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Rubrique Entretien

LA NOUBA EN DEUIL Plus loin avec Hamdi Benani… la muse… !

Entretien réalisé par Dr. A.G/Friha
La lyre, muse des poètes de l’antique Grèce, a pour pendant dans le monde musulman le luth, instrument têtracorde que le musicien fait vibrer sur ses genoux. Pour qu’il n’arrive pas au luth arbi ce qui est arrivé au rabeb andalou — qui est en voie de disparition parce qu’il n’y a pas eu de successeurs aux grands maîtres, Hamdi benani s’est assuré une brillante relève qui, depuis des lustres, est devenu l’un des maîtres incontestés de cet instrument à cordes à côté du violon (kamanja). Reste que dans tout le pays, les «luthistes» se comptent sur les doigts d’une main, car il s’agit d’un instrument à la structure complexe et extrêmement difficile à maîtriser. 

Ses notes sont pour hamdi benani ce que les gestes sont pour le chorégraphe. Elles sont ce régulateur qui vient rythmer différemment nos coups de cœur, donner à l’amour ses pulsions ailées, au bonheur la légèreté de l’oiseau, à l’ennui les sanglots de l’automne, à l’emportement la cadence de vagues déchaînées. Pour en traduire le mouvement, Hamdi benani utilise le luth et sa caisse de résonance fait ressortir au mieux les nuances et les subtilités de l’émotion dès son jeune âge, et depuis 1956, année à laquelle Hamdi benani  avait fait ses premiers pas dans le domaine de la musique.
Ce fut alors avec l’assistance du grand maître et célèbre instrumentaliste, le regretté Mostefa Belfraj surnommé Cheikh Sani, en compagnie de S’leimene Largueche dans la vieille ville de Bouna. C’était grâce à lui qu’il avait acquis les connaissances des règles et les origines de l’art. Ce fut également grâce à lui que Hamdi Benani a appris à se servir de façon méthodique du luth, pour finalement être conquis passionnément, auquel il réserva et consacra tout son temps, et il s’y spécialisa enfin… Il y achèvera ainsi son perfectionnement artistique avec l’assistance des gardiens du temple de l’École de Bouna, tels que Me Boukhroufa, les H’cène Chaouch, Ould Guelbi, Bouchemal, Goômor, Triki, Hacène, Bouhara, Bouchama, Derdour, etc. auxquels il demeure redevable des connaissances sur l’origine de la musique andalouse. Ce qui lui permet de se créer un style nouveau de musique basé sur des règles et l’inspiration. Il fonda alors son premier orchestre en 1959. Tout son espoir était de rassembler et tenir des réunions et des rencontres d’artistes : musiciens, hommes de lettres et de culture, poètes, historiens, etc.
Ainsi il acquit une grande réputation, qui dépassa les frontières du pays, ce qui lui permit de se rendre aux coins les plus reculés de la planète en tant qu’artiste virtuose et ambassadeur de la musique algérienne représentant officiellement l’Algérie dans les jumelages ou les festivals à caractère culturel et artistique, dans le cadre spécifique des échanges culturels interpays ou sur invitation pour faire savourer les différentes conceptions de la musique algérienne. Ce qui le mènera au Canada, en Corée du Nord, au Sénégal, Belgique, Allemagne, toute la France, Moscou, Samarkand, Libye, Tunisie, La Martinique , Espagne, etc. 
En revanche, il a pu acquérir de larges connaissances et expériences en visitant les conservatoires, les instituts, les écoles et groupes artistiques de pays étrangers. C’est à cœur ouvert que Hamdi benani nous parle de son palmarès époustouflant, de son itinéraire extraordinaire, de son parcours si riche et nous relate de mémoire tous ses longs et lointains voyages ainsi que ses prestations artistiques de marque et de haute qualité.  
Après s’être remémoré les souvenirs de presque toute une vie consacrée entièrement à l’art, Hamdi  benani nous pria gentiment de le suivre, pour pénétrer dans une curieuse chambre qu’il surnomma El maksoura. En effet, nous fûmes bien surpris, stupéfaits et très étonnés devant le spectacle qui s’offrit à nos yeux : un petit musée de vidéothèque, audiothèque, discothèque, bibliothèque, des bandes magnétiques et disposant d’une grande photothèque qui regorge d’images de tous les artistes algériens contemporains. Tantôt il est à côté de tel artiste, tantôt dirigeant ou faisant partie de tel ou tel orchestre. Une multitude de photographies très anciennes, quelques-unes accrochées à même le mur, représentant des visages et des êtres pratiquement inconnus… 
Par ailleurs, d’autres toiles de peinture là, pêle-mêle, sur lesquelles on pouvait voir des portraits peints à la main par des artistes-peintres tels que le portrait de l’Agha Khan, peint par son père Mostefa Benani, celui de son oncle Mohamed Benani, dit «P’tit», le fidèle compagnon de M’hammed Ould El Kourd et celui de Cheikh Belloucif le grand-père de Madame Benani, sa respectueuse et respectable épouse et d’autres par des artistes inconnus eux aussi. 
Ce qui poussa notre curiosité jusqu'à poser la question sur l’identité de tous les personnages qui semblaient avoir un grand intérêt pour Hamdi benani puisqu’il les gardait précieusement et jalousement dans un lieu presque sacré… C’est alors qu’il nous répondit : «Ce sont là les vrais artistes qui ont tracé et écrit l’histoire de notre musique algérienne. Ils sont là devant nous et personne n’a eu l’audace de nous les faire connaître… Ailleurs, dans tout pays qui se respecte, on aurait sans doute gravé leurs noms ou écrit des livres sur eux ou même réalisé des films sur leur vie artistique qu’ils ont complètement vouée à l’art pour que nous, artistes algériens, profitions de leurs recherches, de leurs expériences, de leurs sacrifices et sans doute de leurs souffrances… Et il m’a fallu quelques bonnes années pour ramasser toutes ces photos et toutes ces œuvres ainsi que certains manuscrits S’faïn et pratiquement introuvables. J’ai dépensé beaucoup d’énergie pour réunir les renseignements et retracer l’histoire artistique de tous ces personnages qui ont joué un rôle crucial et vital afin de sauvegarder notre identité, notre authenticité et notre originalité culturelle et artistique de notre patrimoine musical qui subit actuellement de bien curieuses transformations. Mais ce que je souhaite à l’instant même, c’est qu’on prenne en considération notre initiative. Pour que tout le monde puisse profiter de nos efforts et de nos résultats quant à l’esprit de créativité qui n’est d’aucune utilité si elle ne prend pas les dimensions qui lui permettent de voir le jour… Je ne vous cache pas que je suis sincèrement très inquiet à propos de cette riche et exceptionnelle collection, un trésor inestimable, regroupant, entre autres, tous les pionniers de notre musique traditionnelle : berbéro-arabe et andalou-turque. Qu’arrivera-t-il à tout cela après ma mort ?» 
 Une question vraiment embarrassante pour certains et qui restera, sans nul doute, sans réponse. Il nous regarde puis marque un temps d’arrêt de réflexion, comme s’il avait dit une abstraction, reste quelques secondes pensif et absorbé par ses idées avant de se décider à nous répondre : « … La musique andalouse ? Sa force est en elle-même ! Si elle a vécu et s’est développée durant ces derniers siècles, c’est qu’elle est à même de vivre jusqu’à la fin des temps, ou du moins elle vivra tant qu’il y aura des Algériens sur terre !…» Alors, Hamdi benani tira quelques notes plaintives de son luth avant d’entamer un mode (tabâ) que nous croyons être ezzeidene et de nous avouer : «Certains instruments-clés de la musique andalouse sont malheureusement tombés en désuétude. Non pas par obsolescence, mais parce que plus aucun instrumentiste ne sait plus en jouer...» Parmi eux, il en cite trois (03) : el oud ârbi (luth arabe), errabeb et el qanûn (cithare).
Lorsqu’il parle du rabeb — instrument central dans cette musique, son regard s’assombrit et l’on ressent beaucoup de tristesse dans sa voix. Il avoue mélancoliquement : «Très peu de jeunes s’adonnent aujourd’hui à l’apprentissage de ce noble instrument qui fut, jadis, le quasi-apanage des orchestres…» 
Ressentant chez Hamdi benani un grand besoin de s’extérioriser, de s’exprimer, de parler, de dire ce qu’il a sur le cœur à propos de cette musique et de ce patrimoine culturel dont il reste, avec quelques rares artistes (déjà âgés), le dépositaire, nous l’avons invité à répondre à nos questions.

A. G./Friha : Maître Benani, l’on sait que le luth reste un de ces instruments aussi nobles qu’anciens qui font, en grande partie, l’identité de la musique andalouse. Comme vous nous l’avez expliqué, cet instrument, avec quelques autres, est en train de tomber en désuétude, lentement mais sûrement, faute de relève chez les jeunes musiciens aujourd’hui. Quelles sont vos impressions à ce sujet ? 
Hamdi Benani : J’estime être, avec toute modestie aujourd’hui, un des quelques élèves en Algérie qui se sont réellement et véritablement consacrés au luth pour en sauvegarder et perpétuer l’entité culturelle. Cet instrument, très riche par ailleurs, s’est mis en veilleuse un peu partout parce que les gens, aussi bien les auditeurs que les instrumentistes, n’en perçoivent pas ou plus l’importance dans le contexte culturel de la musique andalouse. Je crains fort, qu’avec le temps, un jour, l’on oublie complètement jusqu’au souvenir des notes extraordinairement riches qu’on peut tirer du luth. 
L’environnement musical moderne a malheureusement fait que certaines valeurs classiques de la musique sont tombées, dénaturées ou dépassées par la recherche aveugle du renouveau. 
Le luth, ce vieil instrument gréco-perso-arabe, fait de moins en moins de connaisseurs. Et par conséquent, perd de plus en plus de son auditoire et de sa place dans les orchestres de musique. Si les jeunes aujourd’hui ne s’y mettent pas, les moins jeunes ne pourront rien, parce que l’âge fait son œuvre et ceux qui sont dépositaires du savoir d’hier viendront demain à disparaître, et avec eux partira une grande partie de la culture andalouse dans le monde.

Faites-nous une présentation technique de cet instrument...
Le  luth est un instrument de musique originellement gréco-perso- arabe. Toutefois, il a, à travers le monde, quelques cousins similaires en structure et en spécificité, très ressemblants. Cependant, le luth en tant que tel a conquis le monde arabe il y a très longtemps. Par ailleurs, il est un instrument ouvert qui s’harmonise à tous les autres instruments qu’ils soient à cordes ou à anche.
On retrouve ce genre de luth en Tunisie, à Annaba et Constantine. Il jouit d’une large audience, de même en Europe, plus spécialement en Roumanie. Dans les Balkans, il porte le nom de kabza. 

Dans ce contexte historique et culturel, quel jugement émettez-vous sur la musique moderne, comparativement à la musique traditionnelle ? 
 Si l’on se réfère aux notions généralement admises chez nous, aux concepts véhiculés par la plupart des gens, on entend par musique moderne toute musique qui, dans son essence, reste une imitation ou une espèce de calquage sur la musique occidentale. Or, l’on sait que la musique dans son essence est universelle et sans frontières ! Ce qu’il y a de fixe et d’inamovible, c’est la structure, les règles de base et la charpente technico-artistique de la musique. Viennent s’y greffer alors l’identité et le cachet culturel du pays où cette musique est perçue et consommée. Pourquoi n’existerait-il pas une musique typiquement, viscéralement et profondément algérienne, sans aucune allusion ? C’est à mon avis d’autant plus réjouissant que parmi ces jeunes-là on trouve des gens très bien instruits, très bien cultivés, en somme des jeunes qui promettent beaucoup pour l’avenir et la relève en matière de musique andalouse. 

Quel âge a la musique andalouse à peu près ?
Elle doit avoir plus de 8 siècles, ce qui n’est pas mince ! Forte par son âge même, cette musique a traversé les siècles et tenu bon face aux courants, aux bouleversements de l’histoire et l’injure du temps. Elle est arrivée chez nous par le biais d’une tradition orale et d’un apprentissage hérité de génération en génération, comme un legs sacré. Partant de ce postulat, on peut lui prédire un avenir encore florissant, mais dans la seule mesure où elle reste — comme c’est le cas heureusement aujourd’hui — perçue et sentie comme une culture à part entière, comme un patrimoine national qu’il est absolument impératif de sauvegarder pour en assurer la transmission aux générations futures.

Pourquoi parlez-vous de mémorisation ?
A l’époque, il n’y avait pas de solfège. Ce dernier n’a été introduit en Algérie qu’à travers la création des premiers conservatoires de musique au début des années vingt. Mais l’accès à ces conservatoires était interdit aux Algériens. Ces derniers se contentaient d’apprendre la musique andalouse par mémorisation. Chez nous, à Annaba, il fallait attendre les années trente pour introduire des cours de solfège au sein de l’association d’arts dramatiques et de musique el mizhar el bouni (la lyre bonoise) grâce à l’apport du grand musicologue maître  Boukhroufa  Allaoua Ben Tahar et les années quarante au sein de l’association Echchabeb el Bouni  (La jeunesse bonoise) grâce à M. Youcef Douadi, sans omettre bien sûr les regrettés et défunts H. Derdour et Bouchama. Mais on peut être un bon instrumentiste sans connaître le solfège. 

Aussi, quels enseignements tirer du présent et face au futur ?
Comme je l’ai dit, il faut que les autorités concernées prennent des mesures urgentes pour assurer la pérennité de la musique andalouse à travers tout d’abord ses propres éléments constitutifs, c’est-à-dire les instruments eux-mêmes. Je citerai le qanun, le luth mais davantage le rabeb qui a pratiquement disparu. Et par voie de conséquence, la musique elle-même risque fort un jour d’être déclarée en état de danger, parce que ses supports typiques se trouveront dépassés, oubliés, confinés au registre des obsolescences et consignés dans les musées. Je dis et je persiste que la musique andalouse est un formidable patrimoine culturel que nous devons œuvrer à consolider, à sauvegarder et à élever aux cimes de l’éternité parce que l’histoire ne nous pardonnera pas demain d’avoir failli à cette musique noble envers nos enfants, lesquels enfants, aujourd’hui, commencent déjà à oublier (s’ils ne l’ont jamais vu !) ce qu’est un qanun, un luth, un rabeb ou s’nitra…

Revenons maintenant au luth, comment l’avez-vous découvert ?
Les instrumentistes qui jouent du luth sont rares. En raison de ses tétracordes, de la difficulté qu’on a à les accorder et de la complexité à le maîtriser. Il ne faut pas de précipitation, c’est un instrument qui nécessite beaucoup de patience. En Algérie, les luthistes  se comptent sur les doigts d’une main. Au début des années 1956, et grâce à l’aide et aux orientations du regretté maître Cheikh Belfraj Mostefa, surnommé «Sani», et Largueche S’leimene», je jouais d’abord au luth. Depuis, mon plus grand ami c’est le luth. Quant au luth arbi, il ne nous en reste déjà que de beaux souvenirs. Il est à plaindre que cet instrument de haute qualité ait disparu petit à petit au fur et à mesure que ses maîtres disparaissent. Nous nourrissons un espoir de voir nos futures générations s’intéresser davantage à ce luth antique et lui faire retrouver sa place d’honneur d’antan et son âge d’or. Ce vieil instrument qui hantait les nuits et accompagnait les chanteurs garde ainsi toute sa vitalité. 

Alors que la lyre des anciens Grecs se joue verticalement, le luth se joue latéralement mais tous deux ont en commun d’être des instruments à cordes tendues sur une caisse de résonance...
C’est une variante. Tous ces instruments font partie de la même famille. Mais en fonction de son climat et de son tempérament, chaque ère de civilisation a sa propre lyre. Ce que nous appelons luth arbi est d’origine arabe.

El Kendi, El Farabi et Zyriab ont, sans nul doute, écrit sur le luth...
C’est Zyriab qui a ajouté la cinquième corde au luth ayant pour appellation Errouh (l’âme ou l’esprit). Quant au Farabi ou El Kendi, on raconte que c’est l’un des deux qui aurait découvert le qanun. Et d’après une vieille légende, un roi des temps anciens aurait perdu un fils et n’aurait pas voulu l’enterrer. Un jour, les côtes de son squelette se mirent à chantonner comme une lyre. Mais la vérité historique est que le qanun est d’origine persane.

Ibn Rumi disait au sujet du rabeb : «Ce n’est que corde sèche, bois sec et peau sèche, mais en sort la voix du bien-aimé.» 
Quand le wajd en tant qu’émotion et extase est présent chez le musicien, cela provoque tout naturellement le tarab chez son auditoire. Quant à la belle voix, elle est un don de Dieu, comme la belle écriture. Il y a la voix en or, la voix en argent, la voix de cuivre et celle de terre. C’est le fameux quatuor vocal constitué par le soprano, le ténor, le contralto et la basse. Nous avons maintenant de belles voix parmi les jeunes. Quant au rabeb, ancêtre du violon, il était en principe tenu par le chef d’orchestre. Il est beaucoup plus utilisé dans la musique classique à grand spectacle que dans les festivités familiales. Ignoré des Grecs, cet instrument d’origine orientale fait son entrée en Espagne au VIIIe siècle avec les musulmans. En Algérie, particulièrement à Tlemcen et sa région, il reste l’instrument favori qui a le privilège de faire entendre et assurer la basse de l’orchestration mélodique en musique andalouse. Il bat tous les temps et évite les valeurs longues grâce à son archet lourd et court. Pour décrire cet instrument antique, qui risque de disparaître complètement, Alexis Chottin le compare «au corps de lièvre avec son dos arrondi et comme accroupi, son ventre creux muni d’une table de peau, son poitrail étroit ajouré et orné de 2 ou 3 rosaces (kamratte ou wardate). La monture est faite de 2 grosses cordes en boyau de mouton, s’appuyant en haut sur un sillet arrondi, confectionné dans un roseau de gros diamètre. L’archet, très lourd, porte une mèche de crins de cheval».  
Généralement, il a la forme d’un grand sabot pourvu uniquement de 2 cordes (bou watraine), accordées en quinte (sol/re ; raml/maya), émet des sons graves et rauques d’une remarquable puissance d’expression, tout en y ajoutant la grâce un peu surannée mais toujours charmante d’une tonalité d’accompagnement répondant à l’octave inférieur. Cet instrument, très répandu à Tlemcen et ses environs, est en bois de noyer creux, surmonté dans sa partie supérieure d’une plaque de cuivre ciselée et dans sa partie inférieure d’une peau de chèvre, l’ensemble ornementé d’incrustations en nacre ou en ivoire. Nous avons surtout à Tlemcen et sa région des noms de grands musiciens qui ont été associés au rabeb tels que Cheikh Larbi Ben Sari. Après leur disparition, on se demande qui saura lui rendre sa considération et sa place d’honneur. Les craintes que nous formulons à l’égard d’une éventualité malheureuse et certaine de la disparition du rabeb sont nos craintes aussi pour la disparition de deux autres instruments de base en musique andalouse, en l’occurrence le qanun et le luth arbi. Il est impossible d’évoquer les noms de ces trois instruments, sans prendre de dispositions pour les sauvegarder, ainsi que de jeunes potentialités qui assureront leur pérennité, afin de donner un nouveau souffle à ce riche héritage. D’ailleurs pour votre information, l’Association des amis et élèves de Hassen El Annabi s’est donné l’obligation d’introduire le rabeb à un certain moment pour attirer le public algérien vers ses propres cultures, et pour atteindre le but acculturatif escompté, vu le caractère pédagogique qui prédomine dans cette flamboyante association. Donc, il serait plus intéressant que cette association soit auréolée par des slogans visant, entre autres, la sauvegarde de ces trois instruments qui voués la disparition. Pour que cet héritage ancestral puisse ressusciter dans une nouvelle génération, un caractère didactique s’impose à toute association de ce genre. De même pour que ces associations puissent revêtir un caractère éducatif, il faut en profiter pour former des jeunes instrumentistes qui assureront la pérennité à ces trois instruments traditionnels et classiques particuliers de la musique andalouse, en vue de les promouvoir. 

Votre généalogie musicale semble avoir deux ramifications : occidentale, par votre participation à l’orchestre «Habanera» de Marcel Salvati, et andalouse par le luth d’origine orientale...
Ce n’est pas l’origine de l’instrument qui importe, mais la fibre que lui imprègne le musicien. Que l’instrument vienne de Chine ou d’Europe, c’est le musicien qui finit par le dompter, en faire ce qu’il veut. Ton identité d’Algérien finit par transparaître, par-delà l’instrument qu’il soit el guembri africain, qanun persan ou luth oriental, peu importe l’origine. 

Qu’est-ce que le luth arabe (el oud arbi) ?
Depuis les temps les plus reculés, l’homme en a saisi la portée et le pouvoir ensorcelant de la beauté. En effet, le berger invoque la nature en jouant de sa flûte, et les tribus, au cours des cérémonies et fêtes, expriment leur joie par des danses, des chants et en jouant du tambour…
Ainsi se constituèrent les instruments de l’orchestre, la musique devenant alors une activité collective où chacun donne du sien et s’emploie à ce que son instrument apporte à l’art une contribution maximum.
Parmi ces instruments, il en est un qu’admire ma génération et que les générations précédentes ne pouvaient se passer d’écouter, c’est le luth arbi. Les Grecs, les Persans et les Arabes (el barbat) l’avaient connu. Le temps, pas plus que l’invention subséquente de nombreux instruments, n’a pas amoindri la faveur dont il jouit. Il est l’image du premier amour que l’on n’oublie jamais. Ainsi a-t-il gardé sa jeunesse malgré son âge plusieurs fois millénaire et s’est-il taillé une place considérable dans les annales de l’éternité.
Il s’agit d’un instrument têtracorde majestueux, le plus ancien des instruments dont le volume en forme de demi-poire diffère d’une pièce à l’autre, est utilisé soit pour imposer la tonalité, soit pour accompagner le chanteur. Son architecture sonore, si l’on peut dire, ses murmures, telle une onde musicale chatoyante, se répandent à larges flots surtout dans la mise en valeur d’un istikhbar, cette sorte d’improvisation sur les modes où les combinaisons des sonorités instrumentales rehaussent le style essentiellement vocal du soliste. 
En plus de la précision du trait et de la force expressive, le luth demeure le seul instrument à imposer et à régler le rythme des objets à percussion. Il demeure soltane el alette (le roi des instruments). Il en existe deux genres, el oud charki et el oud el arbi» (Iidên au pluriel).
El oud el arbi, confectionné avec du bois de chêne, contient quatre cordes doubles, trois sont accordées en quarte, en quinte et en octave. La dernière est accordée en sixte. Les deux premières cordes sont métalliques, les deux autres, on les fait aujourd’hui en nylon. Avant, elles étaient en boyau et de quatre couleurs différentes en rapport avec les quatre tempéraments. Ces cordes ont pour appellations :
- El bem (la/h’ssine)
- El mathleth (re/maya)
- El mathna (sol/raml)
- Ezzir (do/dheil)
Il faudrait peut-être ajouter que cette répartition, qui est presque toujours observée de nos jours, trouve son origine dans la théorie de «l’Harmonie universelle platonicienne», recueillie et développée par l’éminent musicologue arabe El Kendi (mort en 862 de l’ère chrétienne). Cette théorie stipule que les quatre cordes du luth exprimeraient les quatre humeurs ou tempéraments humains : le phlegme, l’atrabile, le sang et la bile respectivement et auxquels correspondent les moments de la journée suivants : 
- de minuit au lever du soleil
- du coucher du soleil à minuit 
- du lever du soleil à midi
- de midi au coucher du soleil
Sa table d’harmonie (essdar : poitrine ou wajh : figure), tandis que sa caisse de résonance (essandouk ou el gassâa) d’une envergure de 40 à 45 cm, est taillée d’un bois très fin de préférence le noyer ou l’érable. Il est dit de cet instrument qu’il permet de distinguer l’excellent instrumentiste de l’amateur. En effet, un seul instrumentaliste bien expérimenté peut jouer de ce luth arbi. 
Le timbre est très délicat. Il se joue au moyen d’un plectre ou médiator de préférence une plume d’aigle (erricha) portée entre le pouce, l’index et le médius de la main. On le joue en position latérale, posé sur les genoux. Bien qu’il soit une source de plaisir pour les amateurs et les personnes éprises de musique, il se fait beaucoup remarquer par l’auditeur ordinaire que certains autres instruments, car il est caractérisé par une sorte de modestie et de délicatesse. Il mugit et il rugit, mais il ne hulule ni hennit comme le violon. 
Le son du luth est plutôt comme des gouttes de pluie qui font revivre dans les cœurs ce qui semblait mort, en transformant l’automne en printemps et couvrent de verdure leurs déserts.

Que dites-vous des hommes qui représentent les piliers de la musique andalouse ?
L’histoire de la musique andalouse a connu des périodes très fertiles où cet art s’est bien développé. Aussi, son épanouissement par le passé a-t-il attiré l’attention de nos artistes contemporains et les a encouragés à s’y intéresser de plus en plus et toujours de plus près, de façon à ce que leurs œuvres soient une relance de l’art andalou. Nous avons apprécié à leur juste valeur les œuvres de certains grands renoms et nous avons pu nous en réjouir pleinement. Nous nous demandons finalement pourquoi des obstacles sont dressés en face du développement de la musique andalouse. Elle qui exprime le plus nos valeurs spirituelles et artistiques devrait bénéficier d’un large soutien aussi bien de la part des amateurs que de la part de certaines institutions spécialisées, voire même de mécénat. 
Nous pouvons nous inquiéter du sort de la musique andalouse dans les temps à venir face à ses pertes non compensées par ses chanteurs les plus expérimentés. On constate en effet que la mort d’un bon nombre de chanteurs a laissé un très grand vide au sein des orchestres de musique andalouse. Il est à préciser ici que les chanteurs assurent en effet les transitions et l’union entre les différentes s’nai d’une nawba. Pour accomplir cette tâche, un chanteur doit développer une capacité vocale et artistique qui lui permettrait de parfaire les transitions selon les règles de l’art. 
Un grand nombre d’artistes ont embrassé cette spécialité qu’est le chant et réussi à faire apprécier la musique andalouse à une audience qui allait de grandissante. On ne manquera pas la présente occasion pour rendre un vibrant et grand hommage à ces quelques grands regrettés de chanteurs disparus.

Et les recherches dans le domaine musical ?
Je trouve qu’il est nécessaire de reconnaître aux générations passées les efforts qu’elles ont faits et les possibilités qu’elles ont créées pour un développement artistique et intellectuel, malgré leur pauvreté en ce qui concerne les moyens et les possibilités matériels dont elles disposaient. Ainsi, j’attire l’attention publique sur la musique andalouse pour générer des discussions en tenant compte du fait que la musique andalouse est un héritage qui appartient au peuple et qu’il appartient à ce même peuple le droit de le comprendre et de le discuter. 
Tout naturellement, parce qu’il s’agit d’un domaine riche et sombre à la fois, dans ce chemin, nous sommes heurtés à plusieurs questions qu’il fallait résoudre.
Finalement, face à une situation où les sources et les références dignes de foi se sont faites rares. Je conclus qu’il faut se référer d’une part aux haffada et aux reporteurs et, d’autre part, aux expériences personnelles dans le domaine de la musique. D’où la nécessité d’encourager la recherche, qui est le fruit donc des expériences artistiques et de possibilités matérielles conjuguées, qui peut réussir comme elle peut échouer. Cependant, quel que soit son couronnement, j’espère qu’elle aidera à frayer le chemin pour des recherches sérieuses en musique andalouse et qu’elle contribuera à renforcer les bases d’un art qui a été longtemps ignoré par ceux-là mêmes qui sont intéressés directement. J’espère, en dernier lieu, que cette interview saura stimuler tout étudiant et tout chercheur à participer à cette marche artistique et à faire progresser notre renaissance artistique sur des bases scientifiques, historiques et littéraires. 
Et comme disait le Pr Alexis Chottin : «Commencer donc par mieux connaître ce passé que vous dédaignez. Car, avant de construire du neuf, il faut savoir comment l’ancien était fait. Et vous ne vous renouvellerez que dans la mesure où vous aurez renoué avec la tradition.»
 
Et si on vous demandait le dernier ouvrage que vous avez lu ? 
Le dernier ouvrage que j’ai lu est intitulé  «Le malouf, ses composantes et ses compagnons de route» du regretté et défunt H’ssen Derdour ; l’une des sommités musicologiques et des figures culturelles les plus connues sur la scène artistique et culturelle annabie et nationale. Cet illustre écrivain, historien et personnage éclectique, d’une sagesse inouïe, a valorisé notre immense patrimoine.
Un livre unique en son genre dans la musicologie algérienne, une œuvre colossale, une véritable encyclopédie, car il constitue un outil pédagogique, didactique et scolastique et représente un produit de haute teneur esthético-culturelle. Fort de 462 pages en langue française, c’est un précieux guide pour nous tous. Il se veut assurément un ouvrage de référence considéré comme un document rare, précieux, complet et remarquable de rigueur, authentique testament pour les générations montantes.
Dans ce livre, l’auteur a réussi à donner au malouf ses véritables lettres d’or et de noblesse sur fond de nostalgie. Cet ouvrage a l’avantage de mettre en évidence les grandes étapes de vulgarisation de cette musique classique, relaté son origine, son développement et ceux qui ont contribué à la pérennité de cet héritage depuis Baghdad, Cordoue, Grenade, Séville, Valence, Majorque, le Maghreb, etc. pour en faire une musique à l’échelle méditerranéenne en la transmettant d’une génération à l’autre. Par ailleurs, ce livre nous révèle les faits historiques de cette musique et nous fait découvrir un art aux richesses insoupçonnables dont pourraient profiter de nouvelles générations : une anthologie du malouf. Etant la fierté de Annaba, H’ssen Derdour et sa mémoire sont toujours vivants, présents et immortels dans les cœurs des natifs annabis. J’évoque les mérites de ce grand homme qui a consacré toute sa vie au service des arts et de la culture, pour lesquels il s’est voué corps et âme.
 Et pour mettre en exergue tout l’intérêt de cet ouvrage, en lui rendant un grand, vibrant et chaleureux hommage : « À tout seigneur, tout honneur.» Donc Annaba a été et reste un lieu privilégié des cultures et des civilisations et nul ne peut lui renier son passé historique. Elle a dans son passé enfanté de grands artistes et écrivains disparus, mais qu’elle ne peut oublier.

Pourriez-vous nous présenter votre famille d’esprit ?
M’hammed, Felfoul, Bouchama, Derdour, Raymond, Sylvain, Triki, Oum Kelthoum, Mohamed Abdelwaheb, Farid Latrèche, Ouadii Essafi, Tahar Gharsa, Hacène Laaribi, Mozart, Salim H’lali, Elifrit, Khmais Ternane, A. Hafez, Ouarda, Bethoven, B. Haïchour, Tchaikovsky, Fergani, Hacene El Annabi, Abdelwaheb Doukali, Abdelkrim Dali, El Ghafour, Bensari, Wahbi, Kheznagi, Bentobal, Bensaïb, Cheikh H’ssouna, Berrachi, Rahmani, Jelloul, Boughamza Bouhara, Ould Guelbi, Dr Salah El Mehdi, Pr Mahmoud Guettat, Hamza, Jouini, El Anka, El Ankis, Laamari, Guerouabi, Chaou, Aziouiez, Ali Mabrouk, Abdesslem, Darssouni, Sadek Lebjaoui, Clayderman, Andre Rieu, N. de Angelis, A. Safta, S. Rezki, S. Henni, S. Charki, F. Benkalfat, Pr Azouz Benani, Pr Ahmed Benani, le grand rebabiste Abdelhai Benani, Nouri Koufi, Rym Hakiki, Si Abdelkader Toumi et toi-même bien évidemment ; … et j’en passe.

En conclusion, qu’est-ce que vous suggérez ?
 Il ressort de notre analyse que si la musique andalouse s’était développée en Algérie, c’était grâce, avant tout, au facteur humain. La décadence de cet art est une conséquence de l’absence de la scène artistique d’hommes qui nourrissent de l’enthousiasme pour cet art, qui croient à la sainteté de leur mission et qui œuvrent, en conséquence, à lui assurer l’immortalité. Cet art, dont l’âge est de plus de 8 siècles, s’était assuré l’admiration des populations algériennes de toutes les couches, précisément grâce au dynamisme et au dévouement des érudits, des compositeurs et des instrumentistes de la musique andalouse. Ces hommes d’une foi inébranlable ont su faire apprécier leur art aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. 
Par ailleurs, nous devons œuvrer tous ensemble pour protéger cet art qui est l’une des caractéristiques spécifiques de la personnalité algérienne et lui assurer toute l’aide matérielle nécessaire qui lui permettrait de s’ouvrir sur des horizons nouveaux et plus larges. Cependant, on ne peut pas manquer d’observer que la musique andalouse traverse, de nos jours, une crise alarmante. D’une part, on remarque une pauvreté des moyens nécessaires pour l’enregistrement et la conservation de cette musique. Il faut avouer que les associations créées partiellement à cet effet ne peuvent à elles seules mener à bien les tâches qui leur sont assignées. D’autre part, il est à regretter que les études scientifiques et techniques en musique andalouse connaissent une certaine stagnation. L’art andalou repose sur des bases scientifiques, techniques, artistiques et littéraires qu’il ne faut surtout pas méconnaître. L’artiste zélé et consciencieux devra même faire de son mieux, par le biais d’études et de recherches, pour développer et élargir les horizons de cet art.

Un dernier mot aux lecteurs et quel message leur adressez-vous ? 
Je souhaite les contacter dans une étude très détaillée et me voici donc au stade de réaliser cette promesse en préparant mes méticuleux et passionnants «Mémoires» qui sont le souvenir de mon odyssée musicale à travers ce monde. Dès lors, je me suis penché sur la préparation de cet ouvrage intitulé «Maâ Hamdi Benani fi bahri el aghani». Ceci m’a préoccupé durant longtemps, étant donné que j’avais le vif désir d’acquérir leur satisfaction. J’y ai introduit, d’une part, tout ce qui intéresse les personnes qui possèdent la curiosité d’avoir une connaissance sur l’art et la musique.  
J’ai voulu, d’autre part, faire de cette œuvre un ouvrage qui contiendra ma vie artistique et mon palmarès, de telle façon que le lecteur puisse saisir l’opportunité, l’importance et l’utilité des expériences vécues. J’espère que cet ouvrage portera en lui-même toutes les explications nécessaires et suffisantes. Toutefois, ce qui m’a comblé de joie et d’enthousiasme, c’est ton incitation, tes encouragements et ton soutien indéfectible, l’estime et l’éloge d’un nombre considérable de mes chers collègues que je tiens à remercier et leur exprimer ma gratitude. Comme je tiens à remercier également toutes les bonnes volontés qui contribuent à édifier et enrichir notre bibliothèque musicale et combler ainsi le vide dont souffre l’enseignement musical. Je souhaite et j’espère aussi être à la hauteur de cette tâche, afin d’emporter avec mérite la satisfaction des grands artistes et mélomanes qui constatent et apprécient ce projet que je réaliserai, alors que celui-ci n’était qu’un simple rêve et espoir, et ce, après tant d’efforts et de sacrifices qui seront couronnés par le succès et la grâce de Dieu.
Puisse Dieu nous guider dans la bonne voie et couronner notre tâche de succès… Amine...
A.G./F.

 

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