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Rubrique Haltes Estivales

Les moutons de Panurge

Visiblement, rien n’a changé depuis le 12 janvier 2006, date de publication de cette chronique sur la dénaturation de la grande fête de l’Aïd. Je peux même dire que ça a empiré ! Voici l’avant-dernière chronique des «Haltes estivales» de cette année, quinze jours avant une reprise qui s’avère laborieuse d’autant plus que nous avons épuisé toutes les cartouches de notre bande de munitions labellisées «Espoir !» Tout indique que l’oligarchie va s’appuyer sur les extrémistes religieux pour maintenir la pression sur les patriotes honnêtes et progressistes qui veulent un autre avenir pour nos enfants. Mais rien ne dit que le front des luttes citoyennes et syndicales va se laisser faire…
Quand vient l'heure du mouton, le pays se fige dans une pause barbecue prolongée qui sent les abats grillés et les arômes de la cuisine d'antan, à une époque où la viande n'était pas l'ennemie du pauvre. A l'heure du mouton, on s'oublie dans la grande bouffe et vas-y que je mange, déguste, avale et croque et vas-y que je m'empiffre à satiété ! Après avoir subi les mauvaises odeurs émanant de la cage d'escalier, après avoir valsé sur la paille souillée qui jonche les escaliers depuis quelques jours, après avoir été agressés par le spectacle de désolation qu'offrent nos villes à l'approche de cette fête, nous voilà arrivés au bout de nos peines : c'est l'heure du sacrifice. 
On égorge la bête là où on peut : dans les terrains vagues, les balcons, les terrasses, les caves et même dans les salles de bains ! Il faut accepter ce sous-développement chronique sans broncher. Il faut même applaudir ce retour au moyen-âge car, si tu ne le fais pas, tu es taxé d'ennemi de la religion. Pourtant, ce que nous remettons en cause, ce n'est pas l'acte, ô combien symbolique, du sacrifice rituel en hommage au geste d’Abraham, mais la manière barbare et sauvage dont nous le faisons. Comme si 2006 n'était qu'à quelques encablures de ces époques obscures au mode de vie primaire. Des siècles où l'on ne connaissait pas encore toutes les commodités de la vie moderne et son organisation sociale qui permettent mille autres solutions ! Les Bédouins qui vivaient dans le désert avaient leurs rites et leurs habitudes. Ils ne connaissaient ni immeubles, ni égouts, ni abattoirs, ni électricité, ni gaz, ni tant d'autres conforts encore qui facilitent notre vie et la rendent moins polluée par le manque d'hygiène qui caractérisait ces époques lointaines.
En 2006, il est tout simplement aberrant de transformer des immeubles en bergeries, comme il est scandaleux d'autoriser la consommation de la viande sans contrôle vétérinaire, même si les autorités lancent des campagnes pour que les citoyens fassent examiner leurs moutons par les services spécialisés. Mais, dans la pratique, qui le fait réellement ? Et, en supposant que l'on ait envie de le faire, les moyens de transport, réduits à leur plus simple expression le jour de l'Aïd, le permettent-ils ? En discutant de tout cela avec quelques citoyens sortis faire une petite balade pour digérer la viande ingurgitée quelques heures plus tôt, j'ai eu des réponses du genre : «C'est la religion qui le veut», «il ne faut pas changer nos habitudes» et tant d'autres affirmations qui sont certainement sincères mais qui ont l'heur de me plonger dans un pessimisme profond, d'autant plus que ce sont les plus jeunes qui trouvent tout cela «normal» ! Sommes-nous réellement en train d'évoluer, et ce progrès, dont les discours officiels nous abreuvent quotidiennement via l'Unique, n'est-il pas qu'une simple poudre aux yeux cachant une réalité plus amère ?
Ces Algériens qui croient maîtriser les outils de leur siècle et progresser comme les autres peuples ne sont-ils pas finalement que de gros bébés s'abreuvant goulûment aux deux mamelles d'une fausse modernité : la télé numérique piratée et le téléphone portable «bipeur» ! Des gens qui trouvent normal de transformer les immeubles en porcheries sont-ils mentalement modernes ? Les réponses que j'ai eues lors de mon mini-sondage de rue prouvent en fait qu'un amalgame est entretenu à bon escient autour de ces questions où le sentiment religieux est convoqué en permanence pour empêcher toute réflexion libre. Le sacrifice de l'Aïd se fait dans de nombreux pays musulmans sans pour autant que cela porte atteinte à la propreté des villes. Vivre dans un milieu urbain moderne impose des règles et une discipline qui ne sont pas de rigueur dans les zones rurales. Et si la tendance générale, depuis l'indépendance, est à la «ruralisation» de nos villes, n'est-il pas temps de réagir pour stopper le désastre ? Et que l'on ne vienne pas nous raconter que l'on égorge les moutons dans les gratte-ciel de La Mecque, de Riyad ou de Dubaï ! Et sans aller jusqu'à reproduire les procédés imposés à nos émigrés dans certains pays européens, nous pouvons nous intéresser à ce qui se fait dans les pays arabes et musulmans qui protègent leurs cités urbaines contre de telles agressions ! En attendant, il ne serait pas superflu d'ajouter quelques commentaires sur cette fête de l'Aïd qui s'éloigne progressivement de ses nobles objectifs. Et ces prêcheurs qui protègent en fait les immenses intérêts des maquignons de circonstance, ces donneurs de leçons qui culpabilisent toute personne voulant vivre son Islam dans la réalité du XXe siècle, ne seraient-ils pas plus crédibles s'ils nous entretenaient de l'obligation faite au musulman de partager son mouton avec les plus démunis ? Qu'ils nous expliquent donc ce penchant moderne de nombreuses familles à congeler les morceaux de viande au fond des freezers au lieu de les distribuer, tous frais, à ceux qui ont perdu le goût de la viande ! Et c'est parce qu'une telle solidarité n'existe plus que les plus pauvres s'endettent pour offrir à leurs enfants la bête du sacrifice. Las d'attendre un geste de ces nouveaux riches, le petit ouvrier, le smicard, le chômeur, la femme de ménage n'hésitent pas à racler le fond de leurs poches ou demander des prêts ruineux à leurs patrons, juste pour dessiner ce sourire si pur sur les visages défaits de leurs enfants, juste pour apporter un peu de chaleur à ces chaumières froides et austères.
Alors, au lieu de jouer les gars scandalisés par des propos dénonçant la grande porcherie qui s'installe lors de ces fêtes, qu'ils dénoncent l'indifférence de l'individualisme, plaies ouvertes dans le corps de l'Aïd ! Et puis, ce pays qui nous offre un spectacle si désolant en ces premiers jours de l'année 2006, n'est-il pas aussi celui où la pensée rationnelle et scientifique recule chaque jour au profit du charlatanisme, du maraboutisme et d'une nouvelle mode de mystification qui réinstalle tous ces fléaux combattus par le réformateur Ben Badis et sévèrement réprimés par la Révolution ? Pour peu que l'on comprenne la nécessité de se ressaisir avant qu'il ne soit trop tard, il est possible de vivre son Islam dans la tolérance et la modernité, comme des citoyens d'un pays ancré dans son siècle. Loin des bigoteries des nouveaux politiques qui, après avoir perdu la bataille de la terreur, s'incrustent dans les pores d'une société sujette aux plus folles bouffonneries, avec la complicité et le soutien d'anciens politiques qui tirent les ficelles du jeu. 

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