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Rubrique Ici mieux que là-bas

Dehbia dans le tumulte des jours

Ses cheveux blancs, épais, tirés en arrière forment un casque protecteur qui lui confère l’allure d’une déesse égyptienne. Son visage émacié semble taillé avec délicatesse dans un bloc d’albâtre et son regard serein, un peu triste, éclaire un sourire complice et bienveillant. Telle est, ou plutôt telle était Dehbia Djellil, une femme à l’élégance naturelle, sobre et dépouillée, toute en finesse au physique comme au moral. Dehbia n’est plus, elle vient de nous quitter après une longue lutte contre la maladie, un mal qu’elle a eu la pudeur de ne dévoiler qu’à de rares confidents, dont je n’étais pas.
Dehbia était une figure du Paris des milieux de la littérature, de la télévision, du cinéma algériens et plus largement nord-africains et moyen-orientaux. Elle a participé à des figurations dans quelques films de son ami palestinien Elia Suleiman. Elle était l’une des rares femmes de la communauté algérienne à tenir un bistrot. Le sien s’appelait La Grappe de Montorgueil, un établissement situé dans le quartier des Halles, ce que l’on appelait alors le ventre de Paris, du nom du roman éponyme d’Emile Zola. Son café était, disait-on, le véritable centre culturel algérien car s’y retrouvait toute l’Algérie artistique, intellectuelle et créative. On y croisait Kateb Yacine, Issiakhem, Mourad Bourboune, Nourredine Saadi, Fellag, et tant d’autres comédiens, journalistes, cinéastes, universitaires, dont la plupart étaient ses amis. Elle y organisait des débats, des séances de dédicaces, des concerts. Elle fit aussi du mécénat discret pour aider nombre d’artistes jeunes ou moins jeunes. Elle œuvra notamment à la résurrection artistique de Cheikha Rimiti, la diva du raï traditionnel.
C’est son ami Malek Alloula qui me l’avait présentée lorsque je cherchais des témoins pour un film documentaire sur le rôle des cafés dans l’immigration algérienne. « Ça tombe bien, me dit Malek, Dehbia est fille de cafetiers algériens et elle-même gérante de café. » Elle accepta aussitôt l’idée de témoigner, mais la présence des caméras lors des repérages l’intimidait au plus haut point. Elle avait souhaité que ceux-ci aient lieu dans un café de son choix, l’un de ses fiefs en quelque sorte. En cette occasion, elle nous confia que le café était son biotope, un écosystème qui la constituait de telle sorte que, même après sa cessation d’activité, elle continuait à y prendre tous ses repas, petit-déjeuner compris. Sur le plateau de tournage, d’emblée, elle s’attira la sympathie de toute l’équipe. Lorsque le film achevé fut projeté dans diverses salles à travers l’Algérie, la France et au-delà, il se trouvait toujours quelqu’un pour louer la force de sa présence. C’est que Dehbia témoignait d’un vécu d’une telle densité qu’elle captivait tous ceux qu’elle croisait.
Déjà, ses origines étaient loin d’être banales. Son père était originaire du village kabyle de Makouda. Il était arrivé en France dans les années 1930. Il avait toujours travaillé dans les bars, barman d’abord puis gérant au début des années 1950. Le père de Dehbia avait toujours été militant, résistant à l’occupation nazie en France durant la Seconde Guerre mondiale avant de s’investir dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Au sortir de la guerre de 39-45, il rencontre Marie, une juive polonaise dont toute la famille avait péri en camp de concentration. « Une rencontre improbable, dit-elle. C’était des êtres ballottés par l’Histoire qui sont devenus des oubliés de la Grande Histoire. » Ensemble, ils acquièrent un petit café, Les caves de la treille. À peine 20 m2, un comptoir, deux tables et un juke-box. C’est dans ce «boui-boui», comme elle le nomme, qu’elle grandit, contrainte de faire ses devoirs appuyée sur le juke-box. « J’ai préparé mon bac dans ces conditions, au milieu du bruit et même des bagarres. Bac que j’ai eu d’ailleurs, précise-t-elle fièrement. »
Le café était l’un des points d’ancrage du FLN pendant la guerre de libération. « Je me souviens que je retranscrivais les cotisations dans mon cahier d’écolier.» Elle avait 7 ans, lorsqu’un homme fit irruption dans le minuscule bistrot. Avant de s’enfuir par la porte de secours, il lui jeta son arme en passant. Instinctivement, elle la ramassa et la cacha. Lorsque les policiers entrèrent à leur tour, ils furent surpris de trouver cette petite fille. « As-tu vu quelqu’un passer ? » « Bien sûr que non», répondit-elle . Ce fut, selon ses dires, sa première action militante. Elle assista aussi à l’arrestation de son père, militant de la première heure, qu’elle visita au camp du Larzac où il fut un temps incarcéré.
Ce sont là quelques bribes de la vie foisonnante de Dehbia. Si toute vie est un roman, la sienne mérite amplement que l’on en témoigne. Elle fut sollicitée par un cinéaste et aussi par un bédéiste de renom qui prévoyait de transcrire sa biographie dans un roman graphique. Le destin en a décidé autrement. Paix à son âme !
A. M.

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