écrivains algériens, je pense qu’il s’agit d’abord d’un problème de générations. 
Selon moi, il éprouve comme un refus de la nouvelle génération de romanciers qui arrivent sur la scène littéraire algérienne ; il est dans une espèce de rivalité œdipienne face à ces jeunes romanciers. Il y a ensuite, je crois, chez Boudjedra, qui a publié une trentaine de romans, une sorte de frustration, du fait qu’il n’a jamais reçu de prix littéraire en France ni ailleurs. 
Même pour ses romans écrits ou traduits en arabe. Mon avis est que les grands écrivains ne doivent pas attendre les prix pour être reconnus. Les sorties médiatiques de Rachid nuisent à sa personnalité littéraire en tant qu’un auteur qui a marqué le champ littéraire algérien. Il a dû jouer le jeu des médias en s’attaquant à Kamel Daoud. Meursault contre-enquête, que j’ai lu à l’état de manuscrit, est un très bon roman. Je suis fier que l’Algérie ait enfanté un écrivain aussi talentueux que Kamel Daoud.

Peut-on parler d'une orientation esthétique nouvelle dans le roman algérien avec l'arrivée de cette nouvelle génération de romanciers ?
Tout à fait. Il y a une rupture par rapport a la littérature des Kateb Yacine, Boudjedra et d'autres romanciers des générations précédentes. 
Les romanciers de la génération actuelle qui ont appris le français au sein de l'école algérienne ont une sensibilité linguistique par rapport à cette langue qui leur est propre.

Présidentielle et cinquième mandat : 
l’avis de l’écrivain Amin Zaoui

«Je considère que le système politique a le droit de continuer. C’est un droit démocratique. Mais présenter un candidat affaibli et amoindri par l’âge et la maladie n’est pas bon pour l’image de l’Algérie.
Cela pose un problème d’ordre éthique et politique. Nous avons besoin d’une nouvelle génération de dirigeants, qu’elle soit du pouvoir ou de l’opposition. Aujourd’hui, on est en train de jouer sur la provocation de la rue. Le danger, si la rue bouge pour protester contre cet état de fait, est que les islamistes vont sauter sur l’occasion. Ils vont, en quelque sorte, nationaliser la rue et la récupérer à leur profit. Il faut que l’Algérie passe à un autre niveau politique et donne sa chance à une autre génération.»
Propos recueilli par S. A. M.

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